Union juive française pour la paix

Deux ans après : penser depuis le 7 octobre – Article #3 du 3 octobre 2025 : Le nouvel esclavage

Penser le genocide deux ans apres Agence media Palestine Deux ans après : penser depuis le 7 octobre – Article #3 du 3 octobre 2025 : Le nouvel esclavage

Par l’Agence Média Palestine, du 1er au 10 octobre 2025.

Nahla Chalal est professeure de sociologie politique. Rédactrice en chef du média Assafir Al Arabi depuis sa fondation en 2012. Elle est militante depuis son plus jeune âge pour la libération de la Palestine et se définit comme “en faveur de toutes les causes justes, se recoupant sans cesse”. Elle partage dans ce texte écrit pour l’Agence Média Palestine sa vision des suites du 7 octobre 2023.

Traduit de l’arabe par Saida Charfeddine.

Nahla Chahal Deux ans après : penser depuis le 7 octobre – Article #3 du 3 octobre 2025 : Le nouvel esclavage

Un spectre d’une noirceur suffocante plane sur le monde. Malgré une mobilisation stupéfiante -constante et surtout croissante – pour s’indigner du génocide en cours à Gaza et exiger son arrêt, les humains se sentent impuissants, incapables d’influer sur ceux qui commettent ce crime majeur. Des millions de personnes arpentent les rues à travers le monde ; pétitions et prises de position émues et sans équivoque se multiplient et s’amplifient, touchant des milieux jusqu’alors indifférents, aux quatre coins du globe. La question palestinienne retrouve la place qu’elle mérite : celle de référence à « الضمير » , à la conscience humaine. Et pourtant, rien n’y fait : rien n’arrête les génocidaires. Eux aussi poursuivent leur besogne.

Dans le monde arabe, les moyens de maîtriser les peuples ne se limitent plus à l’appauvrissement et à l’oppression, instruments traditionnels du contrôle. S’y ajoutent aujourd’hui des techniques planifiées et réfléchies d’installation de la désespérance.

Mais cette situation est globale, à différents niveaux. Elle touche tous les domaines : politique, économique, culturel et intellectuel. Elle n’est pas née soudainement, elle ne se réduit pas non plus à la guerre génocidaire qui ravage Gaza depuis deux ans avec une brutalité inouïe. Le glissement vers ce nouveau monde s’est opéré progressivement, décennie après décennie. Le passé en portait déjà les germes, mais ceux-ci coexistaient alors avec des espoirs et des rêves de prospérité, de progrès et d’égalité.

Puis vint la guerre génocidaire à Gaza, signe d’un tournant décisif dans l’histoire de l’humanité.

Gaza est en train d’être anéantie sous le regard du monde entier, qui suit l’événement en direct par l’image et le son, instantanément. Personne n’est en mesure de l’arrêter : les peuples indignés, et le peuple palestinien en premier, souffrent et se déclarent impuissants.

Il y a aussi les indifférents, ceux qui ne s’intéressent pas à la question, qui se sentent à part, blancs et souverains, ou qui, absorbés par leurs propres problèmes, voient Gaza comme un lieu lointain. Beaucoup ont déjà oublié ce qui s’est passé en Irak, par exemple, il y a un quart de siècle. Pour compléter le tableau : ajoutez l’amnésie à l’appauvrissement, à l’oppression, à la désespérance et à la peur.

Il y a enfin ceux qui ne veulent pas agir, toutes les autorités occidentales coloniales et les régimes arabes assujettis et insignifiants.

Nous assistons donc à une rupture continue et complexe. Son nom est Gaza et la guerre génocidaire menée contre elle par Israël, qui agit en maître absolu de ce nouveau monde qui émerge sous nos yeux. Israël agit comme ces rebuts de l’Europe : criminels, voleurs, tueurs, affamés, que leurs dirigeants, pour s’en débarrasser, avaient expédiés conquérir, piller et réduire en esclavage les nouveaux mondes : Amériques, Afrique, Asie du Sud-Est, Australie. Des racailles cadrées par des seigneurs et des chefs militaires, bénies par les autorités religieuses.

Comme lors de l’extermination historique des peuples autochtones d’Amérique, sur plus de trois siècles après sa « découverte », ou lors des massacres dans la baie du Bengale à la même époque. Pillages, villages brûlés, massacres sans autre justification que l’avidité pour une nouvelle épice découverte là-bas : la noix de muscade !

Le déplacement forcé et incessant des Gazaouis à l’intérieur de la bande de Gaza, leurs bombardements, leur mise à mort dans les prétendus « couloirs sûrs », ou le largage – sur des tentes – de bombes dont la puissance dépasse plusieurs fois celle d’Hiroshima, multiplient les preuves de l’effet annoncé et de l’objectif poursuivi.

