Par Hagai El-Ad, Directeur exécutif de B’Tselem.
Hagai El-Ad, Directeur exécutif de B’Tselem, a pris la parole devant le Conseil de sécurité des Nations Unies ce soir, à la session trimestrielle prévue par la résolution 2334.
Merci, Monsieur le Président,
Merci, membres du Conseil de Sécurité,
Il est très difficile, voire impossible, de décrire l’indignité, l’outrage et la souffrance d’un peuple privé de droits pendant plus de cinquante ans. Ici, dans ces locaux, il est difficile de donner corps aux vies que les Palestiniennes endurent sous occupation. Mais bien plus grande que cette difficulté, est celle de faire face à une existence intolérable au quotidien, d’essayer de vivre, de fonder une famille, de développer une communauté dans ces conditions.
Cela fait bientôt deux ans que j’ai eu l’honneur d’être convié à témoigner devant ce Conseil. Deux ans de plus d’occupation, deux ans durant lesquels la routine des 49 années d’occupation s’est prolongée. Depuis ma dernière présentation ici, 317 Palestiniens ont été tués par les forces de sécurité israéliennes, et treize Israéliens ont été tués par des Palestiniens. Israël a démoli 294 maisons palestiniennes, et a continué d’effectuer des arrestations quotidiennes, notamment de mineurs. Des colons israéliens ont vandalisé et déraciné des milliers d’oliviers et de vignes. Les forces de sécurité israéliennes ont continué, sur une base régulière, d’entrer dans des maisons palestiniennes, parfois au milieu de la nuit pour réveiller des enfants, noter leurs noms et les prendre en photo. Les Palestiniens ont perdu d’innombrables heures à attendre aux check-points, sans explications. Et ainsi se poursuit la routine de l’occupation.
Tout ceci est souvent présenté comme ‘’le statu quo’’. Pourtant, cette réalité n’a rien de statique. C’est un processus calculé et délibéré de fractionnement d’un peuple entier, de fragmentation de leur territoire, et de perturbation des vies des Palestiniens. C’est un processus de séparation de Gaza et de la Cisjordanie, et la Cisjordanie de Jérusalem-Est, diviser le reste de la Cisjordanie en petites enclaves. Au bout du compte, il n’en reste que des morceaux isolés, bien plus faciles à opprimer : une famille sur le point d’être ‘’expulsée’’ dans le quartier de Silwan à Jérusalem-Est ; une communauté comme celle de ‘Urif, au sud de Naplouse, essayant tant bien que mal de défendre ses terres agricoles face aux actions violentes et non-réprimées des colons israéliens ; ou encore la ‘’zone A’’ de la Cisjordanie, commodément présentée comme ‘’sous contrôle palestinien total’’, mais constituant en réalité de grands Bantoustans, rognés lentement mais sûrement par des colonies israéliennes qui continuent de s’étendre.
Rien de tout ceci n’est dû au hasard. Tout, au contraire, répond à une politique. Deux exemples récents et manifestes sont le comportement d’Israël lors des récentes manifestations à Gaza, et les plans israéliens pour Khan al-Ahmar, une communauté de bergers palestiniens. Environ 200 personnes vivent à Khan al-Ahmar, à quelques kilomètres à peine de Jérusalem, dans une zone où Israël cherche depuis longtemps à minimiser la présence palestinienne pour l’extension de ses colonies.
Israël prévoit de raser cette communauté dans son intégralité, affirmant à cette fin que ses structures ont été construites ‘’illégalement’’. Le gouvernement affirme par ailleurs qu’il a généreusement offert aux membres de la communauté une réinstallation, allant jusqu’à garantir de mettre main à la poche pour financer le site de réinstallation. Israël considère que son action est légitime : la Haute Cour de Justice (cour suprême) n’y a-t-elle pas apposé son sceau d’approbation ? Mais ces affirmations ne sont rien de moins que des falsifications, minutieusement confectionnées par des juristes s’appuyant sur les formalismes légaux bancals et injustes. En premier lieu, l’argument selon lequel les habitations ont été construites sans permis des autorités israéliennes est fallacieux. Les Palestiniens ne sont pas intrinsèquement des hors-la-loi, contrairement à ce que certains suggèrent en Israël. Ils construisent illégallement car ils n’ont pas d’alternative. Pour les Palestiniens, il est tout simplement impossible d’obtenir des permis de construire de la part des autorités israéliennes car le plan urbain établit par Israël en Cisjordanie est conçu pour servir les colons et déposséder les Palestiniens. En second lieu, le gouvernement omet de mentionner que les deux sites de réinstallation qu’il a si magnanimement offert laissent à désirer : l’un est situé à côté d’une décharge et l’autre à côté d’une station de traitement des eaux usées. De plus, un tel transfert mettrait en péril la capacité de la communauté à gagner sa vie. Enfin, dans son verdict, la Haute Cour a complètement ignoré la réalité du régime de planification urbaine en Cisjordanie. Ainsi, le fait que la Haute Cour ait approuvé la décision du gouvernement ne rend pas la démolition juste ou même légale. Elle ne fait que rendre l’autorité judiciaire complice de ce qui ne constitue rien de moins qu’un crime de guerre, celui du transfert forcé d’une population protégée sur un territoire occupé.
