De l’effroi à la mise en abîme des identités – Regard transculturel

« La politique est la continuation de la guerre avec d’autres moyens. »

Michel Foucault (1976)

Depuis les attentats commis dans la capitale, la France dans son désarroi, combat, légifère et essaie de comprendre. Ils sont « terroristes », « radicalisés », « djihadistes », « bipolaires » ou « quelque chose », ils sont nommés par des qualificatifs qui désignent une manière d’être plutôt que le sujet lui-même. Ils sont dans une logique identitaire, une construction, une « prothèse ou voile identitaire » et non pas dans un processus de construction identitaire.

détails de l’affiche NSLN, Collectif Contre l’Islamophobie en France (CCIF).
© détails de l’affiche NSLN, Collectif Contre l’Islamophobie en France (CCIF).

Le journal le Monde révèle ainsi les particularités du mirage de l’identité dans notre société contemporaine : Le 6 février 2015, on peut lire : « l’offre islamique séduit une jeunesse en mal d’héroïsme. Le discours des jeunes djihadistes témoigne moins de leur attachement religieux que de leur fascination pour une idéologie qui essentialise l’Orient et l’Occident » (Coutausse 2015). Sortir du piège, d’une polarisation « eux », « nous » nécessite l’effort de la pensée pour sortir du néant, du rien et du pulsionnel, et élaborer des stratégies par le biais du sens libéré par les voix vivantes et multiples des enfants et adolescents français issus des anciennes colonies (Mansouri 2013 ; Touhami 2015).

Si l’engagement mortifère des adolescents ou des jeunes adultes peut toucher des personnalités différentes, sans que nous puissions pour le moment faire une typologie des jeunes engagés, nous observons cependant un listing de jeunes français dont les prénoms viennent d’ailleurs, d’une consonance arabo-musulmane. Qui sont ces enfants perdus dans le djihadisme ? Pourquoi cette forme brute, perfide et mortifère séduit-elle ? Sur quels faux champs d’honneur vont-ils accomplir et sacrifier leurs vies ? En quoi ébranlent-ils nos modèles sociaux, familiaux et politiques ?

La radicalisation irait chercher ses sources profondes dans un cumul d’humiliations ressenties dans les cités de relégation et vues sur le net, depuis le colonialisme israélien, en passant par la guerre américaine contre l’Irak et celle, intestine, d’une Syrie autrefois rêvée. En plus de la peur, la colère et la honte des situations de désespoir, des hitists (teneurs de murs), d’une identité post-moderne du rien, sans argent, sans travail, sans rêve et sans espoir, nourrie de cette actualité.

Ce paquetage enveloppe des douleurs et humiliations bien enracinées, non élaborées, qui trouvent leurs racines dans les traces et les stigmates du colonialisme. « Et, n’en déplaise à la nobilitas intellectuelle de nos salons parisiens, cette situation critique n’est pas le fait d’un complot islamiste, mais plutôt d’une imbrication de crises internes à la société française ayant chacune sa propre historicité : crise de la laïcité, crise des banlieues, crise du creuset français et crise de la France postcoloniale confrontée aux ratés de la décolonisation de son ancien empire » (Blanchard 2006 : 19).

La défaite de la révolte de 2005, l’épuisement et l’essoufflement du soulèvement associatif qui en découlèrent a ramassé les poussières de la honte et du désespoir pour laisser place à une crispation identitaire où le religieux littéraliste de l’orient en a fait son royaume. Ainsi, l’insertion dans l’Islam radical serait un moyen de sacraliser la haine, de la légitimer dans un contexte géo-politique tendu et en guerre qui va favoriser les identifications d’une relation dominant/ dominé, de la hagra (mépris, abus de pouvoir) qu’ils connaissent au plus profond d’eux-mêmes. « La radicalisation est la conséquence de la perception de la violence et de son interprétation selon les axes idéologiques, qui poussent l’acteur à s’engager dans l’action violente » (Khozrokovar 2014 : 37).

