Par l’Agence Média Palestine, du 1er au 10 octobre 2025.
Éric Fassin est professeur de sociologie et d’études de genre, à l’Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis, chercheur au SOPHIAPOL, membre senior de l’Institut Universitaire de France. Il est notamment l’auteur de Misère de l’anti-intellectualisme. Du procès en wokisme au chantage à l’antisémitisme (Textuel, 2024, deuxième édition augmentée 2025). Il nous livre un texte inédit dans le cadre de ce dossier de l’Agence Média Palestine, pour étayer son opinion sur l’après 7 octobre.

Les universités en procès
Le 4 septembre 2025, l’Université de Californie à Berkeley notifiait cent soixante membres de la communauté universitaire, étudiant·es, professeur·es et personnel administratif, que leur nom apparaissait dans des rapports envoyés à la demande de l’administration Trump sur des « allégations d’incidents antisémites ». Toutefois, aucune information ne leur était communiquée sur le contenu de ces dossiers. Judith Butler, qui figure dans cette liste, a été en position de le révéler publiquement pour dénoncer une logique kafkaïenne : « K espère désespérément bénéficier de protections équivalentes à celles offertes par le 6e et le 14e amendements de la Constitution, à savoir le droit à être défendu par un avocat, le droit à être présenté devant un jury impartial, et le droit à connaître l’identité de ses accusateurs, la nature des accusations portées contre soi et les preuves retenues pour instruire un procès. » Or, le courrier du service juridique de l’université semble impliquer que « l’allégation n’a fait l’objet d’aucune enquête ni d’aucun jugement. » On est bien au pays de Kafka.
Depuis le 7 octobre 2023, aux États-Unis, les universités, et en particulier les plus prestigieuses, sont accusées de tolérer, voire d’encourager l’antisémitisme. C’est pour ce motif, ou plutôt sous ce prétexte, qu’à la suite d’auditions organisées deux mois plus tard par des élus républicains à la Chambre des Représentants, plusieurs présidentes de l’Ivy League ont été poussées à la démission : celle de l’Université de Pennsylvanie, puis de Harvard, puis de Columbia. En 2025, sous le coup d’accusations similaires, les présidents de l’Université de Virginie et de Cornell ont subi le même sort. Aux unes comme aux autres, il est reproché de n’avoir pas su, voire voulu, empêcher les manifestations propalestiniennes sur leurs campus. La solidarité avec Gaza est ainsi identifiée à l’antisionisme, considéré comme une forme d’antisémitisme au nom d’une définition empruntée à l’International Holocaust Remembrance Alliance (IHRA). Dès lors, en dépit du soutien d’associations, d’étudiants et de professeurs juifs, ce qui est visé, c’est la critique d’Israël, et en l’occurrence de la guerre menée par son gouvernement.
L’extrême droite contre l’antisémitisme ?
Qu’il s’agisse d’un régime d’extrême droite est la clé : il s’agit bien en réalité de politique, plus que d’antisémitisme. Comment expliquer sinon qu’aux États-Unis la droite républicaine radicalisée se mobilise contre, tout en continuant de porter elle-même un discours antisémite ? Ce n’est pas un hasard si les discours de haine se sont multipliés après le rachat de Twitter par Elon Musk, non seulement contre les minorités sexuelles et raciales, mais aussi contre les juifs. Ce milliardaire d’origine sud-africaine s’est fait le relais des campagnes xénophobes et racistes sur les réseaux sociaux contre le (supposé) Grand remplacement. Dans sa version états-unienne, aux remplaçants de couleur et aux remplacés blancs s’ajoute la figure du remplaceur – présumé juif. Autrement dit, ce sont des personnages comme George Soros qui se voient imputer la responsabilité d’une « submersion migratoire ». Elon Musk lui-même n’a pas hésité à reprendre à son compte cette version antisémite de la rhétorique du Grand remplacement, soutenu par d’éminentes figures de la droite radicale, comme Tucker Carlson ou Charlie Kirk, pour qui « le fondement philosophique du racisme anti-blanc a été en grande part financé par des donateurs juifs ». Qu’importe ce conspirationnisme : non seulement l’antisionisme serait antisémite, mais l’antisémitisme se réduirait, dans ce discours porté par l’alt-right, à l’antisionisme.
Ce qui vient légitimer cette double redéfinition de l’antisémitisme, par extension puis réduction à l’antisionisme, c’est d’une part, aux États-Unis, la validation par l’Anti-Defamation League (ADL), association historiquement engagée contre l’antisémitisme, et d’autre part, en Israël, l’appui de Benyamin Nétanyahou et son gouvernement, au nom des « valeurs judéo-chrétiennes ». Autrement dit, l’extrême droite a réussi à imposer une version qui lui sert d’arme de guerre contre la « gauche radicale », également redéfinie pour inclure, non seulement le mouvement antifa, déclaré terroriste, mais aussi le parti démocrate, jugé marxiste et communiste, nonobstant son ralliement au néolibéralisme. La diabolisation de la gauche est ainsi l’envers de la dédiabolisation de l’extrême droite. Ce retournement rhétorique n’est pas propre aux États-Unis : en France aussi, il a réussi à s’imposer dans le jeu électoral pour le plus grand bénéfice du Rassemblement national : les enquêtes annuelles de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) n’ont-elles pas établi que, en miroir inversé de l’électorat de gauche, celui d’extrême droite est à la fois le plus antisémite par ses préjugés antisémites et le plus sioniste dans son soutien à Israël ?
