La population palestinienne réfugiée en Syrie prend part désormais à l’insurrection populaire. Instrumentalisée par le régime, puis désignée par lui comme « ennemi de l’intérieur », elle s’est finalement retournée contre la dictature baasiste.
Protégés, instrumentalisés ou expulsés au gré des événements, il n’est pas rare que les réfugiés palestiniens aient servi de boucs émissaires aux dictateurs du Proche-Orient. Qu’on se souvienne des massacres de septembre en Jordanie en 1970 ou du Koweït en 1991, dont 300.000 Palestiniennes et Palestiniens furent expulsés, accusés d’avoir pactisé avec l’occupant irakien. Ce passif explique que, dans un premier temps, la population palestinienne en Syrie se soit prudemment tenue à l’écart du soulèvement populaire.
Environ 477.000 Palestiniennes et Palestiniens vivent en exil sur le sol syrien, dont un tiers dans l’immense camp de Yarmouk, en banlieue de Damas. Pour l’essentiel, ce sont des réfugiés issus de la Naqba (la « Catastrophe », l’expulsion de Palestine en 1948) et des vagues d’exode suivantes. Comme ailleurs, les camps palestiniens sont des pôles culturels et politiques dynamiques, comptant des milliers de militantes et de militants des différentes organisations de la résistance. Plusieurs d’entre elles ont d’ailleurs leur siège en exil à Damas : le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP, gauche laïque), le Hamas et le Djihad islamique (islamistes). Il faut y ajouter quelques organisations mercenaires, pilotées par le régime syrien, comme le FPLP-Commandement général (FPLP-CG) d’Ahmed Jibril, ou la Saïka, branche palestinienne du parti Baas (nationaliste panarabe, au pouvoir en Syrie).
La région du Golan, question prioritaire
Historiquement, le régime syrien a toujours cherché à instrumentaliser la lutte palestinienne pour servir ses propres intérêts.
La Syrie a été plusieurs fois en guerre avec Israël : en 1948, en 1967 et en 1973. Après celle de 1967, désastreuse pour Damas, Israël a annexé une riche région de Syrie, le Golan, dont des dizaines de milliers de personnes ont été expulsées. Israël exploite aujourd’hui au maximum les potentialités du Golan, qui fournit un tiers de son eau, de l’énergie éolienne, du très bon vin, des pistes de ski…
Cela explique que la Syrie n’ait pas normalisé ses relations avec Israël, contrairement à l’Égypte ou à la Jordanie. Le régime a noué une alliance avec l’Iran et le Hezbollah libanais dont il a tiré un grand bénéfice moral, le Hezbollah ayant joué un rôle essentiel pour chasser Tsahal du Sud-Liban en 2006.
Mais malgré l’image de « résistant à l’ordre américano-sioniste » dont l’État syrien se prévaut, c’est bien le conflit territorial sur le Golan – et non la solidarité avec le peuple palestinien – qui, fondamentalement, l’oppose à Israël, bien qu’il n’ait pas tiré un coup de feu contre son voisin depuis bientôt quarante ans.
Domestiquer la résistance
En 1970, le père de Bachar, Hafez el Assad s’emparait du pouvoir en éliminant l’aile gauche du parti Baas, celle qui soutenait la révolution palestinienne. L’ancien président Atassi passera plus de vingt ans en prison. Ancien secrétaire général du Parti communiste, Riad al Turk sera lui emprisonné et torturé pendant dix-sept ans. A l’époque, le camp de concentration de Tadmor fut rempli d’opposants de gauche.
Depuis toujours, l’État syrien veut un Liban et une Palestine domestiqués. Contre une OLP jugée incontrôlable, Damas a, dès les années 1960, créé des organisations palestiniennes à sa botte : la Saïka en 1966, puis le FPLP-CG en 1968. À partir des années 1970, l’Irak de Saddam Hussein eut également un groupe palestinien à sa botte : celui d’Abou Nidal… qui tua davantage de dirigeants palestiniens que de soldats israéliens. Aujourd’hui encore, le FPLP-CG, toujours dirigé en titre par Ahmed Jibril (83 ans) compte quelques centaines de miliciens supplétifs du régime.
Au printemps 1976, Hafez el Assad intervenait massivement dans la guerre civile du Liban, mettant tout son poids pour éliminer l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), qui y avait ses bases principales. Pourquoi ? Parce qu’il craignait que les forces coalisées de la gauche libanaise et de la résistance palestinienne s’emparent du pouvoir au Liban et en fassent un pays hostile à Israël et indépendant des desideratas de la Syrie [note] Georges Habache (avec Georges Malbrunot), Les révolutionnaires ne meurent jamais, Fayard, 2008.]]. Tandis que, d’une main, il brisait la résistance des camps palestiniens du Liban, Hafez el Assad tendait l’autre main aux dirigeants de la résistance palestinienne. En 1982, la direction du FPLP se résigna à installer son siège à Damas. Le Fatah, lui, refusa. En 1983, Yasser Arafat et 4 000 combattantes et combattants se retrouvèrent encerclés dans la ville libanaise de Tripoli avec les tanks syriens d’un côté et les vedettes israéliennes de l’autre. La résistance palestinienne passa à deux doigts de l’anéantissement. C’est le gouvernement français de l’époque qui l’exfiltra vers Tunis. À la même époque, le régime syrien écrasait dans le sang la ville de Hama, insurgée à l’instigation des Frères musulmans, faisant plus de 20.000 morts.
