De la phobie et de la philie

Rudolf Bkouche

Dans son article « Racisme et philosémitisme d’Etat »[note]Houria Bouteldja, « Racisme(s) et philosémitisme d’Etat », http://indigenes-republique.fr/racisme-s-et-philosemitisme-detat-ou-comment-politiser-lantiracisme-en-france-3/]], Houria Bouteldja écrit, à propos du malaise de la gauche après les assassinats du 7 janvier :

« – les tueurs sont des musulmans. Ils font partie d’un groupe que la gauche se doit de défendre. Un groupe qui est dominé, exploité, écrasé socialement et racialement et qui constitue une communauté de destin, une communauté de condition.

La gauche se trouve alors devant un dilemme insupportable. Il lui faut à la fois condamner le prétendu antisémitisme de la banlieue que la gauche institutionnelle, la droite et l’extrême-droite lui reproche de nier et en même temps poursuivre sa mission morale et politique de soutenir les pauvres et les exploités. »

– mais ces tueurs ont visé une autre communauté de destin : les Juifs. Plus qu’une communauté de destin, c’est une communauté sur laquelle la gauche a progressivement refondé sa conscience humaniste.

Ainsi la gauche serait enfermée entre philosémitisme et islamophilie. Diagnostic implacable, mais ce diagnostic correspond en partie à la réalité comme le montrent les vives réactions à cet article, dont un texte du MRAP qui dénonce le texte de Houria Bouteldja comme un texte antisémite.

Comme le rappelle Houria Bouteldja, d’une part la gauche antiraciste européenne est marquée par la Shoah et on sait que la lutte contre l’antisémitisme a joué, en Europe, un rôle important voire primordial dans le développement des luttes antiracistes, d’autre part l’antiracisme s’est développé dans le soutien aux luttes anticolonialistes et aux luttes de l’immigration. En quoi ces deux aspects de la lutte antiraciste peuvent-ils apparaître contradictoires ? Une approche rationnelle de la lutte antiraciste devrait plutôt montrer leur unité profonde, mais la gauche européenne nourrie en principe de la tradition des Lumières et du marxisme n’a pas toujours su éviter les dérives irrationnelles. L’antiracisme, qui exprime en principe la reconnaissance de l’égalité entre les hommes, s’est transformé en une question de sympathie envers les peuples persécutés ou opprimés. Il ne s’agit pas de refuser les sympathies envers les peuples persécutés ou opprimés, mais il est nécessaire, pour une réflexion politique consistante, de définir les choix politiques indépendamment des sympathies que chacun peut éprouver envers un groupe humain, sympathie qui conduit souvent à opposer à la phobie que constitue le racisme envers un groupe humain une philie qui est tout aussi pernicieuse que la phobie et qui en fin de compte n’est qu’une forme de racisme inversé, un racisme en miroir pourrait-on dire.

C’est cela qui a conduit au développement d’un philosémitisme qui n’est qu’un miroir de l’antisémitisme et nous renvoyons à notre texte cité sur le philosémitisme[note]Rudolf Bkouche, « Du philosémitisme d »Etat », http://www.ujfp.org/spip.php?article4117]]. On peut alors considérer qu’une partie de la gauche est philosémite par peur d’être taxée d’antisémitisme. Et c’est cette peur qui a animé les critiques contre l’article de Houria Bouteldja, la critique du philosémitisme apparaissant comme une justification de l’antisémitisme.

