En Allemagne, la lutte contre l’antisémitisme tourne à la chasse aux sorcières

Certains journalistes et intellectuels sont la cible de vives campagnes en Allemagne contre leur antisémitisme supposé. Mais outre l’islamophobie débridée que ces dénonciations médiatiques révèlent, ce sont en réalité des voix critiques d’Israël, y compris juives et israéliennes, qui se retrouvent ainsi clouées au pilori.

En Allemagne, la lutte contre l’antisémitisme tourne à la chasse aux sorcières.Gelsenkirchen, 14 mai 2021. Veillée devant la synagogue, deux jours après une série de manifestations contre la politique israélienne. Sur la pancarte : «Combattre l’antisémitisme/peu importe d’où il vient/#plusjamais»
Gelsenkirchen, 14 mai 2021. Veillée devant la synagogue, deux jours après une série de manifestations contre la politique israélienne. Sur la pancarte : «Combattre l’antisémitisme/peu importe d’où il vient/#plusjamais»Ina Fassbender/AFP

    

Traduit de l’anglais par Pierre Prier.

En Allemagne, la vigilance contre l’antisémitisme semble admirable. L’État et la société civile paraissent avoir accompli quelque chose de remarquable : institutionnaliser la culture du souvenir, tout en empêchant l’antisémitisme de réapparaître sous des formes contemporaines. La philosophe américaine Susan Neiman, basée à Berlin, soutenait dans un livre paru en 2019 que les Américains avaient beaucoup à apprendre de la Vergangenheitsaufarbeitung allemande, ou « travail sur le passé » 1.

Mais Susan Neiman elle-même a dû revenir sur cet argument. En février 2022, sept journalistes arabes et musulmans ont perdu leur emploi au sein de la radio publique Deutsche Welle à la suite d’accusations d’antisémitisme publiées par le quotidien Süddeutsche Zeitung. Dans un article du magazine juif américain Jewish Currents consacré à ce sujet, Susan Neiman dit au journaliste Alex Kane : « ce qui est apparu ces deux dernières années, c’est le dérapage de l’expiation [de la Shoah] vers des pratiques maccarthystes ; de nombreuses personnes (…) ont été forcées de quitter leur emploi, et de nombreuses autres se sont vues refuser des financements, des prix ou des espaces de représentation ».

Des journalistes se décrivent comme cernés par une culture opaque de surveillance et d’intimidation. Maram Salem, une Palestinienne originaire de Cisjordanie occupée qui a fait partie des premiers journalistes licenciés par la Deutsche Welle déclare à Currents : « On croit qu’en Allemagne on est protégé en tant que journaliste, mais on vit dans la peur. Cela me rappelle les dictatures. Et je viens d’une région où les opinions et la liberté d’expression des médias ont toujours été attaquées. Je ressens exactement la même chose ».

LE « DÉRÈGLEMENT DE L’EXPIATION »

Les allégations d’antisémitisme contre Maram Salem n’ont jamais été clairement démontrées. Le journal allemand fait référence à un « post » Facebook de la journaliste pendant le bombardement israélien de Gaza en mai 2021. Maram Salem expliquait qu’elle avait dû crypter et supprimer certaines de ses publications par crainte d’une censure (ou pire) au travail. Cela a apparemment suffi au journaliste du Süddeutsche Zeitung pour la qualifier d’antisémite. Les lecteurs étaient apparemment censés imaginer par eux-mêmes tout un réseau d’interprétations. Ce type de réduction spécieuse illustre le « dérèglement de l’expiation » décrit par Susan Neiman. Elle montre également le tour de passe-passe des publications allemandes. En s’imaginant que les critiques palestiniennes à l’égard d’Israël cachent une haine atavique, les Allemands peuvent apaiser leur propre culpabilité à l’égard du passé nazi de Grand-Papa et Grand-Maman, tout en se réinventant en nobles combattants contre l’antisémitisme.

Dans ce climat maccarthyste, les Palestiniens (et les Arabes et les musulmans en général) ne sont pas les seules cibles. Mais ils sont présentés comme une sorte de noyau radioactif, contaminant toute personne pouvant se trouver dans leur orbite. Le célèbre philosophe Achille Mbembe devait prononcer le discours d’ouverture du festival culturel de la triennale de la Ruhr 2020, en Rhénanie-du-Nord–Westphalie. Mais en mars de la même année, Lorenz Deutsch, politicien local du Parti libéral démocrate (centre droit), a demandé dans une lettre ouverte au directeur du festival d’annuler l’invitation de Mbembe. Deutsch accusait le philosophe d’origine camerounaise, qui enseigne en Afrique du Sud, de soutenir le mouvement palestinien non violent Boycott, désinvestissement sanctions (BDS), qui vise à faire pression sur l’État d’Israël pour qu’il respecte le droit international.

