Pour répondre au « Manifeste contre le nouvel antisémitisme », rédigé par Philippe Val, publié dans Le Parisien du dimanche 22 avril et signé par près de 300 personnes, je m’exprimerai, et c’est la première fois, en tant que juive. Ce n’est pas de gaité de cœur, tant je ressens cela comme une réduction de moi-même.
Car si c’est une part de mon identité, de l’histoire et de la mémoire dont j’ai hérité, c’est une part seulement. Certes, j’ai beaucoup écrit sur la mémoire juive, ses aléas et son histoire, à une époque où cela n’allait pas de soi et en me sentant bien sûr concernée. Mais j’ai toujours revendiqué une identité plurielle, française, juive, parisienne (j’aime tant cette ville), femme de ma génération faite d’expériences et de souvenirs partagés, socio-anthropologue attirée par la diversité du monde et bien d’autres choses.
Rien d’exceptionnel, nous sommes tous et toutes pluriel(e)s. Si je me résous à m’exprimer de cette façon, malgré tout, c’est parce qu’il y a urgence. Et parce que je sais que cette parole peut être (un peu) plus audible, (un peu) plus acceptable, ce qui justement me désole. Car cela, déjà, est un symptôme : ce manifeste intimide et délégitime la critique, a fortiori si elle vient d’une personne non juive, et plus encore d’une personne de culture ou de foi musulmane. Comment oser discuter un manifeste qui défend les Juifs face aux attaques qu’ils subissent ?
Nul hasard d’ailleurs si dans les quelques textes courageux que j’ai pu lire, dont celui, formidable et douloureux, de Claude Askolovitch, il faut commencer par acter qu’il y a de l’antisémitisme dans ce pays et que des crimes antisémites y ont été perpétrés. Cette réalité est indéniable et grave. Mais l’on sent bien aussi que c’est un préalable indispensable pour ne pas être soupçonné de la minorer, par complaisance ou, au mieux, naïveté. C’est sans doute aussi pour ce préalable que certain(e)s ont signé, sans trop réfléchir (du moins faut-il l’espérer). Or, ce manifeste est pernicieux.
D’une part, parce qu’il enrôle le combat contre l’antisémitisme dans une revendication nationaliste et une captation identitaire dont il n’a que faire. Et d’autre part, parce qu’il agite la vieille et dangereuse thématique de la « concurrence des victimes », en opposant deux populations, au nom d’une hiérarchie des préjudices. D’un côté la lutte contre l’antisémitisme, juste, nécessaire, dans l’ombre portée de la Shoah. De l’autre la dénonciation, jugée exagérée, voire injustifiée, de l’islamophobie, qui « dissimule les chiffres du ministère de l’Intérieur : les Français juifs ont 25 fois plus de risques d’être agressés que leurs concitoyens musulmans. »
Las, « la bassesse électorale calcule que le vote musulman est dix fois supérieur au vote juif. » Selon cette comptabilité, cela pourrait empirer, d’où cet « avertissement solennel » selon lequel « La France sans les Juifs, [ne serait] plus la France ». Et son envers subliminal, mais explicite chez quelques signataires de ce manifeste : la France submergée par le « grand remplacement » musulman, ne serait plus la France. Les uns enrichissent le pays, son histoire et sa culture, ce qui est indéniable et a été longtemps nié. Les autres l’envahissent, et cette symétrie inversée est infâme, niant qu’à leur tour ils l’enrichissent.
Si le poids des chiffres ne suffit pas, on y ajoute le poids des mots : il s’agit « d’une épuration ethnique à bas bruit au pays d’Émile Zola et de Clemenceau ». Bref, il y a de vraies victimes, juives, et de fausses victimes, musulmanes, parmi lesquelles se recrutent les bourreaux. Ce face à face mortifère ne peut qu’attiser les peurs et les haines en prétendant les combattre. Le péril est là.
Par Nicole Lapierre. Publié le 24 avril 2018 sur son blog Médiapart.