Eux, ces terroristes, djihadistes, fanatiques musulmans ou égarés de la République, sont français d’origine maghrébine, de culture arabo ou berbéro musulmane, peu ou pas pratiquants. Mais ils sont aussi, français d’origine européenne de classe moyenne, ils n’éprouvent pas de haine par rapport à la société, vivent dans des quartiers bien balisés et n’ont pas de casiers judiciaires. Ils sont convertis par la seule shahâdat (profession de foi). Ils ont découvert un Islam oral, sans référence au texte, intégré par ’des compagnons fraternels’, qui accueillent et donnent du sens quand le vide s’installe. Ceux-là, nourrissent une volonté de venir en aide à leurs frères en religion et sont animés d’un romantisme naïf. Leur engagement peut correspondre à une mise à l’épreuve de soi, un rite de passage à la vie adulte pour post-adolescents, notamment chez les jeunes filles et les convertis.

Il est encore en France difficile de se référer à des études universitaires. De nombreux rapports sont disponibles, faisant un état des lieux, proposant des définitions, mais sans propositions préventives, si ce n’est l’idée floue d’un phénomène s’inscrivant dans la seule perspective d’enfants ’radicalisés’ à ’dé-radicaliser.

Nous nous intéressons ici aux adolescents français issus des anciennes colonies maghrébines. Comment et pourquoi ces jeunes français peuvent-ils semer le chaos et déstabiliser la nation française en attaquant les fondements de ce qui fait son essence : sa renommée, ses valeurs symboliques, sa dignité, sa liberté d’expression, sa joie, sa culture, sa désinvolture, sa toute puissance mais aussi sa prétention, sa mégalomanie et son orgueil ? Les discours et les images médiatico-politique peuvent nous laisser croire à une guerre de civilisation, celle de la civilisation européenne – représentée par la nation française au nom de « liberté, égalité et fraternité » – contre la barbarie et l’obscurantisme, représentés par un islamisme sanglant, signifié par de multiples nominations : état islamique, islamisme, salafisme, djihadisme…

Des mots et des histoires, petit rappel sociolinguistique

Des mots forts, effrayants, qui génèrent des représentations négatives. Sortis de leur contexte, sans que l’on interroge la polysémie des mots, ce nouveau vocabulaire de guerre, engendre des amalgames et des confusions jusqu’à l’assignation identitaire, qui enferme et rompt toute communication. Or, cette manipulation des mots dans une association de signifiés, sans contenants socio-linguistiques et historiques, sans guide de compréhension, implique des surinterprétations surenchéris, de part et d’autres. Nous sommes dans une ère de la relation au texte et de l’islam, par le virtuel, par le net et ses sites de propagande hollywoodienne. Ce que certains appellent l’imam google fait concurrence, à la relation éducative, du maître et de son disciple, de la maïeutique, qui permet de connaitre l’autre, avec lui doucement pour accéder à la connaissance et aux savoirs. Cette transmission du contenu, sans contenants, sans contexte, sans histoires, petites et grandes, sans émotions et couleurs, déshumanise la relation au religieux pour fabriquer des petits soldats de Dieu.

Or, dans ce soi-disant combat entre l’orient et l’occident, le symbole des mots utilisés sonnent fort et vient cueillir les vulnérabilités et les revendications les plus profondes des adolescents et jeunes adultes.

Toutes les familles migrantes ont des histoires de pères, d’oncles et grand père moujahids (résistants) qui ont combattu dans les maquis pour combattre l’ennemi, la France et avoir L’istiqlal (l’indépendance). Des générations plus tard, des glissements s’opèrent et nous passons de moujahids à djihadistes, de résistance pour l’indépendance à la proclamation d’état islamique. Y a t-il des liens entre ces moments historiques ?

Pourquoi un tel intérêt pour intégrer l’Etat Islamique ? Quel impact fort, cet état vient il combler ou réparer ? Ne vient-il pas aussi nous signifier l’échec de l’état nation, de l’état providence, qui a parqué les enfants d’immigrés et favorisé la stigmatisation et la discrimination ?

