La réédition de La Mécanique raciste, actualisée, augmentée d’un avant-propos et d’un nouveau chapitre, vient à point nommé compte tenu de la séquence historique mondiale et nationale qui est la nôtre et des questions complexes qu’elle pose. Le livre Le Choc des civilisations de Samuel Huntington, publié en 1996, ouvre cette séquence en imposant une grille de lecture essentialiste, d’une part, et de nouveaux visages du racisme, d’autre part. Depuis, elle est devenue médiatiquement et politiquement hégémonique, et a pour conséquence l’imposition d’un cadre pour penser le réel en termes d’identité, de « valeurs de la république », d’assimilation, etc. Ce cadre de pensée réducteur contraint à percevoir l’immigration comme problème, l’islam comme danger et l’identité « nationale » comme menacée. Il contribue de ce fait à créer les conditions d’une « droitisation » de la société française et même d’un processus de « fascisation ». Ce simple constat suffit à souligner l’actualité de la démonstration de Pierre Tevanian. Plus encore qu’au moment de leur première parution, les thèses de cet ouvrage permettent de saisir les processus à l’œuvre dans notre société et les enjeux cruciaux qu’ils révèlent. C’est l’utilité sociale et politique de ce livre que je tiens ici à souligner, à la lumière des dynamiques sociales et idéologiques qui se sont déployées depuis sa première édition.
Concept, percept, affect
Le racisme est un édifice conceptuel exprimant une conception du monde : une architecture pyramidale de la société où les différences, réelles ou supposées, légitiment une inégalité de traitement. La différence posée comme prémisse du raisonnement raciste conduit en conclusion à la légitimation de l’inégalité, après une série d’opérations que Pierre Tevanian nomme différenciation, péjoration, focalisation et essentialisation.
L’épisode médiatique et politique du burkini, qui a agité le landernau médiatique au cours de l’été 2016, illustre parfaitement ce processus. Alors que nos plages reflètent dans la multiplicité des tenues (du caleçon au slip de bain, du bikini au monokini) la diversité des rapports au corps et des modes de consommation du bord de mer, il a suffi d’une circulaire municipale pour qu’une tenue précise devienne une « différence » essentielle et significative. Cette construction d’une différence par les circulaires, les déclarations politiques et les commentaires médiatiques s’est en outre déployée, indiscutablement, sur le registre de la péjoration. Le burkini, nous a-t-on dit, véhicule une vision rétrograde de la femme, témoigne d’une offensive « salafiste[1] » et représente une menace pour l’ordre public. Cette péjoration s’est évidemment alimentée d’une focalisation (faisant disparaître derrière l’objet « burkini » les personnes qui voulaient simplement accéder au droit de se baigner) et d’une essentialisation (toutes ces femmes étaient réduites à une homogénéité de motivation, de comportement, de message). Enfin, l’interdiction d’accéder à la plage atteste d’une inégalité de traitement dans le droit d’accès au loisir.
Mais le racisme n’est pas qu’un concept, nous rappelle Pierre Tevanian : il est également un percept, c’est-à-dire un mode de perception construit historiquement et socialement, transmis et intériorisé par la culture. De nombreux travaux contemporains ont mis en évidence la façon dont les représentations sociales de l’Arabe, du Noir et du musulman ont été forgées par plusieurs siècles d’esclavage et de colonisation. Ces imaginaires hérités ne suffisent cependant pas à expliquer leur persistance sur la longue durée, et encore moins leurs mutations. Nous ne sommes pas seulement en présence d’un « passé qui ne passe pas[2] » ou d’un « transfert de mémoire[3] » : il s’agit plutôt d’une revivification active des représentations du passé, à des fins contemporaines. C’est à mon sens un des éléments d’explication du passage, au cours des années 1980, du racisme anti-Arabe à l’islamophobie. Ce qu’il y a de fondamentalement nouveau dans les événements de l’été 2016, ce ne sont pas les circulaires anti-burkini mais le fait qu’elles aient pu correspondre à une certaine « demande sociale ». Des citoyen(ne)s ont pris le temps d’appeler des polices municipales pour signaler la présence de femmes portant le burkini. D’autres ont applaudi les policiers municipaux exigeant de ces femmes qu’elles changent de tenues ou qu’elles quittent la plage[4]. Autrement dit : les percepts racistes se sont tellement étendus, ancrés et banalisés dans une partie du corps social qu’ils produisent désormais une « demande » que l’offre médiatique et politique ne manque pas de répercuter et d’amplifier à son tour. Nous touchons du doigt ici les effets de plusieurs décennies d’essentialisation de l’islam et de stigmatisation des musulmans dans les discours publics.