Tout comme 1492 a marqué un tournant fondamental, et posé les bases du capitalisme moderne, ce qui se passe aujourd’hui à Gaza, puis, selon des pratiques déjà visibles, dans toute la Palestine et plus tard dans la région (voir les cartes de Netanyahou), constitue un tournant, un moment de rupture avec notre monde familier.

La guerre d’extermination en cours à Gaza annonce l’avènement d’un capitalisme non productif : purement rentier, pillard, dédié à une petite minorité de gens, et qui estime que les autres sont « de trop ». Cette mutation explique le déclin des partis bourgeois traditionnels en Occident, leur trivialité, leur déboussolement et l’absence de leadership : leurs dirigeants paraissent vulgaires, presque clownesques. Dans ce cadre s’inscrivent aussi les controverses climatiques, atteintes à l’existence même de la vie sur Terre par le comportement des puissants, ainsi que la santé publique négligée et l’éducation en rapide déclin. Ce sont quelques-unes des caractéristiques de cette nouvelle ère.

On peut multiplier grèves et manifestations, entretenir les divisions à gauche, se réjouir de maigres succès syndicaux – quand ils existent. Tout cela appartient cependant au passé, tant sur le plan intellectuel que pratique. L’équation a changé et nous restons inconscients, comme les « hommes de la caverne »1.

Besoin de preuves supplémentaires ? La guerre contre Gaza a fait tomber les valeurs humaines énoncées depuis le soi-disant « Siècle des Lumières ». Elles ont été anéanties par cette guerre, malgré leurs limites, imperfections et écarts par rapport aux principes généraux proclamés.

Les scènes sont désormais brutes. Les dirigeants arabes, tous sans exception, n’ont plus honte et ne dissimulent plus rien. Trump, lui, se vante de son soutien aux complots des dirigeants israéliens. Tous mentent sans hésiter, nient la famine à Gaza et continuent de festoyer. Ce n’est pas seulement la posture d’un président américain, directe et claire, mais celle des autorités occidentales importantes : ruse, hypocrisie et fanfaronnade creuse. Et lorsque le massacre s’aggrave et s’étend, celles-ci désapprouvent timidement, puis n’agissent pas, et ne le feront pas. Les excuses pullulent.

S’ajoutent la position honteuse de l’Autorité palestinienne et celle, infâme, des autorités égyptiennes. Nombre de dirigeants arabes influents approuvent et soutiennent Israël, pratiquement et publiquement, par armes, matériel et argent, accompagnés de déclarations tordues. D’autres ne tentent même pas d’exercer la moindre pression alors qu’ils détiennent des cartes majeures : suspendre ou geler les échanges commerciaux, menacer de rompre les accords de normalisation. Les deux grands “empires” qui entourent le monde arabe, la Turquie et l’Iran, adoptent des postures hypocrites et fuyantes qui se dévoilent de scandale en scandale.

Complices du génocide. Ils préféreraient tous qu’on en finisse aujourd’hui plutôt que demain et que Gaza et sa population soient effectivement ensevelies, réalisant le rêve formulé par le Premier Ministre Israélien Yitzhak Rabin en 1992, un an avant les accords d’Oslo : « Je souhaite me réveiller un jour et voir Gaza engloutie par la mer ».

Souvenons-nous : le monde arabe avait basculé après la Nakba de 1948. Des pouvoirs sont tombés, remplacés par des classes montantes, des discours de lutte, et des promesses d’égalité. Ce fut un moment significatif, quelle qu’en ait été l’issue. Aujourd’hui, rien de tel. Tout est mis en œuvre de façon systématique pour habituer les peuples à l’humiliation et à la défaite, les forcer à accepter la soumission et les distraire de l’essentiel par des futilités.

Outre l’appauvrissement, l’oppression, la désespérance, l’intimidation et l’oubli, nous faisons face à une éducation minée, à des médias anéantis, à des minarets empêchés de prononcer le seul nom de Gaza, à des valeurs piétinées et ridiculisées, à une vulgarité généralisée, et à des rivalités sectaires, religieuses et régionales entretenues. Les hauts gradés des armées arabes ont été soudoyés par l’argent, les privilèges et les postes… ou paralysés par la peur. Avec l’abolition des principes, des contrôles et des cadres, toutes les décisions sont désormais soumises à l’arbitraire.

Voici Gaza. Voici ce qu’elle nous dit. Elle incarne à elle seule la misère qui pèse aujourd’hui sur l’humanité toute entière. Sans l’événement du 7 octobre, on aurait trouvé un autre événement, où, faute de mieux, on l’aurait fabriqué de toutes pièces – souvenez-vous du storytelling autour de l’Irak avant l’invasion coloniale.

Si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain : il n’y aura pas de salut pour le monde contre ce nouvel esclavage sans le salut de Gaza. Là est la boussole.



Note-s

  1. En référence aux multiples textes mythologiques et religieux, repris par une sourate du Coran – la sourate de al Kahf-  qui parle de « l’endormissement des gens de la caverne ».[]
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