Antisionisme
25 novembre 2024
Plusieurs leaders de mouvements juifs antisionistes en Europe et aux États-Unis, tous descendants de survivants de l’Holocauste, nous racontent comment ils travaillent pour organiser une opposition de plus en plus active à l’État sioniste et qui est souvent inconnue de l’opinion publique.
Par Nelson Pereira
Alors que Tel-Aviv ne cesse de répéter que tout ce que son armée a fait ces 12 derniers mois à Gaza et maintenant au Liban, est fait pour défendre les Juifs qui vivent en Israël et dans le monde, il y a des voix qui pointent le soutien militaire et diplomatique des USA et de leurs alliés à Israël. Pour certains, c’est la preuve qu’un « lobby juif » domine le monde, ce qui est une calomnie typiquement antisémite.
Pour démentir ces deux récits, il existe une opposition croissante et très active des Juifs dans le monde entier face à la politique de l’État sioniste. Une opposition souvent inconnue de l’opinion publique, comme peu d’autres savent que cette opposition a des racines profondes dans les courants politiques et religieux de l’histoire juive.
Pays-Bas
Récemment, une manifestation à La Haye, aux Pays-Bas, exigeait devant le siège officiel de la Cour pénale internationale que celle-ci délivre les mandats d’arrêt contre le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, et le ministre de la défense, Yoav Gallant, pour suspicion de crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
La manifestation était organisée par le mouvement juif antisioniste Erev Rav et rassemblait des Juifs de toute la Hollande. De l’autre côté de la rue, il y avait une contre-manifestation convoquée par une synagogue étroitement liée à Israël. Un groupe beaucoup plus petit, composé en majorité de chrétiens fondamentalistes et d’une minorité de Juifs. « Nous avons très peu de ressources, et pourtant la synagogue avec tous les moyens à sa disposition n’a pas réussi à rassembler même des Juifs, alors que dans notre manifestation ils étaient nombreux, » raconte Yuval Gal, un des fondateurs d’Erev Rav.
Yuval, né à Tel-Aviv, a quitté Israël à 30 ans parce qu’il ne voulait pas que son fils grandisse dans une société « où on veut lui apprendre à haïr ». Engagé dans l’activisme politique depuis son adolescence, il s’est dit déçu des accords d’Oslo quand il s’est rendu compte qu’ils ne créeraient pas un État palestinien et que le droit au retour des réfugiés palestiniens n’en serait pas décidé. Il était présent à la manifestation de Tel-Aviv au cours de laquelle le Premier ministre israélien Yitzhak Rabin a été assassiné en novembre 1995.
Dans sa famille de sionistes libéraux, on n’avait jamais parlé des origines du conflit, du déplacement massif et de l’expropriation des Palestiniens en 1948 (Nakba), ni des réfugiés palestiniens. La discrimination dont a souffert une branche de sa famille (Juifs venus d’Asie centrale) était pour Yuval le premier signe d’alerte sur les profondes divisions qui fragmentent la société israélienne. Après le 7 octobre, les divisions se sont aggravées. « Dans un article récent du quotidien Haaretz, un ancien directeur général de l’académie militaire a déclaré que si la guerre se prolonge encore une année, Israël s’effondrera. Et dans une écoute de conversations téléphoniques avec sa femme, Netanyahu accuse les généraux d’avoir monté un complot contre lui. Ils se haïssent. Le projet sioniste a atteint son stade ultime. »
Selon Yuval, le régime israélien réalise qu’il perd aussi le soutien de la diaspora. « Et cela n’aide pas qu’Israël ait renforcé ses liens avec les partis d’extrême droite et les néo-nazis en Europe et aux États-Unis, ainsi qu’avec des groupes fondamentalistes chrétiens comme les évangélistes américains », ajoute-t-il. « C’est pourquoi nous entendons aujourd’hui des Juifs qui ont adhéré à des mouvements juifs antisionistes dire que pour la première fois dans leur vie ils se sentent fiers d’être juifs. Et libres du sionisme. »
Le 10 mars, près de mille manifestants se sont rassemblés sur la Waterlooplein dans le centre d’Amsterdam pour protester contre la présence du président israélien Yitzhak Herzog à la cérémonie d’ouverture du nouveau musée de l’holocauste. La foule brandissait des drapeaux palestiniens et transportait des banderoles avec des textes tels que « Musée oui, Herzog non » et « Plus jamais ça signifie maintenant ». La manifestation, convoquée par Erev Rav, a bénéficié du soutien d’autres mouvements antisionistes juifs des Pays-Bas, dont Une voix juive différente (Een Ander Joods Geluid, EAJG).
