Une pétition, publiée dans Libération le 19 février 2025, a dénoncé des propos que j’ai tenus lors d’un colloque organisé par l’Union juive française pour la paix (UJFP) et le collectif juif décolonial Tsedek, à l’occasion du 80e anniversaire de la découverte et de la libération d’Auschwitz. Je réponds ici à cette pétition diffamatoire. Suivi d’un message de Sylvain Cypel aux initiateurs de la pétition, expliquant pourquoi il refuse de la signer.
Lors d’un colloque consacré à la commémoration d’Auschwitz, organisé par l’UJFP et Tsedek, j’ai déclaré : «Gaza va supplanter Auschwitz dans ce qui relève de la métaphore de la cruauté absolue» et «la mémoire d’Auschwitz apparaît comme une espèce de crachat à la figure des Palestiniens». J’ajoutais que je ne m’en réjouissais certainement pas, mais que je le constatais et le comprenais.
Une tribune-pétition publiée par Libération le 20 février m’accuse d’avoir, par ces propos, exprimé « l’idée qu’Israël fait pire que le nazisme ».
Cette interprétation relève de la spéculation malveillante, car si j’avais pensé et voulu exprimer cette idée, je l’aurais exprimée. Ce n’est pas le cas.
J’ai voulu prendre acte d’une réalité, à savoir que la mémoire de la Shoah est sans cesse invoquée par les autorités israéliennes pour justifier les crimes commis contre les Palestiniens, et singulièrement le carnage commis à Gaza, en nazifiant le Hamas, comme elles le faisaient il y a peu de l’OLP et du Fatah. Les auteurs de la tribune évoquent à juste titre l’« utilisation frauduleuse de de la mémoire de la Shoah par les gouvernants israéliens », mais semblent en faire un détail alors que c’est l’essentiel, car c’est bien cet usage idéologique qui marque les consciences.
Ce ne sont pas les juifs qui ont à répondre de cette boucherie, mais les Israéliens, de même que c’est le Hamas qui doit répondre des atrocités commises le 7 octobre, un acte terroriste, un crime de guerre « sans excuse mais pas sans cause » (J-L Bourlanges).
La comparaison Auschwitz Gaza est tenue pour scandaleuse par les auteurs de cette tribune, lesquels semblent oublier en l’occurrence que comparer n’est pas confondre mais est d’abord une condition pour distinguer. Quoi qu’il en soit, c’est en premier lieu du côté israélien qu’est entretenue la confusion de l’ennemi palestinien avec les nazis, et que toute critique de la politique israélienne est disqualifiée en antisémitisme. Là réside la banalisation de la Shoah et de l’antisémitisme.
Commémorer Auschwitz, c’est se souvenir de l’abandon des juifs engloutis dans la machine de mort nazie. Comment ne pas avoir à l’esprit, lors de ces cérémonies, la dévastation concomitante de Gaza, la montagne de cadavres qui s’y trouve, le crime contre l’humanité qui y est commis avec l’assentiment des démocraties et le soutien actif de certaines d’entre elles ? L’intimidation par Auschwitz, le silence fait sur un massacre en cours, est un ultime affront fait aux victimes de la Shoah, et cela au moment où les dirigeants israéliens trouvent leur meilleur allié dans un pays dont les dirigeants multiplient les signes de connivence avec d’authentiques néo-nazis.
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Lettre de Sylvain Cypel, journaliste et auteur de « L’Etat d’Israël contre les Juifs » (La Découverte, 2020)
Chers amis,
C’est la première fois que vous vous adressez à moi pour signer une pétition – et même que vous vous adressez à moi d’une manière générale.
Je n’étais pas au colloque auquel vous faites référence. Je ne sais donc pas dans quel contexte Rony Brauman a pu prononcer les propos qu’il a tenus.
Prise au pied de la lettre, le sens de la première phrase que vous dénoncez – « Gaza va supplanter Auschwitz dans ce qui relève de la métaphore de la cruauté absolue » – ne compare pas Gaza à Auschwitz. La phrase dit que Gaza peut, ou pourrait, supplanter Auschwitz chez certains dans l’incarnation du pire des crimes. Pour tout dire, je le crains aussi. Pour plusieurs raisons : l’ignorance (vous et moi savons ce que le mot Auschwitz incarne, malheureusement la plupart des gens ne le savent pas) et parce que le temps passe. Gaza, on en parle chaque jour, Auschwitz s’éloigne des mémoires. Pour d’autres motifs encore. C’est éminemment regrettable, mais c’est une réalité dont on peut craindre qu’elle advienne.