Dans le silence des pères, et la souffrance des mères, dans le regard des enseignants et des institutions, quelles furent nos transmissions, de valeurs paradoxales et de rêves jamais atteints ? (Touhami & al. 2016). La transmission peut s’organiser et se faire à partir du négatif : à partir de ce qui fait défaut, de ce qui manque, du traumatisme… mais aussi à partir de ce qui n’est pas « advenu », de « ce qui est absence d’inscription et de représentation, ou de ce qui, sur le mode de l’encryptage, est en stase sans être inscrit » (Kaës 1993 : 12). Ainsi, ce qui se transmet, c’est ce qui reste énigmatique.

Pensons ensemble pour quelles raisons des jeunes français issus des anciennes colonies du Maghreb, épousent-ils l’islam radical pour exprimer leur francité et enfin sortir de l’anonymat et ’être vu’ L’idée est de comprendre les modes de traitement de l’information, notamment à travers les médias, images, discours médiatiques et politiques, termes utilisés, qui parlent d’eux, dans la société civile, à l’école, par la police, les administrations etc. Comment se rendre compte et évaluer l’impact des mots et images sur soi et sur autrui ?

Il est question de comprendre comment les sujets gèrent les similitudes et les différences dans des circonstances particulières de mutation profondes de la société. Plus que cela, c’est repérer comment s’est construite une assignation identitaire sous le prisme principal du religieux. Cette identité enferme et conditionne dans une impossibilité de penser le métissage et va favoriser un clivage phénoménologique et creuser d’autant plus, les lignes de fractures invisibles, les brisures inconscientes, du eux/nous, dedans/dehors, musulmans, impies.

Cette dénégation d’une identité française, égale, non contestable, sans condition, incite l’émergence d’une identité de seconde zone, et implique de réelles souffrances psychiques, des conflits de loyauté, des dépressions profondes, des passages à l’acte qui viennent signifier la complexité et quelquefois l’impossibilité des voies multiples des identifications. « Un véritable storytelling met alors en scène et en intrigue les petites et grandes peurs. Immigration post coloniale, terrorisme islamique, dérive du radicalisme et violences urbaines sont agencées comme autant de syndromes dans le récit catastrophiques qu’une certaine France se fait d’elle-même » (Bancel 2015 : 15).

Comment peut-on être français, musulman et républicain ? Une histoire qui vient de loin, un passé qui n’est pas passé !

Interroger l’identité, pour le philosophe Ali Benmakhlouf, c’est emprunter un labyrinthe sémantique « on l’on se rend compte qu’on revient toujours au même endroit (entre apparence, imagination, négation et changement, l’identité devient un labyrinthe ». Autrement dit, « soyez ce que vous voudriez sembler être » (Benmakhlouf 2011 : 19).

Comment sortir de ce labyrinthe, prendre et trouver sa place, en étant le même et dissemblable, à la fois ?

Accepter d’être dérouté par la question relative à l’identité, c’est accepter d’ouvrir mille et une voie à la question de « Qui es-tu ? ». C’est accepter de déployer des alternatives hypothétiques ou conditionnelles de ce que je peux être, de ce que j’ai à être, de ce que je ne croyais pas pouvoir être et que je suis peut-être, et tout cela selon la manière dont j’apparais aux autres.

En psychanalyse, on dira que ce corps est habité par des histoires, qui participeront d’une manière ou d’une autre aux différentes modalités du moi, du je. Plus encore, au niveau intrapsychique, cette interrogation d’une identité assignée va réactualiser la question du mandat transgénérationnel exploré par Serge Lebovici (1998) et la question de la dette de vie (Bydlowski, 2001), dans un moment de grande fragilité et de construction identitaire.

Peut-on penser les affiliations sans interroger le lien étroit et l’articulation complexe entre filiations et affiliation ? L’une influence l’autre et réciproquement elles sont liées par les mêmes lois qui les gouvernent et par les ruptures qui les ont marqués. Notre filiation nous précède et avec elle les codes, les prescriptions et les proscriptions, concernant une affiliation nouvelle. Il devient alors urgent de chercher : quels étaient les enjeux des affiliations de chacun de nos parents et ceux des générations précédentes ? Par quelles ruptures et traumas, plus ou moins symbolisés, ont-ils été marqués et quels impacts cela a-t-il eu sur notre propre filiation ?