UNE RÉSOLUTION ANTI-BDS DU BUNDESTAG

En Allemagne, la « proximité avec BDS » suffit aujourd’hui à déclencher annulation, censure et licenciement, en partie à cause d’une résolution de 2019 du Bundestag, le Parlement allemand, non contraignante, mais classant le mouvement BDS comme intrinsèquement antisémite. Dans le sillage de cette résolution, le directeur du Musée juif de Berlin, l’éminent spécialiste de l’antiquité juive Peter Schäfer a été contraint de démissionner. Son crime ? Il avait partagé sur son compte Twitter une tribune de 240 universitaires juifs et israéliens opposés à la résolution anti-BDS du Bundestag.

Lorenz Deutsch a poursuivi sa charge contre Achille Mbembe en l’accusant d’antisémitisme, et de relativiser l’Holocauste. Cette dernière accusation découle de l’Historikerstreit de 1986, ou « dispute des historiens ». À l’époque, des philosophes et historiens allemands libéraux ont accusé leurs homologues plus conservateurs de « relativiser » les crimes nazis (et donc la responsabilité allemande) en établissant des comparaisons avec la violence stalinienne. Comme l’ont fait valoir des spécialistes de la mémoire de l’Holocauste tels que Michael Rothberg, la même accusation fonctionne aujourd’hui dans le sens inverse : les spécialistes progressistes et de gauche qui établissent des comparaisons entre les crimes nazis et ceux des régimes coloniaux sont accusés de minimiser ou d’éluder la responsabilité allemande.

Deutsch fondait ses accusations sur un essai d’Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié (La Découverte, 2016). Mbembe y compare l’apartheid sud-africain au « projet de séparation d’Israël », en soulignant toutefois les principales différences. Il affirme que l’apartheid sud-africain et l’Holocauste étaient tous deux des manifestations d’un « fantasme de séparation », tout en soulignant l’extrême singularité du génocide des juifs.

L’AFFAIRE ACHILLE MBEMBE

Soutenant le caractère unique de l’Holocauste et s’appuyant sur le concept allemand d’Israelkritik désignant une forme d’antisémitisme, Lorenz Deutsch a exigé que le festival désinvite Mbembe. Félix Klein, le commissaire fédéral allemand pour la vie juive et la lutte contre l’antisémitisme a soutenu avec zèle la campagne de Deutsch contre Mbembe. Klein a profité des préoccupations de Deutsch pour lancer des calomnies plus générales sur « la relation entre les études postcoloniales et l’antisémitisme », allusion à une stratégie plus large consistant à utiliser les accusations d’antisémitisme pour détourner les critiques politiques de l’Occident. Félix Klein a refusé de prendre en considération la perspective analytique de Mbembe, se réfugiant dans un provincialisme allemand autosatisfait : « Une chose fausse du point de vue allemand ne devient pas juste parce qu’elle vient d’ailleurs ».

Finalement, la conférence a été annulée en raison de la pandémie de Covid-19, mais « l’affaire Mbembe » a déclenché une longue dispute entre journalistes et universitaires sur la question de savoir si la culture de la mémoire post-Holocauste en Allemagne n’était pas devenue dangereusement dogmatique.

Le cas du docteur Nemi El-Hassan est peut-être le plus emblématique de l’instrumentalisation de la vigilance allemande contre l’antisémitisme. En 2021, cette médecin — récompensée par plusieurs prix, devenue journaliste — devait animer une émission scientifique populaire, « Quarks », sur le Westdeutscher Rundfunk (WDR), une chaîne de télévision publique allemande. Née dans le Brandebourg de parents palestiniens et libanais, Nemi El-Hassan s’était forgé une réputation de journaliste pointue et courageuse, notamment par sa couverture, en juillet 2017, d’un concert rock néonazi « contre l’infiltration étrangère ». Mais le 28 septembre, WDR a annoncé qu’elle ne permettrait pas à la journaliste d’animer l’émission. Pourquoi ?

Le 13 septembre, le tabloïd de droite Bild avait publié un reportage intitulé « Scandale de l’islamisme à la WDR », avec des images de 2014 qui montraient Nemi El-Hassan âgée de 20 ans, portant un hijab et un keffieh lors de la marche de la « Journée d’Al-Quds » [Jérusalem] à Berlin. Cette manifestation a été critiquée notamment par l’organisation propalestinienne Jewish Voice For a Just Peace in the Middle East, pour des déclarations antisémites ainsi que ses liens avec des régimes répressifs en Syrie et en Iran.

« J’AI HONTE DE CETTE ÉPOQUE »

Mais l’image publiée dans Bild sept ans plus tard a déclenché une série de dénonciations dans des publications allemandes mainstream. L’ONG juive pro-israélienne WerteInitiative (« Initiative des valeurs ») a immédiatement protesté contre la présence d’une « actrice potentiellement islamiste » dans une télévision publique, et d’autres organisations juives pro-israéliennes telles que la Société germano-israélienne ont exprimé leur consternation et demandé des éclaircissements.