Quant à la seconde phrase – « la mémoire d’Auschwitz apparait comme une espèce de crachat à la figure des Palestiniens » – son sens ne m’apparait pas clairement. Signifie-t-elle que cette mémoire est instrumentalisée en permanence par l’Etat d’Israël pour justifier les crimes qu’il commet et nier les souffrances qu’il impose aux Palestiniens ? Et que cette instrumentalisation peut légitimement être perçue par des Palestiniens, à commencer par ceux qui vivent à Gaza, comme insupportable ? Si c’est cela, je pense que nous serons d’accord tous ensemble pour reconnaitre que c’est une affreuse réalité. Mais on peut aussi interpréter cette phrase comme une insulte à la mémoire de la Shoah. Les Palestiniens, ou plutôt des Palestiniens (mais nombreux) cherchent à présenter leur malheur comme « équivalent » à l’extermination des Juifs d’Europe, dans une forme de « concurrence des victimes ». Je connais cette tendance palestinienne. Je passe mon temps à essayer de leur expliquer qu’ils ont tort. La phrase peut être malheureuse, mais je connais suffisamment Rony pour penser qu’il ne se plaçait pas sur ce terrain-là.
Par ailleurs, j’abhorre la concurrence des victimes. Contrairement à ce que d’aucuns pensent, je considère que les comparaisons d’autres crimes avec la Shoah est légitime. Tout historien sait que la comparaison fait obligatoirement partie de son arsenal professionnel, ne serait-ce que pour démontrer qu’elle est indue. Mais comparaison ne signifie pas identification. Peut-on comparer le génocide des Amérindiens et celui des Cambodgiens ? Oui par certains côtés, pas du tout par d’autres. Peut-on comparer le génocide des Tutsis à celui des Arméniens, ou des Bosniens à Srebrenica ? Même réponse. Mais l’essentiel, à mes yeux, n’est pas tant la légitimité ou pas de la comparaison que l’usage qui en est fait. Car sur le thème du génocide, ou du « nettoyage ethnique », les comparaisons ou les refus de comparaison sont trop souvent instrumentalisés dans des buts idéologiques. C’est vrai en particulier du thème abordé à votre colloque : l’antisémitisme et le racisme.
Voilà pour mes réflexions sur le texte de la pétition. Vous aurez donc compris que je n’adhère pas à votre vindicte envers Rony Brauman, et que je ne signe pas cette pétition. Mais aurai-je été d’accord avec le contenu de votre texte que je ne l’aurai pas plus signé. Voici pourquoi : je ne crois pas que dans les moments que nous vivons, des temps où les massacres collectifs de population sont quotidiens et où un président américain prône une « solution de la question palestinienne » par l’épuration ethnique, nous devons passer notre temps à nous dénoncer mutuellement. Prenons un exemple : les débats sur ce qui se passe à Gaza. Génocide ou pas génocide ? J’ai eu initialement une attitude très réservée sur l’utilisation du terme (je préférais « crimes contre l’humanité »). Mais je m’y suis finalement rallié, dans le sens où l’ont fait Daniel Blatman et Amos Goldberg, deux historiens israéliens de la Shoah, qui ont publié un article titré : « Gaza n’est pas Auschwitz, mais c’est un génocide » (Haaretz, 30 janvier 2025). Etais-je un négationniste aux yeux des uns lorsque je n’utilisais pas le terme de génocide, ou le suis-je devenu en changeant d’avis aux yeux des autres ?
Je suis sûr qu’entre vous, il y a des divergences sur le juste terme à utiliser pour caractériser les massacres commis à Gaza par l’armée israélienne et surtout la politique menée ouvertement (et dans un sens génocidaire) par le gouvernement israélien. Mais je connais des gens (aux Etats-Unis) qui se disent toujours sionistes et qui utilisent le terme de génocide pour caractériser ce qui advient à Gaza ; et d’autres Juifs qui sont antisionistes, ou non-sionistes, et qui récusent ce terme. Mais ils peuvent signer ensemble des pétitions pour dénoncer la menace de Trump, soutenue avec enthousiasme par Netanyahou, pour empêcher qu’un nouveau nettoyage ethnique advienne à Gaza. S’il vous plait, le moment est trop grave pour perdre son temps en anathèmes.