Filiations/affiliations sont indispensables aux processus d’identification comme à la construction narcissique de ces héritiers du colonial. C’est ici le point crucial des enfants de la seconde génération, ils ont ’la haine’ se sentent blessés, humiliés, citoyens de seconde zone, non reconnus. Alors ils ont utilisés leur propre vocabulaire pour parler de cette faille narcissique, de ce désamour, de ce rejet : la Hagra (mépriser). En arabe-algérien il a pris pour sens : commettre une injustice, un abus de pouvoir, de force mais aussi de faire violence à quelqu’un. Cette hagra, insoumise, qui touche à la virilité des hommes et des fils, à la pudeur et à la dignité des mères, a pris tout son sens dans l’imaginaire social de la marche de 1983.

Lebovici disait que la fonction humaine et vitale ne consiste pas seulement à transmettre, mais en réalité à transmettre la capacité même de transmettre. Avant lui, des poètes l’avaient écrit, tel que Jorge Luis Borgès (1964) : « à l’enfant, je ne suis pas celui qui t’engendre. Ce sont les morts. Ce sont mon père, son père et ses aïeux, ceux qui, depuis Adam et les déserts d’Abel et de Caïn, tracèrent un long dédale d’amour dans une aurore si ancienne qu’elle est déjà de la mythologie. Ils arrivent, sang et moelle, à ce jour de l’avenir auquel je t’engendre à l’instant » (traduit par Luiz Alvarez 2001 : 23).

Or en 2001, dans un communiqué du mouvement, titré « nous sommes tous Youssef », les jeunes de Mantes la jolie ont eu l’idée du Serment de Versailles, en référence aux révolutionnaire français réunis dans la salle du jeu de paume le 20 juin 1789. Ils ont fait le 21 septembre 2001 le serment de ne jamais se séparer jusqu’à ce que la justice soit faite pour Youssef et tous les autres. Dix ans après la mort de Youssef, enfin le procès se tient et le policier est acquitté. Ils dénoncent : « C’est tout cela que nous appelons la hagra, car pendant toute la durée du procès, la famille de Youssef, les témoins et le public solidaires des partis civiles ont eu droit à l’inégalité de traitement, à un mépris teinté d’arrogance et de racisme culturaliste. En effet, d’un côté, on nous a présenté un policier ’bien de chez nous’ un fonctionnaire calme et réservé, au passé exemplaire, sans tâche. De l’autre, une multitude de remarques stigmatisantes, sur le comportement des jeunes et leur éducation douteuse ».

Un fort sentiment d’injustice et de mépris, transcende cette jeunesse, venue chercher justice et reconnaissance. Or, cette confrontation au roc judiciaire, devant le slogan ’liberté, égalité fraternité’ appris à l’école républicaine, ne fait plus sens, laisse un goût amer et un profond sentiment de hagra et d’humiliation, réactivée, dans l’histoire suspendue et les bas fond de l’inconscient collectif d’enfants de colonisés.

Dans ce énième combat pour la justice, le « nous sommes tous Youssef » tombe à flot, il se déroule après les attentats aux USA, imputés à des arabes, des musulmans d’autres nationalités et en pleine période de ’plan Vigipirate renforcé’ nous sommes rentrés dans l’ère de suspicion de l’Islam, des musulmans et des arabes.

Signifier les blessures et les traumas, commémorer les morts justement, comme le voulait la marche de 1983, pour transcender une action qui vise à tisser les liens communs à la société française et qu’une fois pour toute la société française prenne conscience que leurs immigrés ont des enfants nés en France et socialisés à l’école de la république.

L’immigration étant fille de la colonisation, très vite cette marche pour l’égalité des droits a été ethnicisée par la péjoration, pour la nommer désormais ’la marche des beurs’ le mouvement beur.