Jaap Hamburger, qui dirige l’EAJG, est né en 1950 de parents juifs qui avaient perdu une fille d’un an dans le camp de concentration nazi allemand de Bergen-Welsen. Il accuse Israël de mettre en danger les Juifs de la diaspora en insistant pour cataloguer comme antisémite toute critique de l’État sioniste. « Les organisations juives officielles néerlandaises sont toutes pro-sionistes, avec des liens forts à Israël. Pourtant, ils cachent le sionisme derrière un masque de judaïsme et recourent à des accusations d’antisémitisme chaque fois qu’ils sont critiqués. » Selon Jaap, cette stratégie mine le combat nécessaire contre les véritables attitudes de racisme anti-juif et « cela devient encore plus révoltant quand on voit Israël accorder une légitimité à des politiciens d’extrême droite qui défendent Israël ».
France
Des mouvements comme EAJG et Erev Rav existent dans plusieurs pays européens. L’Union française juive pour la paix (UJFP) a une longue histoire d’opposition à Israël. Son co-président, Pierre Stambul, dénonce la censure des médias en France qui « étouffe les voix critiques à l’égard d’Israël et du génocide de Gaza ».
Fils de juifs qui ont combattu dans la résistance française contre l’occupation nazie allemande, Stambul est né cinq ans après la Seconde Guerre mondiale. Son père, qui avait fait partie du groupe Manouchian, a été arrêté par la police française, torturé, livré à la Gestapo et déporté à Buchenwald, ayant été l’un des rares militants de ce groupe à survivre.
Très influencé par Mai 68 en France, sa rupture avec le sionisme fut un processus qui dura plusieurs années. « Le fait qu’Israël soit du mauvais côté, aux côtés des tortionnaires argentins, des racistes d’Afrique du Sud, des États-Unis au Vietnam, m’a fait réaliser le rôle déstabilisateur d’Israël dans le monde, » rappelle-t-il.
Engagé à combattre toutes les injustices, il ne voulait pas au départ militer dans une association juive. Il a finalement décidé d’adhérer à l’UJFP, parce qu’il a compris qu’il est « très important de ne pas laisser le terme « juif » aux fascistes et aux colonialistes ».
L’UJFP a récemment publié le livre « Antisionisme, une histoire juive ». Pour Stambul, « il faut revendiquer la vérité historique, car l’antisionisme a été dès le début essentiellement l’opposition des Juifs de partout, religieux, révolutionnaires, partisans du binationalisme, assimilationnistes, Juifs orientaux, contre le sionisme ». Selon lui, l’idéologie sioniste « n’est pas seulement un crime contre les Palestiniens, c’est aussi une insulte à la mémoire, à l’histoire, aux identités juives ».
Le militant dénonce le sionisme comme une théorie de la séparation selon laquelle Juifs et non-Juifs ne peuvent vivre ensemble, et souligne que cette idée coïncide avec le projet des antisémites qui consiste à faire partir les Juifs d’Europe. Et il souligne que ce qui a permis aux Blancs de rester en Afrique du Sud, c’est la fin de l’apartheid et non le maintien de l’apartheid. « De même, ce qui permettra aux Juifs israéliens d’y rester, c est la fin du sionisme et un État qui reconnaisse l’égalité des droits ».
« Le sionisme a copié sur les nationalismes européens l’idée terrible et criminelle de l’État ethniquement pur, une idée qui a provoqué deux guerres mondiales et conduit au fascisme et au génocide actuels, » dit Stambul, ajoutant qu’il s’agit d’un nationalisme très particulier, Il a inventé un peuple, une langue et une terre. « La notion de peuple juif est une notion religieuse. Il n’y a aucun sens à dire que j’appartiens au même peuple qu’un Juif irakien ou yéménite. Et il y avait plusieurs langues juives, mais le sionisme a inventé l’hébreu, qui pour les religieux ne peut pas être utilisé hors de la synagogue. » Quant à la terre, Stambul rappelle que » pour les Juifs religieux, il était interdit de retourner en « terre sainte » avant l’arrivée du Messie, alors que les Juifs laïques combattaient pour l’émancipation et l’égalité des droits là où ils vivaient.
Le fils de survivants du génocide nazi des Juifs européens accuse Israël d’instrumentaliser le traumatisme du judéocide. Et il rappelle la répression et l’humiliation auxquelles ont été confrontés les survivants de l’holocauste lorsqu’ils sont arrivés en Israël. « On les appelait des savons, on les méprisait parce qu’ils ne correspondaient pas au modèle mythique du nouvel Hébreu invincible. Le nazisme et le stalinisme avaient déjà voulu créer un homme nouveau, et nous savons bien où cela nous a menés. »
États-Unis
Mais c’est dans le pays qui est le principal soutien militaire, diplomatique et financier à Israël que les voix des Juifs antisionistes sont les plus nombreuses. La Voix juive pour la paix (JVP), la plus grande organisation antisioniste progressiste au monde, a organisé depuis le début de la campagne militaire israélienne à Gaza des manifestations réclamant un cessez-le-feu.