Avec une population de presque 2 millions de personnes, la bande de Gaza est essentiellement devenue une prison à ciel ouvert. Ses détenus ont organisé des manifestations ces six derniers-mois, après avoir souffert plus d’une décennie du blocus israélien ayant mené à un effondrement économique, des taux de chômage crevant le plafond, la pollution de l’eau destinée à la consommation, un accès à l’énergie en chute libre, et au bout du compte, à un profond désespoir. Depuis le 30 mars, plus de cinq mille Palestiniens ont été blessés par des balles réelles israéliennes, and plus de 170 ont été tués – dont au moins 31 mineurs. Les plus jeunes n’étaient que des petits garçons. Majdi a-Satari, Yasser Abu a-Naja et Naser Musbeh n’avait qu’onze ans lorsqu’ils ont été tués.
Tout comme pour Khan al-Ahmar, la Haute Cour israélienne a considéré les politiques israéliennes concernant la bande de Gaza ‘’légales’’ sur un certain nombres de points – notamment divers aspects du blocus – et a récemment approuvé les règles d’engagement autorisant les snipers israéliens à continuer de tirer, à distance, sur des manifestations à l’intérieur de Gaza.
Eh bien, le seul problème avec tout ceci est que ce n’est aucunement légal, moral, ni même vaguement acceptable. Cependant, tant que ce processus méthodique et implacable ne déclenche pas un outrage international et une action internationale subséquente, Israël peut entretenir avec succès cette contradiction dans les termes : opprimer des millions de personnes tout en restant considéré comme une ‘’démocratie’’.
Voilà comment, en résumé, fonctionne le schéma de l’occupation : les institutions israéliennes, dans lesquelles les Palestiniennes n’ont aucune représentation, déplacent des morceaux de papiers le long d’une ligne de dés-assemblage bien huilée. Comment légalisons-nous la destruction de cette communauté ? Comment dissimulons-nous un nouveau meurtre ? Comment nous emparons-nous de cette portion de terre palestinienne ? Avec plus de 50 ans d’expérience, nous avons eu tout le temps de parfaire cette mascarade parfaitement rodée. Nous sommes désormais de véritables experts en construction de cette façade de légalité, qui s’est montrée fort utile et nous protégeant de toute conséquence internationale tangible.
Aucune de ces actions n’a de rapport avec la sécurité, contrairement à ce qu’affirme Israël. En revanche, elles affectent le concept amorphe que l’on appelle le Processus de Paix au Proche-Orient. Si l’on regarde au-delà de cette expression, il apparait clairement que cette solution, qui reste supposément à négocier, est en fait dictée, jour après jour, par des actions israéliennes unilatérales. Membres du Conseil, dans les coulisses de ce ‘’processus’’, c’est la Palestine qui s’étiole.
Considérez ces analogies historiques.
L’empêchement du vote des personnes non-blanches était une pierre angulaire des États du sud américain sous les lois Jim Crow, mais nous sommes allés encore plus loin, avec rien de moins que l’oblitération du vote. Les Palestiniens sous occupation demeurant non-citoyens, ils ne peuvent pas voter, et n’ont surtout absolument aucune représentation au sein des institutions israéliennes qui gouvernent leurs vies. Ou jetez un oeil aux systèmes de planification discriminatoires et au système légal séparé dans les territoires occupés. Ceux-ci nous renvoient à la politique du Grand Apartheid en Afrique du Sud. S’il est entendu qu’aucune des deux analogies n’est parfaite, l’Histoire n’offre pas la précision ; elle propose une boussole morale. Et cette boussole invite au rejet de l’oppression israélienne des Palestiniens, avec la même conviction inébranlable au nom de laquelle l’humanité a par le passé rejeté ces immenses injustices.