Une ethnicisation alors qu’ils se réclamaient avant tout d’une conception universaliste de l’antiracisme, cette marche avait aussi une cohérence idéale, il ne s’agissait pas de mettre en valeurs des particularismes culturels, mais de demander à être traité comme des citoyens à part entière, de demander des comptes à la société sans la rejeter, dans un contexte ou l’intégration représentait un horizon idéologique indépassable pour la plupart des acteurs et des observateurs. Demander des ’contes’ – c’est aussi, nourrir cette jeunesse qui a besoin d’historicité, qu’on lui raconte des histoires, co-construite, entre l’école et la maison, sans ligne de rupture, sans clivage.

Or, les soutiens externes se sont effrités, les effets de la crise économique et sociale ont enterrés les espoirs, avec une montée de la délinquance et la multiplication des émeutes qui ont érodé la compassion de la gauche, l’idéologie sécuritaire s’est imposée au détriment du social et de l’éducation populaire.

La récupération de la marche a été vécue comme un hold-up idéologique. Un clivage qui s’est emparé des jeunes eux-mêmes et des pères et mères qui les soutenaient, entre ceux qui estimaient vouloir poursuivre dans une perspective intégrationniste et ceux qui voulaient mettre en avant des particularités culturelles dans un contexte de maintien de la précarité sociale accentué par le traitement judiciaire de la violence sociale, mais aussi par les ravages de la diffusion de l’héroïne dans les cités, qui a constitué, avec le sida, une vraie catastrophe sociale et humanitaire.

C’est dans ces blessures, ces répétitions des histoires traumatiques, dans cette rupture profonde qui marqua les enfants vivant en banlieues, par un sceau indélébiles, comme les « enfants illégitimes » de la république ou ces « a-français » (Sayad 2006), qu’il faut trouver des réponses, apaiser et soigner. Mais soigner le duo, en considérant que l’intersubjectivité de l’être humain est à prendre en compte et à restituer dans le tissu social, car l’individu n’existe qu’en relation avec autrui.

Soigner comme l’on soigne une mère et son enfant pour comprendre ce glissement vers l’ethnicisation et le religieux comme une nouvelle réponse à donner, comme une valeur refuge, au désamour, au désespoir et à la peur de l’effondrement. Mais ce travail ne pourrait se faire, que par l’interrogation du contre-transfert culturel (Devereux 1980 : 30), de chacun d’entres nous, psychiatres, psychologues, travailleurs sociaux, enseignants, tous ceux qui accompagnent cette jeunesse, qui dans un mouvement contradictoire attire à la fois et suscite tant de rejet, l’idée étant de se saisir de cette vieille corde d’un profond désir de citoyenneté pour co-construire malgré les scansions, les trous, les maillages du lien social (Benghozi 2009), pour enfin réconcilier et rendre possible le pont d’un « nous sommes tous Youssef » à un « nous sommes Charlie ».

De l’effroi à l’exclusion, quand les malentendus et les incompréhensions se creusent…

Ainsi, quelques jours après les atrocités de Charlie Hebdo, la salle d’attente du dispensaire de Protection Maternelle et infantile[note]Où travaille Fatima Touhami dans un quartier populaire]] transpire les inquiétudes parentales et les foulards et boubous sont ce jour de couleurs ternes. Ces femmes portent le deuil, le deuil des morts des attentats, mais tous les morts des pays en guerre qu’elles ont fuies, le deuil de la France, pays pensé intouchable par la barbarie. La France comme eldorado de la liberté et de la paix s’évapore et laisse place à la reviviscence de cauchemars et des fantômes des morts jamais enterrés.

Dans cette atmosphère lourde, nous rencontrons Aïda, une mère de famille frêle et inquiète et son fils. Elle est effrayée, ne dort plus, elle qui a fui l’Algérie pour ne pas mourir, elle qui déteste l’islam politique se retrouve accusée, soupçonnée…

Ses paroles sont confuses et abondantes, elle pleure et exprime sa colère, mais ne comprend pas. Son fils Adnane, âgé de huit ans a peur d’aller à l’école, il est accusé de soutenir les terroristes et le directeur a ramené la police à l’école pour interroger l’élève.

