Elie Wiesel, un grand humaniste, enfin presque !

«Israël est devenu le refuge de tous les survivants du judaïsme européen. Mais c’est un étrange refuge. Il me semble parfois y voir comme une impasse ou un piège»[note]Isaac Deutscher, cité par Wladimir Rabi, Un Peuple de Trop sur la Terre ? (1979), p. 189]].

Isaac Deutscher

Elie Wiesel, rescapé d’Auschwitz, a consacré sa vie, d’une part à défendre la mémoire de la Shoah, d’autre part à défendre les opprimés contre les oppresseurs. Cela lui vaut, à l’heure de sa mort, de nombreux hommages. Mais ces hommages, aussi mérités soient-ils, oublient que l’humanisme de Wiesel s’arrête devant Israël.

Wiesel a cru que défendre la mémoire de la Shoah impliquait de soutenir le sionisme.

Cet homme qui n’a jamais voulu s’installer en Israël déclarait que, non Israélien, il n’avait pas à juger la politique de cet État. En cela il est tombé dans le piège que dit Isaac Deutscher, il a confondu, comme de nombreux Juifs, la judéité et le soutien au sionisme et à l’État d’Israël.

Cet homme qui a su dénoncer toutes les oppressions a oublié ceux qui étaient persécutés par l’État d’Israël, les Palestiniens ; c’est en cela que son humanisme est un humanisme incomplet, un humanisme qui oublie ceux qui sont opprimés par ceux qui se proclament les représentants des Juifs dans le monde, de tous les Juifs.

Elie Wiesel, comme de nombreux Juifs, a oublié le cosmopolitisme juif qui marquait les Juifs après la Haskala, ce que Enzo Traverso a appelé la modernité juive [note]Enzo Traverso, La Fin de la Modernité Juive (Histoire d’in tournant conservateur), La Découverte, Paris 2013]], pour s’inscrire dans ce qu’on peut appeler le nationalisme juif, non pas le nationalisme israélien qui s’inscrit dans l’ensemble des idéologies nationalistes, mais un nationalisme juif qui veut englober l’ensemble des Juifs dans le culte d’une judéité réduite à l’État d’Israël considéré comme État des Juifs, de tous les Juifs [note]Abraham B. Yehoshua, Pour une normalité juive (1981), traduit de l’hébreu par Eglal Errera et Amit Rotbard, « Collection opinion », Liana Levi, Paris1992]].

Ce qu’il faut retenir d’Elie Wiesel, c’est peut-être – plus que l’homme dont on peut jouer à souligner les qualités et les défauts – , cette réduction de la vie juive au sionisme.

Si le sionisme s’inscrit dans l’histoire des Juifs, et cela indépendamment de l’opinion que chacun peut avoir sur le sionisme, l’idéologie sioniste se propose d’inscrire l’histoire des Juifs dans l’histoire d’Israël, jouant sur le terme Israël qui mélange le nom d’un État moderne et le nom biblique qui renvoie aux Bene Israël, la postérité de Jacob surnommé Israël après son combat avec l’ange ; ainsi se met en place une confusion qui conduit aujourd’hui la majorité des Juifs, qu’ils soient ou non croyants, à reconnaître la centralité d’Israël dans la vie juive.

La Shoah est alors devenue, pour le sionisme, le lieu privilégié de cette confusion, le massacre des Juifs par les nazis devenant un moment de l’histoire de l’État d’Israël, le procès d’Eichmann, mené en Israël par un tribunal israélien, marquant une étape essentielle de cette confusion. On peut alors noter que Wiesel a été l’un des principaux fabricants de cette confusion. L’humaniste disparaît ainsi derrière le nationaliste juif.

Rudolf Bkouche