En octobre 2023, des centaines de Juifs liés à JVP et à d’autres organisations juives antisionistes ont été arrêtés pour avoir manifesté à l’intérieur du siège du Congrès américain à Washington alors que des milliers manifestaient à l’étranger. En juillet, ils sont retournés dans les bâtiments du Congrès, à la veille du discours de Netanyahou, pour exiger un embargo sur les armes à Israël. Des centaines de manifestants en t-shirts rouges, avec les slogans « Les juifs disent stop à l’envoi d’armes vers Israël » et « Pas en mon nom », chantaient des slogans comme « Laissez vivre Gaza ».
Tallie Ben Daniel, directrice générale de JVP, dit que c’est à l’université qu’elle a commencé à réaliser que « l’idéologie sioniste repose sur le déplacement des Palestiniens, que pour qu’Israël soit un État juif, il ne doit y avoir de Palestiniens ». Elle accuse Israël d’instrumentaliser l’holocauste « pour justifier ce qu’il a fait aux Palestiniens » et d’avoir refusé des accords de cessez-le-feu qui auraient sauvé les vies des otages. « Nous espérions tous que le gouvernement israélien négocierait la libération des otages capturés par le Hamas. Et cela a été une surprise qu’ils aient refusé des accords de cessez-le-feu qui étaient sur la table depuis octobre et auraient libéré des centaines de personnes et sauvé des centaines de vies ».
Elle ne perd pas de vue la responsabilité des États-Unis et souligne que « si Joe Biden téléphonait demain au Premier ministre israélien et lui disait : nous ne lui donnerons plus d’armes jusqu’à ce qu’on finisse avec ça, le génocide s’arrêterait le lendemain ».
Selon le commentateur politique d’origine juive Peter Beinart, l’un des facteurs expliquant la défaite électorale de Kamala Harris est qu’elle n’a pas pris ses distances avec la politique de soutien inconditionnel d’Israël à Gaza et au Liban. Parmi les partisans traditionnels du parti démocrate, décidés à lui refuser le vote, il y avait un nombre important de Juifs. L’un d’eux était Rich Siegel, musicien et compositeur vivant à Teaneck, dans le New Jersey, très actif au sein de sa communauté juive contre la vente à la synagogue locale de propriétés situées dans les territoires palestiniens, dans les colonies en Cisjordanie. En précisant qu’il n’a pas voté pour Donald Trump, Siegel dit qu’il aurait voté pour Harris si elle s’était engagée à obliger Israël à un cessez-le-feu et à ordonner un embargo sur les armes.
En février, dans une vidéo qui est rapidement devenue virale, Siegel a parlé à la communauté juive de Teaneck pour avertir que la vente de propriétés en Cisjordanie occupée violerait les lois nationales et internationales. Et quand ses arguments n’ont pas convaincu les organisateurs, il a convoqué une manifestation qui a rassemblé des centaines de personnes devant la synagogue pour protester contre l’événement immobilier.
« J’avais déjà organisé une manifestation contre un événement similaire ici à Teaneck en 2007, ce n’était pas la première fois. Et j’ai organisé une autre grande manifestation quand une synagogue locale a invité des orateurs de la Zaka, l’organisation de premiers secours qui a raconté des mensonges sur les bébés décapités et les viols en série commis par les militants du Hamas le 7 octobre. »
Les grands-parents de Siegel étaient des Juifs d’Europe de l’Est qui ont immigré à New York au début du XXe siècle. Les membres de la famille qui sont restés en Europe ont été assassinés par les nazis. Il a grandi dans une communauté liée à une synagogue réformiste de New York où on lui a inculqué l’idée que le sionisme est partie intégrante et inséparable du judaïsme et que les Juifs ne sont en sécurité qu’en Israël, surtout après l’holocauste.