En classe, à la question ’Qui est Charlie ? Adnane ne lève pas la main. Il est le seul et doit s’en expliquer. – « Non Madame, je ne suis pas Charlie, et je ne veux pas être Charlie… Parce que Charlie il dessine des caricatures du Prophète, et on ne peut pas se moquer du prophète ». – « Si on peut se moquer du prophète et on a le droit. Tu sais, ton Prophète, c’est un pédophile ». – « Vous n’avez pas le droit d’insulter le prophète ! ! ! ». Adnane renverse la table. Le directeur est interpellé. : « Il n’arrêtait pas de me dire que parce que je n’étais pas Charlie, cela voulait dire que je soutenais les terroristes… et, que, je devais m’excuser devant lui et aller dans toutes les classes de l’école dire que je suis Charlie ». « Je suis sorti et à la récréation, tous les enfants m’appellent comme ça : “Adnane, le terroriste ! Adnane le terroriste ! ». « Je ne comprends plus ce qui se passe, depuis j’ai peur d’aller à l’école et je reste à la maison ».

Adnane reste figé, il joue avec une voiture, à des va-et-vient, sans rentrer dans son jeu. Son visage est triste. Aïda est anéantie, pour elle qui a fui « la galère du libre arbitre » en Algérie, cette histoire ne peut pas se passer en France.

Ecouter et rassurer la mère, comprendre la colère d’Adnane, à qui appartient cette colère ? Contre quoi Adnane a t’il renversé cette table, pour exprimer à huit ans, son désaccord. Renverser la table, peut-il être vu et reconnu comme un acte de courage et de bravoure ! Cet acte est dans certaines régions du Maghreb culturellement codé : l’homme renverse la table pour exprimer sa virilité et porter sa voix.

Aïda, nous racontera, dans les histoires racontées par les femmes de son village natal en Algérie, qu’elle avait un grand oncle maternel, reconnu pour être un rajel, un homme ; pour défendre la dignité des femmes, il n’avait pas hésité à renverser la table sur les soldats français durant la guerre d’Algérie. Aïda n’en dira pas plus, elle sourit et dit : « je ne le connaissais pas, mais c’était un grand Moujahid, il s’appelait Adnane. Mais de quelle voix s’agit-il ? A qui appartient-elle ? Comprendre les colères, celles qui traversent les générations et font agir les corps, quand les mots sont des coquilles vides, et leurs signifiants mélangés à des émotions diffuses qui font basculer le corps dans l’agir, pour ne pas s’effondrer, pour enfin exister et s’exprimer. La violence de l’école dans cette contagion de l’effroi, a permis à Adnane et Aïda de se séparer et de passer de l’incompréhension et de la torture interne à des mots, des histoires, à des temps et des générations différentes.

Pour sortir du clivage et autoriser le métissage il faut maintenir les liens, co-construire du maillage entre les mondes et sauvegarder la transmission et la mémoire familiale. Rétablir la parole de la mère, penser la violence symbolique de l’école et accueillir le désarroi d’Adnane, a permis de rétablir les liens cassés, reconstruire des ponts entre les histoires et les réalités subjectives de ces entités et de ces identités qui traversent l’école et les institutions médicosociales.

Adnane comme d’autres enfants de France n’ont plus confiance dans la parole collective. Le temps de l’idéalisation s’est effrité et la fonction paternelle, du ’au nom du père’ ne prends plus, ne fait plus loi, a achoppé et ne permet plus d’envisager, de s’arrimer à un idéal du moi, englué dans la décadence, la sécheresse mortifère de la réalité sociale des cités de relégations. Osons parler de souffrance, la souffrance dans le corps, d’une jeunesse suspendue, à la recherche de sens, d’un corps qui déambule, déraciné et maltraité.

Accepter les identités multiples de nos enfants c’est permettre l’expression d’autres valeurs et d’autres références, anthropologiques et sociales. La mémoire familiale, ancrée dans le souvenir de décors, d’images, de sensations, joue un rôle d’articulation et de co-construction entre l’identité individuelle, l’identité familiale et celle du groupe, mais plus encore au travers de ses fonctions de transmission, de revivification du passé, de conscientisation d’une trajectoire et d’un temps parcouru, elle ouvre un nouvel espace entre l’individu et le social, entre l’intime, le privé, le collectif et le public (Muxel 1995, 1996).