Trois jours plus tard, dans une longue interview quelque peu hostile menée par Der Spiegel, Nemi El-Hassan a présenté ses excuses et expliqué que ses opinions avaient évolué depuis sa participation à la marche de 2014. L’orientation inquisitoriale de l’entretien est apparue clairement lorsqu’on a demandé à la journaliste d’expliquer pourquoi, alors qu’elle n’avait que 15 ans, elle s’était rendue dans une mosquée controversée à Hambourg. Nemi El-Hassan a mis l’accent sur son travail de journaliste antiraciste, et assuré qu’elle avait « honte de cette époque », citation reprise en titre de l’article.

Les excuses et la honte de Nemi El-Hassan n’ont pas suffi à calmer la montée de la campagne de diffamation. Certains spéculent sur le fait que la journaliste reste secrètement une islamiste radicale et que si elle ne porte pas le hijab aujourd’hui, c’est pour donner le change. Accusation renforcée par la publication de photos anciennes d’elle en hijab. Le 22 septembre 2017, un second article de Bild a révélé qu’elle avait « liké » des messages Instagram de Jewish Voice for Peace, une organisation juive antisioniste et pro-BDS basée aux États-Unis.

Une enquête de ZeitOnline a finalement révélé que les images publiées dans Bild étaient semblables à celles utilisées un mois plus tôt par le youtubeur d’extrême droite Irfan Peci. Bild a démenti que Peci était la source de son article. Cette trajectoire suggère toutefois que l’appétit des médias allemands traditionnels pour les accusations d’antisémitisme permet non seulement de normaliser l’islamophobie d’extrême droite, mais aussi de la présenter comme une défense antiraciste de la société allemande post-nazie. Le résultat est stupéfiant : une journaliste qui a courageusement couvert la montée du néonazisme a été licenciée pour antisémitisme présumé.

LES « MAUVAIS JUIFS »

Cette chasse aux sorcières illustre trois caractéristiques de la lutte contre l’antisémitisme dans l’Allemagne d’aujourd’hui. Premièrement, son instrumentalisation par la droite. Deuxièmement, la disqualification dogmatique des voix et de l’activisme palestiniens réduits à une haine atavique des juifs. Et troisièmement, la diabolisation des juifs et des Israéliens engagés dans la solidarité avec la Palestine.

Comme l’a décrit Palestine Speaks, une organisation d’Allemands palestiniens de gauche, et comme le souligne l’écrivain israélien Michael Sappir, basé à Leipzig, la teneur islamophobe de l’exposé initial de Bild et des campagnes médiatiques ultérieures était évidente. En outre, comme le rapporte Sappir, un politicien d’extrême droite a utilisé le scandale pour faire des promesses de campagne sur l’élimination du « reste ». Dans de tels scénarios, l’antisémitisme ne sert pas seulement de déguisement à une islamophobie croissante. Il réhabilite également les formes post-nazies du nationalisme allemand, dans lesquelles les accusateurs se posent en historiens sérieux et en défenseurs éclairés des plus grandes victimes historiques de l’Allemagne.

Enfin, il n’est pas anodin que la raison ultime donnée par WDR pour le licenciement de la journaliste soit des « likes » Instagram pour une organisation juive propalestinienne. Dans une Allemagne qui se félicite de ses propres efforts pour surmonter le passé, il est évident que les seuls juifs facilement domestiqués dans la société allemande post-nazie sont ceux qui acceptent l’expiation allemande via le sionisme. Les « mauvais » juifs — dont beaucoup d’Israéliens — qui contestent le soutien allemand à la violence de l’État d’Israël contre les Palestiniens sont considérés comme toxiques dans la société allemande, précisément parce qu’ils refusent la logique morale de la réparation et de la réhabilitation allemandes.

En associant la vigilance réparatrice contre l’antisémitisme à la défense automatique de la politique israélienne tout court, cette culture de la mémoire ne dévalue pas seulement la lutte contre l’antisémitisme. Elle permet également une convergence entre la lutte contre l’antisémitisme et la montée du racisme antimusulman, prétendant dangereusement (mais de manière séduisante) combattre une forme de racisme en amplifiant une autre. Une révision du « travail sur le passé » de l’Allemagne est absolument nécessaire, une révision qui produirait une approche sérieuse et complexe de la violence antisémite actuelle — à laquelle l’Allemagne n’est malheureusement pas étrangère — tout en empêchant sa récupération par ceux qui cherchent désespérément à transcender le passé nazi et par ceux qui cherchent à dissimuler une nouvelle politique nationaliste d’exclusion.


Note-s
  1. Learning From the Germans : Race and the Memory of Evil, Farrar, Straus & Giroux, New York, 2019.[]
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