Il dit qu’il était tellement plongé dans un « lavage de cerveau » de désinformation que ce n’est que plusieurs années plus tard qu’il a commencé à réaliser qu’ils lui avaient fait croire à plein de mensonges. « J’avais absorbé tout un système de désinformation sur Israël, selon lequel nous n’avons jamais fait de mal aux Arabes, nous voulions seulement être de bons voisins, mais ils nous détestent d’une haine irrationnelle, comme tout le monde nous déteste parce que nous sommes juifs. »
Riche Siegel a compris, alors qu’il était adulte, que dans les synagogues pro-sionistes « la religion a été remplacée par une idolâtrie où sont adorées deux idoles : l’État juif et l’identité tribale juive ». Avec des concepts qui n’existaient pas dans le judaïsme, souligne-t-il. « Les rabbins sionistes disent que la rédemption de la terre est un devoir religieux. Rédemption de la terre ? La rédemption de la terre signifie mettre les juifs sur la terre et en sortir les musulmans et les chrétiens. »
La campagne militaire d’Israël à Gaza lui a fait voir l’État sioniste dans des couleurs plus crues que jamais. Siegel se dit « complètement dévasté » depuis qu’il a entendu des médecins parler de leur expérience à Gaza. Et il ne voit pas d’avenir pour le projet sioniste. « Israël et le mouvement sioniste se suicident en ce moment. Mais tragiquement, ils commettent un génocide dans ce processus. Et il y a un énorme déni autour de ce génocide », conclut-il.
Allemagne
Les manifestations contre les violences imposées par Israël à la population de Gaza ont été réprimées dans certains pays avec plus ou moins de brutalité policière, mais c’est en Allemagne que les manifestations pro-palestiniennes ont connu le plus d’hostilité de la part des autorités. De nombreux événements et conférences ont été annulés et interdits. Un congrès pro-palestinien organisé en avril à Berlin, qui comptait plusieurs orateurs internationaux, a été envahi par la police et interrompu juste après le premier discours. Un niveau de répression peu notifié à l’extérieur du pays, ainsi que le fait qu’il y ait une proportion très importante de Juifs dans ces manifestations.
« Au nom de la lutte contre l’antisémitisme, » l’Allemagne attaque les juifs antisionistes, dit Wieland Hoban, président de la Voix juive pour une paix juste au Proche-Orient (Jüdische Stimme für gerechten Frieden in Nahost), fondée en 2003 à Berlin.
Au cours des derniers mois, la Voix juive pour la paix a été confrontée à diverses formes de répression par le gouvernement allemand, notamment le gel des comptes bancaires et l’annulation d’événements. Des membres du mouvement ont été arrêtés, licenciés et censurés. « Cette répression est une forme d’antisémitisme moderne. Pas dans le sens d’être une cible parce que nous sommes juifs. L’antisémitisme vient du fait que l’establishment allemand veut décider qui est juif. Et il nous dit que nous ne sommes pas juifs si nous ne soutenons pas Israël », constate Hoban.
Confondre Israël avec les Juifs a une grave conséquence, selon l’activiste, car « cela profite aux principaux partisans d’Israël, aux fanatiques évangélistes américains et à l’extrême droite pro-sioniste, qui restent dans l’ombre pendant que les Juifs sont coupables des crimes israéliens ».
Pour la classe politique allemande, l’identification juive à Israël est un pilier central et rejeter ce qu’Israël fait et représente signifie rejeter l’identité juive, dénonce Hoban, ajoutant que « c’est cette aberration cognitive qui, à leurs yeux, fait de nous, Juifs antisionistes, des antisémites ».
Le militant souligne que cette idée a des racines profondes. « L’association des Juifs à Israël fait partie du récit de la rédemption nationale en Allemagne. Si l’holocauste est le péché originel de l’Allemagne moderne, alors la seule chose qui peut modérer cette culpabilité est le soutien inconditionnel à Israël, qui est présenté comme le plus proche d’une fin heureuse après l’holocauste. »
« En étant anti-apartheid ou anti-occupation, nous entravons ce récit, » ajoute-t-il, pour expliquer que l’establishment allemand ne peut tolérer aucune solidarité avec les Palestiniens parce que « quiconque rappelle au monde qu’Israël a été créé à travers de grandes injustices et continue à commettre des crimes contre les Palestiniens révèle que le mal fait n’a pas disparu, la faute est transférée aux Palestiniens ».
Des mouvements comme la Jüdische Stimme sont très problématiques pour ce récit officiel, souligne Hoban, car « le soutien à Israël, compris comme une façon de compenser l’holocauste, est source d’un sentiment de supériorité morale, et cela ne fonctionne que tant qu’il est possible d’identifier les Juifs avec Israël ».
Il y a déjà des cas de personnes originaires de pays arabes, et surtout palestiniens, qui dans les processus de naturalisation ont été interrogés sur leurs opinions sur Israël. « La sottise de demander à un réfugié palestinien si le droit d’Israël à exister est reconnu, c’est surréaliste », dit Hoban pour conclure que tout cela révèle que pour l’État allemand, Israël fait partie de l’identité officielle. « Reconnaître la légitimité d’Israël va de pair avec la reconnaissance de la légitimité de l’Allemagne. »
Nelson Pereira
Traduit du portugais par PS