Un autre apport essentiel de La Mécanique raciste est de souligner que le racisme n’est pas seulement un rapport à l’autre mais également un rapport à soi. Dans la « séquence burkini », pour rester sur cet exemple, c’est une posture subjective particulière qui s’est manifestée, une affirmation identitaire forte, exprimant sans retenue le sentiment d’agir pour une bonne cause. Il s’agissait, à en croire les adversaires du burkini, de défendre les droits des femmes, la République, la laïcité – bref : de promouvoir un « racisme respectable[5] ». Un tel racisme procède toujours de la même manière : ses promoteurs se décrivent comme des porteurs de « valeurs » positives universelles et renvoient leurs cibles dans la sphère de la négativité et la dangerosité. Les affects racistes se sont en somme installés à la faveur de campagnes politiques et médiatiques ininterrompues construisant l’islam comme un « problème » et les musulmans comme une « menace ». Et ce processus de légitimation a finalement construit un « nous », posé comme porteur de progrès, en lutte contre un « eux » déficient, déviant et menaçant.
Il faut souligner ici le paradoxe que révèle cet « été du burkini » : rarement les effets d’inversion du réel avaient été aussi forts. Alors que le port du burkini signifie une volonté d’accéder à un espace commun, il a été réinterprété comme un acte de séparatisme. Alors qu’il marque une tentative de concilier l’accès à un droit commun avec une subjectivité spécifique (relevant de la foi, du rapport au corps et/ou du rapport à la pudeur), il a été stigmatisé comme un projet menaçant le « vivre ensemble ». Cette inversion du réel illustre les ambiguïtés dudit « vivre ensemble » – et sa dimension foncièrement inégalitaire. C’est un autre point important que souligne Pierre Tevanian : il y a de multiples manières de « vivre ensemble », plus ou moins égalitaires, et la valorisation abstraite et pour elle-même de l’être-ensemble masque souvent l’évitement de la question égalitaire, voire la promotion d’un modèle de société inégalitaire. Nous ne rappellerons jamais assez qu’une partie des esclaves vivaient « avec » leurs maîtres, mais dans une structure pyramidale à base inégalitaire, oppressive, criminelle.
Bref : la triple dimension du racisme en termes de concept, de percept et d’affect, telle que l’analyse La Mécanique raciste, a trouvé cet été une illustration presque caricaturale.
L’injonction d’invisibilité
L’inégalité et la domination nécessitent, pour se reproduire, une mise en invisibilité sociale des groupes dominés. À l’inverse, les dynamiques de l’égalité se traduisent inévitablement par une visibilité sociale plus importante. Des analyses sur le mouvement ouvrier aux travaux sur l’esclavage, en passant par les recherches sur l’immigration ou sur les mouvements féministes et homosexuels, une littérature conséquente est venue attester ce lien logique entre égalité et visibilité d’une part, inégalité et invisibilité d’autre part. La domination est en effet d’autant plus forte qu’elle se rend invisible – et innommable – en invisibilisant ses victimes. Pierre Tevanian insiste à juste titre dans son troisième chapitre sur ce lien entre (in)égalité et (in)visibilité, sur la question dite du voile comme dans toutes les constructions racistes, et son analyse des trois corps d’exception – corps invisible, corps infirme, corps furieux – nous permet à son tour de bien saisir ce qui s’est joué autour du burkini : quelque chose comme un rappel à l’ordre, comme une injonction de retour à l’invisibilité. Jean-Pierre Chevènement, propulsé président d’une improbable « Fondation pour un islam de France » aux termes de la polémique estivale, l’a signifié on ne peut plus clairement en appelant publiquement les musulmans à la « discrétion ».