Israël semble suivre une boussole différente, et s’affaire à supprimer tout obstacle compromettant son objectif. Les efforts en cours pour légiférer contre les organisations israéliennes pour les droits humains sont désormais accompagnés par une nouvelle norme dans laquelle l’opposition à l’occupation est considérée comme une trahison. Les déclarations du gouvernement israélien en amont de cette réunion du Conseil ne sont qu’un triste exemple de plus de l’esprit dominant de notre époque. Au Premier Ministre Nétanyahou, je dis ceci : vous ne nous ferez jamais taire – ni nous ni les centaines de milliers d’Israéliens qui rejettent un présent fondé sur la suprématie et l’oppression, et s’engagent pour un future bâtit sur l’égalité, la liberté et les droits humains.
Je ne suis ni un traitre, ni un héros. Les vrais héros sont les Palestiniens qui endurent cette occupation avec courage et persévérance ; qui sont réveillés au milieu de la nuit par des soldats débarquant dans leurs maisons ; qui savent que si un de leurs proches est tué, l’impunité sera garantie aux responsables ; qui restent sur leur terre tout en sachant que ce n’est qu’une question de temps avant que les bulldozers arrivent.
Je suis un membre d’une équipe d’environ 40 Israéliens et Palestiniens engagés. Nous ne nous intéressons pas aux nombres d’Etats nécessaires pour arriver à une ‘’solution’’. Nous nous concentrons plutôt sur la réalisation des droits humains. C’est pourquoi nous rejetons l’occupation. Nous la rejetons parce que la réalité actuelle est entièrement incompatible avec le droit et la justice. C’est une réalité entièrement incompatible avec une vie de liberté et de dignité pour l’ensemble des 13 millions de personnes – Israéliens comme Palestiniens – vivant entre le Jourdain et la Méditerranée. Voilà le futur pour lequel nous nous engageons.
Certes, il parait lointain, et semble s’éloigner toujours plus. Mais nous pouvons faire de ce futur une réalité. Une action internationale robuste peut le rendre possible. C’est là l’unique option non-violente viable. Le monde doit signifier à Israël qu’il ne restera plus les bras croisés, qu’il interviendra contre le démantèlement du peuple palestinien.
L’ordre international basé sur des règles ne se défendra pas de lui-même. La fragmentation de la Palestine est néfaste tant pour les Palestiniens que pour les Israéliens, ainsi que pour le droit international et les valeurs qu’il porte. Il est du devoir du Conseil de Sécurité – vos délégations, réunies dans cette pièce – de surveiller cela. Les enjeux sont énormes. Le Conseil de Sécurité doit agir. En fait, il a déjà décidé de le faire, certes de façon très limitée. Néanmoins, et ce n’est pas un secret, le Secrétaire Général n’a jusqu’à ce jour pas eu grand-chose à rapporter au Conseil concernant la mise en oeuvre de l’article 5 de la résolution 2334.
Avant de terminer, je voudrais revenir sur Khan al-Ahmar. La nécessité d’agir est critique et urgente.
Alors qu’Israël met à l’épreuve la volonté politique de la communauté internationale, pour voir jusqu’où et à quelle vitesse il peut avancer, le sort de Khan al-Ahmar va déterminer celui des communautés palestiniennes à travers l’ensemble de la Cisjordanie. Jusqu’à maintenant, les préparations israéliennes à la démolition de Khan al-Ahmar se poursuivent à un rythme soutenu. Les déclarations internationales à haut niveau n’ont pas eu d’impact, pas même la voix unie, exprimée le 20 septembre, des cinq membres européens actuels de ce Conseil, accompagnés par l’Italie (ancien membre), la Belgique et l’Allemagne (futurs membres). Je vous adresse mon appréciation et mes remerciements les plus sincères. Sans vos efforts, je doute que Khan al-Ahmar existe encore aujourd’hui. Mais Israël a déjà répondu à votre déclaration en continuant ses préparatifs pour la démolition. Il y a quelques jours à peine, le ministre de la défense a décrit un acte qui constituerait un transfert forcé comme un simple ‘’déplacement d’un petit groupe de personnes dans un rayon de quelques kilomètres’’. Il vous a demandé de cesser votre ‘’ingérence flagrante’’ dans les plans israéliens, comme si le transfert forcé de Khan al-Ahmar, une étape stratégique dans le projet de démantèlement israélien, devait être considéré comme une affaire interne, domestique.
Membres du Conseil de Sécurité : vous avez parlé, et c’est ainsi qu’Israël vous a répondus. Il faut passer à l’action.
Merci beaucoup.
Hagai El-Ad, Directeur exécutif de B’Tselem