Après la mort d’Hafez el Assad, en 2000, son fils Bachar a poursuivi sa politique de domestication de la résistance palestinienne.
Les Palestiniens montrés du doigt
Quand les premières manifestations du Printemps arabe ont éclaté en Syrie, la population palestinienne s’en est prudemment tenue à l’écart. C’est en fait le pouvoir qui, le premier, a cherché à les impliquer dans le mouvement.
Dès les premières semaines, le régime de Bachar el Assad a en effet accusé les « éléments extérieurs » de fomenter des troubles, montrant du doigt les camps palestiniens. Le camp de Lattaquié, en zone alaouite [note] Les alaouites sont une branche de l’islam, dont la population est concentrée dans la bande côtière du pays. Le régime syrien est, de facto, contrôlé exclusivement par des alaouites.]], a ainsi subi les incursions de sbires du régime, contraignant ses habitantes et ses habitants à construire une barricade à l’entrée. Mais la manœuvre du régime – provoquer des affrontements avec la minorité palestinienne pour dévier contre elle la colère populaire – a échoué [note] Valentina Napolitano, « Les réfugiés palestiniens et la contestation populaire en Syrie », Esprit, juillet 2011.3]].
Le tournant de la « Marche du retour »
Damas a ensuite essayé une autre diversion, toujours en utilisant les Palestiniennes et les Palestiniens.
Le 15 mai 2011, les communautés palestiniennes réfugiées dans les pays voisins d’Israël ont célébré l’anniversaire de la Naqba, comme chaque année, en organisant des manifestations convergentes vers la frontière, la « Marche du retour ». Or, pour la première fois, fort opportunément, Damas a autorisé cette manifestation. Un incident frontalier avec l’ennemi héréditaire pouvait ressouder la population autour du régime. Il s’agissait également d’adresser un avertissement à Tel-Aviv et à Washington en montrant le rôle de garant de la stabilité dans la région joué par le régime…
Cette manifestation enthousiaste a été marquée par un fort désir d’unité – chaque faction a renoncé à défiler avec ses propres couleurs, la foule arborant uniquement le drapeau national palestinien. Surtout, la participation massive à cette manifestation a surpris aussi bien le pouvoir syrien que Tsahal. Des centaines de jeunes ont pénétré sur le Golan, malgré les tirs israéliens. Bilan : 3 morts, et d’imposantes obsèques patriotiques dans les camps.
Enhardi, le pouvoir syrien, a demandé au FPLP-CG de conduire une nouvelle grande manifestation vers la frontière, le 5 juin. Mais cette fois, la manœuvre s’est complètement retournée contre Bachar el Assad. Tsahal ne s’est pas laissé surprendre, et a attaqué les manifestants alors qu’ils n’avaient pas franchi la frontière. Une intervention militaire sur le sol syrien, sans que l’armée syrienne lève le petit doigt. Bilan : 23 morts, et une colère qui se déchaîne contre Bachar el Assad, accusé d’instrumentaliser les Palestiniens. A Damas, les locaux du FPLP-CG sont attaqués et incendiés par la foule, avant que la police la disperse. Dans cette affaire, le FPLP-CG a perdu toute légitimité. Il a été jusqu’à répliquer en emprisonnant et en torturant des manifestants.
Des slogans pour « la chute du profiteur »
Dans les camps, les slogans anti-Israël se doublent à présent de slogans hostiles au régime : « Un, deux, trois : où étais-tu Bachar Al-Assad ? », ou encore « Le peuple veut la chute du profiteur ». Sans toutefois y apparaître de façon organisée et sous leurs propres drapeaux, les Palestiniennes et les Palestiniens ont dès lors pris part aux manifestations contre le régime. Une centaine d’intellectuels palestiniens demandent aujourd’hui à adhérer à la Fédération des écrivains syriens libres, créée contre le régime.
Quant au FPLP, au Djihad islamique et au Hamas, ces organisations ont prudemment apporté leur soutien au peuple syrien – mais pas au régime de Bachar el Assad. Dans le cas du Hamas, des divergences semblent exister entre Ismaël Haniyeh, qui gouverne à Gaza, et Khaled Mechaal, qui dirige le parti depuis Damas.
C’est ce dernier qui pousse à la réconciliation, et qui a négocié le dernier accord de gouvernement avec le Fatah.
Dans le cadre des révolutions du monde arabe, la dictature sanguinaire syrienne doit tomber. Et elle n’a aucune légitimité pour essayer de se présenter comme « amie » des Palestiniennes et Palestiniens. Elle a toujours voulu les domestiquer en tant que force et les écraser en tant que citoyens vivant en Syrie.
Pierre Stambul (Marseille), avec Guillaume Davranche (AL Montreuil)
Source : Alternative Libertaire