’Je suis Charlie’ a été une réponse émotionnelle du moment, oubliant la voix des absents et les écarts qui creusent notre société multiple. L’autre côté du périphérique regorge de petits français de couleurs arc-en-ciel qui emplissent les cours de recréation. Il est enfin arrivé le temps de leur donner la parole, à leurs éducateurs, à leurs parents. Penser la diversité et l’accueil inconditionnel est un acte politique quotidien, pour rétablir du lien et de l’ordre social, et conscientiser enfin, sans culpabilité, les fantômes et les blessures, les écarts, les ressemblances et les dissemblances.

Bibliographie
Bancel N. et al. Le Grand Repli. Paris : La Découverte ; 2015.
Blanchard et al. La fracture coloniale. La société Française au prisme de l’héritage colonial. Paris : La Découverte ; 2006.
Benmakhlouf A. L’Identité, une fable philosophique. Paris : PUF ; 2011.
Borges J.L. (1964). Al Hijo, in el otro, el mismo. traduit par Alvarez L. Ofras completes 2. Buenos Aires. Errece Editores ; 2007.
Byldowski M. Le mandat transgénérationnel selon Serge Lebovici, « Spirale » 1/2001 (n° 17) : p. 23-25.
Coutausse J. C. Gare à ne pas rajouter une fictive crise d’identité. Le Monde, 6 février 2015.
Devereux G. (1967) De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement.Paris : Flammarion ; 1980.
Foucault M. 1976. Il faut défendre la société. Cours au Collége de France. Paris : Gallimard-Seuil ; 1997.
Kaës, R. et al. Transmission de la vie psychique entre générations. Paris : Dunod ; 1993.
Khosrokhavar F. Radicalisation. Paris : Ed. de la Maison des Sciences de l’Homme ; 2014.
Lebovici S. L’arbre de vie : éléments de la psychopathologie du bébé. Toulouse : ERES ; 1998.
Mansouri M. Révoltes postcoloniales au cœur de l’hexagone, Voix d’adolescents. Paris : PUF, Coll. Partage du savoir ; 2013.
Moro M. R. Nos enfants demain. Pour une société multiculturelle. Paris : Odile Jacob ; 2007.
Muxel A. Individu et mémoire familiale. Paris : Nathan ; 1996.
Muxel, A. Les lieux dans la mémoire familiale : conquête et poétique de l’espace. In : Bawin Legros, Dandurand, Kellerhals et De singly (dir.) Les espaces de la famille. Les cahiers de sociologie de la famille ; juin 1995 (n° 1).
Sayad A. (1991) L’immigration ou les paradoxes de l’altérité (n° 2). Paris : ed. Raisons d’agir ; 2006.
Nous sommes tous Youssef. Plein Droit 2001/4 ; n° 51 : 39-40.
Touhami F., Bennani M., Moro M.R. et al. Evaluer la transmission des langues et des identités en contexte migratoire. In : Moro M.R. (dir.). Les mouvements sociaux à l’épreuve de l’interculturel. Paris : L’Harmattan ; 2015.
Touhami F., Moro M.R. Comment migrent les pères ? Cahiers Marcé, Toulouse : ERES 2017 (sous presse).

par Fatima Touhami

Fatima Touhami est psychologue clinicienne, Maison de Solenn-Maison des adolescents de Cochin, AP-HP, Université Paris Cité, CESP Inserm 1178, Paris, France.

et Malika Mansouri

Malika Mansouri est maître de conférences, Université de Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité. Psychologue en Pédopsychiatrie.

et Cécile Rousseau

Cécile Rousseau est professeure à Mc Gill, Division de psychiatrie sociale et culturelle. Montréal.

et Marie Rose Moro

Marie Rose Moro est professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, Chef de Service, Maison de Solenn-Maison des adolescents de Cochin, AP-HP, Université Paris Descartes, CESP, Inserm 1178, Paris, France.

Publié dans la revue « L’autre« , 2017,volume 18, n°2, PP. 244-251