Edito du n°2

Par Frank Eskenazi
Rédacteur en chef

[size=x-large]La France[/size]

Les instances catholiques, protestantes et musulmanes de France se sont manifestées avec émotion contre l’immigration jetable conçue par le minis¬tre de l’Intérieur et qui entend trier les immigrés en fonction des besoins de notre pays. Un absent : les instances organisées des juifs de France. Ne nous le cachons pas, la prochaine grande affaire qu’aura à affronter ce pays sera celle de la haine de l’Islam. Nous avons trop vécu pour en être là, non ? Quoi qu’il en soit, De l’autre côté qui a si peu vécu, s’interroge sur la France qui a si bien intégré les juifs qu’ils s’assimilent aux vrais nantis repus de la République et n’ad¬mettent aucune dissidence dans le soutien inconditionnel à Israël. La France, qui a si peu partagé avec les Maghrébins musulmans que leurs enfants n’ont souvent d’autre choix que de voir en elle la cause unique de leur désarroi. Qui fera le pont ? Qui dira qu’un incessant dialogue est crucial pour chacun des côtés de ce triangle ? Qu’en intégrant les juifs depuis des siècles, la France a bénéficié d’un trésor, trésor dont elle se prive en rejouant de meurtriers débats séculaires : Musulmans, avancez d’abord la preuve que vous êtes compatibles avec la République. Faites-le pour elle qui a tant agi pour vous faire croire qu’il est possible de changer de monde ou que le nôtre n’est pas si mal après tout puisqu’on peut chausser des baskets gonfla¬bles, vivre dans la frustration des pères, l’étran¬geté des fils, les imprécations des mères, parmi une population dont nul n’a voulu connaître le récit, dont nul ne souhaite toujours entendre les mots, pour qui l’on a créé des commissa¬riats tout neufs et que l’on observe, incrédules, lorsqu’elle crie. Allons vivre dans leurs tours, pour voir si nous-mêmes serions compatibles. Solubles dans l’eau.
En publiant des extraits de la rencontre entre Michel Warschawski et Tariq Ramadan organisée par l’Union Juive Française pour la Paix (UJFP) à Stras¬bourg, nous souhaitons poursuivre cet inlassable travail de dialogue, aussi complexe soit-il. Car après tout, la France c’est nous. Entre le militant anti-colo¬nialiste israélien, fils de l’ancien grand rabbin de Strasbourg et l’universitaire et islamologue suisse, fils de fondateur des Frères musulmans, un dialogue est possi¬ble, voire nécessaire. De même que pour nous, il l’est avec Théo Klein. Ce militant sioniste de toujours, qui inventa les dîners du CRIF, ne se satisfait plus, lui qui fut à la fois clairvoyant et pourtant si peu critique, d’une approbation aveugle de la politique israélienne.
En cela, De l’autre côté n’aura de cesse d’ouvrir à l’intérieur et à l’extérieur de nous-même. Et quoi ? Qu’il soit question d’aller chercher des enfants dans les écoles, au-delà de tout sentimentalisme, cela peut-il se faire ailleurs que dans un monde obscur ? A la table du nouveau monde, ceux qui auront accepté le festin, auront le coeur vide. Mais ainsi que l’écrivait Edward Saïd dans son autobiographie1 : « Ma priorité a tou¬jours été celle de la conscience intellectuelle plutôt que la conscience nationale ou tribale, malgré la solitude qu’un tel choix risque d’imposer ». Et avec qui par¬lerons-nous si ce n’est avec l’autre ? Avec qui prendrons-nous des risques ? Il y a beaucoup à parier et, au point où nous en sommes, fort peu à perdre. Nous avons en commun ce sen¬timent que nos malheurs n’effacent pas ceux d’autrui et qu’ils ne suffisent pas à nous défi¬nir. Quand on ne voit plus le malheur des autres, n’est-ce pas que le sien propre s’est fossilisé dans l’imaginaire ?

[size=x-large]c’est nous[/size]

[size=x-small]1 — À contre voie. Le livre de poche[/size]