Le modèle trumpiste
De fait, la droite française s’est employée à imiter les représentants républicains au Congrès en organisant, à l’Assemblée nationale comme au Sénat, des auditions pour malmener les présidents d’université en accusant pareillement leurs institutions de tolérer des manifestations d’antisémitisme. Sans doute l’intimidation n’a-t-elle pas eu le même succès qu’aux États-Unis, où des président·es ont été poussé·es à la démission par des conseils d’administration extra-universitaires ; en France, parmi leurs homologues, ça n’a pas été le cas. C’est que leur légitimité repose sur l’élection par la communauté universitaire. L’auto-gouvernement est en France, à la différence des États-Unis, au principe des libertés académiques. Reste que ces auditions ont amené le Parlement à adopter une loi sur la lutte contre l’antisémitisme dans l’enseignement supérieur qui a failli reprendre à son tour la définition de l’IHRA.
Le modèle trumpiste fait la démonstration que la lutte contre l’antisémitisme n’est qu’un prétexte, non seulement parce qu’il s’accommode d’un complotisme antijuif, mais aussi du fait qu’il est le point de départ d’autres attaques. À UCLA, par exemple, l’enquête pour antisémitisme s’est conclue par des exigences de contrôle sur le recrutement des étudiant·es et des professeur·es, en même temps que sur des contenus pédagogiques, qu’il s’agisse de genre, de race ou plus largement de l’histoire nationale. C’est ainsi, par exemple, que les enquêtes lancées sur l’antisémitisme universitaire permettent au régime, du même coup, d’imposer sa politique transphobe. La rhétorique de la lutte contre l’antisémitisme joue un rôle de fer de lance dans l’offensive néofasciste contre la gauche académique.
De fait, les attaques anti-universitaires n’ont pas commencé le 7 octobre 2023. On est passé, pour reprendre le sous-titre de mon livre Misère de l’anti-intellectualisme, publié un an plus tard, « du procès en wokisme au chantage à l’antisémitisme. » L’imputation de wokisme, comme la dénonciation de la cancel culture, qui ont toutes deux traversé l’Atlantique, ou encore, spécificité française, l’accusation d’islamogauchisme, visent l’ensemble des savoirs critiques. Il s’agit de champs disciplinaires où, refusant l’exigence politique de neutralité, des universitaires dissipent l’évidence trompeuse de l’ordre social. En réaction, on a vu se monter des campagnes contre « l’idéologie du genre » (en France, on dit plutôt « théorie du genre ») puis contre la Critical Race Theory (en France, on parle d’intersectionnalité).
En finir avec la vérité
Reste que, avec la réélection de Donald Trump et les décrets présidentiels édictés dès son investiture, il a fallu se rendre à l’évidence : les savoirs critiques n’étaient qu’une première cible. Depuis lors, c’est aussi bien la science du climat que les savoirs médicaux, des vaccins à l’autisme, qui sont remis en cause par le pouvoir politique dans une version droitière du lyssenkisme. Autrement dit, ce n’est pas seulement la gauche universitaire ; c’est l’université en tant que telle. L’actuel vice-président, J.D. Vance, avait fait en 2021 un discours intitulé : « Les universités, voilà l’ennemi. » Il y faisait écho à Richard Nixon : « Les professeurs, voilà l’ennemi. » En 2025, c’est Christopher Rufo, l’homme de main du régime dans cette guerre anti-académique, qui revendique d’instiller une « terreur existentielle » au monde universitaire.
Comment comprendre la visée politique de cet anti-intellectualisme ? Sans doute s’appuie-t-il sur une forme d’anti-élitisme mobilisant le ressentiment populiste face à l’arrogance culturelle de certains mandarins ; mais il ne faut pas se laisser abuser par cette rhétorique. Les élites actuelles sont économiques, et non intellectuelles. Pourquoi s’en prendre alors aux universitaires ? C’est d’abord que cette corporation forme la jeunesse qui reste la classe d’âge la plus éloignée, idéologiquement, de la tentation néofasciste. Autrement dit, les universitaires, à défaut d’exercer un véritable pouvoir, sont susceptibles d’avoir une certaine influence. C’est ensuite qu’au moment où l’édition et les médias tombent sous la coupe d’oligarques, le monde universitaire est un des derniers endroits où la critique peut se déployer avec une relative liberté. C’est enfin que le néofascisme veut en finir avec l’idéal de recherche de la vérité qui est censé définir le monde universitaire. Pour imposer leur vérité, ces régimes s’acharnent à saper l’autorité de la vérité en inondant l’espace public de ce que le philosophe Harry Frankfurt appelle bullshit – et que je traduis par « n’importe quoi » : non pas (seulement) les fake news, mais (aussi et surtout) les alternative facts.
C’est ainsi qu’il faut comprendre l’anti-intellectualisme politique actuel. Aux États-Unis, il résonne avec l’histoire du maccarthysme. Une fois encore, les intellectuels sont la cible, en même temps que la gauche. Toutefois, l’antisémitisme des années 1950 a cédé la place, dans les années 2020, à ce qui se présente comme une lutte contre l’antisémitisme. Aux États-Unis, les juifs ne s’y sont pas trompés. Alors que beaucoup s’inquiètent d’une poussée d’antisémitisme, 72% jugent que l’antisémitisme n’est qu’un prétexte de Trump pour attaquer les universités. Ce n’est donc pas un hasard si Judith Butler, qui revendique fortement son inscription dans l’histoire juive, est taxée d’antisémitisme. La lutte contre l’antisémitisme instrumentalisée par des antisémites contre des juifs, n’est-ce pas l’ultime assaut politique contre la vérité dans son principe même ?