Pierre Tevanian a raison de souligner que ce besoin étatique de réaffirmer, formaliser, solenniser l’injonction d’invisibilité a quelque chose d’un aveu de faiblesse. Il vient en réponse à la pratique sociale des subalternes qui ont eu l’audace d’investir des espaces, des sphères et des échelons jusqu’alors réservés à d’autres – à l’image de la militante afro-américaine Rosa Parks refusant en 1955 l’invisibilité à laquelle elle était assignée en s’installant dans les premiers rangs d’un bus. C’est désormais quotidiennement que la prétention à être présent(e)s dans les « premiers rangs » de notre société s’exprime ostensiblement et en toute indiscrétion. Bien sûr, la situation états-unienne des années 1950 n’est pas identique à la situation française des années 2010 : aux États-Unis l’interdit était explicite, et porté par la loi d’un État, alors qu’il est dans la France d’aujourd’hui implicite et condamnée par le droit. Cette différence de taille ne peut cependant pas occulter les points communs à toutes les situations inégalitaires : l’assignation à une place subalterne, son intériorisation puis sa remise en cause quand sont réunies certaines conditions (historiques, sociologiques, politiques), suscitant à son tour un rappel à l’ordre violent. Sans minimiser la place des comportements individuels dans les passages de frontières sociales vers des espaces jusque-là interdits, ce qui s’exprime dans ces moments de remise en cause est un processus sociologique, ce qui induit l’irréversibilité de cette nouvelle visibilité et de ces prétentions insistantes à l’égalité. La conclusion de La Mécanique raciste est, à ce sujet, particulièrement pertinente : l’agressivité des tenants de l’ordre inégalitaire n’est pas à interpréter exclusivement comme un signe négatif. C’est bien parce qu’il se sent menacé que l’ordre social dominant réagit aussi brutalement. Comme l’explique Christine Delphy, c’est parce que des dominé(e)s, en se visibilisant, rendent du même coup visibles les faux-semblants de la « règle réelle » qui régit notre société inégalitaire qu’ils et elles font scandale[6]. Face à un processus social irréversible, l’ultime recours des bénéficiaires de cette inégalité est, comme souvent, la réaffirmation autoritaire de la « règle » que certains éditorialistes et responsables politiques défendent de plus en plus explicitement et brutalement. Pour reprendre une formule de Pierre Tevanian, c’est une « course de vitesse » politique qui se trouve dès lors engagée, entre une dynamique sociologique profonde de refus des places assignées, d’une part, et le projet politique de maintien de la domination par tous les moyens, d’autre part[7].
Ce texte constitue le premier tiers de la postface rédigée pour La mécanique raciste, qui paraît le 6 avril 2017 aux Editions La Découverte.
1. Peu importe la cohérence du raisonnement sur cet aspect du « burkini étendard du salafisme ». La sociologue Nilüfer Göle souligne que ce vêtement (comme d’autres pratiques comme le jambon halal, la diversité des manières de porter le foulard, etc.) est un « accommodement » entre la foi et la mode occidentale ayant pour objectif et pour effet de permettre « aux femmes de nager, et donc de conquérir de nouveaux espaces». Enquête sur les « musulmans ordinaires » d’Europe, Revue Etude, n° 4223, janvier 2016, p. 91.
2. L’expression a d’abord été utilisé par Eric Conan et Henry Rousso à propos de Vichy avant d’être usitée pour la colonisation en général et pour la guerre d’Algérie en particulier. Vichy, un passé qui ne passe pas, Fayard, Paris, 1994.
3. Benjamin Stora, Le transfert d’une mémoire. De « l’Algérie française » au racisme anti-arabe, La Découverte, Paris, 2001.
4. Le journaliste Georges Mattei rappelle que le 17 octobre 1961 des citoyens indiquaient aux policiers les cachettes des manifestants fuyant la répression (Libération du 7 octobre 1980). Nous n’avons plus eu depuis de situations analogues significatives.
5. Bouamama Saïd, L’affaire du foulard islamique. La production d’un racisme respectable, Le Geai Bleu, Roubaix, 2004.
6. Christine Delphy, Classer, dominer. Qui sont les autres, La Fabrique, Pari, 2007, p.
7. Pierre Tevanian, La Haine de la religion, op. cit.
Publié le 25 mars 2017 par Saïd Bouamama