On peut dire la même chose de l’islamophobie, peut-être parce que ce terme est aussi ambigu que le terme « antisémitisme ». L’antisémitisme est essentiellement une forme de racisme s’appuyant sur l’invention d’une race juive pour apporter une certaine forme de rationalité à la haine des Juifs. Rien de religieux dans cela si ce n’est que l’antisémitisme s’est construit dans le prolongement de l’antijudaïsme chrétien qu’il a, en quelque sorte, laïcisé. De la même façon, l’islamophobie, avant que d’être une haine de l’Islam, est une forme de racisme antimusulman, comme si l’Islam désignait une race ; cela apparaît avec la confusion souvent faite en France entre les termes « musulmans » et « arabes ». Cette première confusion est aggravée par une ignorance de l’Islam, considéré comme une idéologie monolithique, ce qu’il n’est pas, comme si les divers courants qui ont marqué l’histoire de l’Islam et qui marquent encore l’Islam d’aujourd’hui n’étaient que des expressions différentes d’une pensée unique. On comprend que devant une telle confusion, certains ne sachent trouver que des réponses unifiantes. Soit on est islamophobe et on déteste tout ce qui vient de l’Islam, soit on est islamophile et on accepte tout ce qui vient de l’Islam. On réduira donc l’Islam soit à DAESH soit au soufisme, on insistera tantôt sur les aspects conquérants de l’Islam imposant la conversion aux populations soumises, tantôt sur les aspects d’ouverture et de tolérance qui se sont manifestés tout au long de l’histoire de l’Islam.

On comprend alors que, devant les crimes du 7 janvier, certains se soient sentis perdus comme le remarque Houria Bouteldja. Ces crimes sont commis par des jeunes qui se réclament de l’Islam contre des journalistes engagés à gauche et contre des Juifs, et ce au nom de l’Islam. Alors que faire ? Condamner ce crime peut apparaître comme un soutien à l’islamophobie, mais il ne faut pas oublier que certaines victimes sont juives et ont été assassinées parce que juives ; se taire peut apparaître comme un soutien à l’antisémitisme, et ce d’autant plus qu’on sait, ou qu’on ne veut pas savoir, qu’un discours antisémite se développe dans les banlieues[note]Il faudrait ici préciser que ce discours antisémite des banlieues est une copie du discours antisémite européen, une forme d’intégration pourrait-on dire, même si ce n’est pas celle qu’on attend. Sur cet antisémitisme des banlieues, nous renvoyons à notre article cité « Du philosémitisme d’Etat ».]]. Dilemme insupportable comme l’explique Houria Bouteldja.

Heureusement, la gauche a trouvé une solution grâce à la critique d’un sociologue[note]Emmanuel Todd, Qui est Charlie ? (sociologie d’une crise religieuse), Editions du Seuil, Paris 2015. Si nous sommes d’accord avec la critique de la manipulation qui a conduit le gouvernement français à reprendre à son compte l’émotion populaire et à inventer l’esprit du 11 janvier, nous ne pouvons acquiescer au jugement sur les manifestants. Mais c’est justement ce jugement qui permet d’échapper au dilemme que décrit Houria Bouteldja.]] qui a « démonté » la manifestation du 11 janvier. Le crime du 7 janvier a provoqué une émotion dans le pays, émotion que le gouvernement a su reprendre à son compte avec la manifestation du 11 janvier, manifestation qui serait le symbole d’une unité française retrouvée, manifestation que ce même gouvernement va tenter de transformer en un « esprit du 11 janvier ». Il est alors facile de voir dans la manifestation du 11 janvier moins la manifestation d’une émotion populaire qu’une manipulation politique d’autant plus malfaisante qu’elle a permis à François Hollande de rameuter nombre de chefs d’Etat dont certains sont connus pour leur politique brutale et raciste. Il est alors facile de montrer, via une statistique des manifestants, que ceux-ci représentent la mauvaise part de la France, raciste, islamophobe, voire de tradition antirépublicaine, argument d’autant plus facile à développer que ces crimes ont contribué à renforcer un courant islamophobe déjà important en France, ce qui va se concrétiser par des attaques contre des mosquées. Manichéisme facile qui va permettre, comme c’est souvent le cas, d’éviter tout débat sur le fond. Encore une fois, l’analyse sociologique s’est substituée à l’analyse politique, ce qui permet de donner une apparence scientifique à un discours essentiellement idéologique.

Ce manichéisme se développera d’autant plus facilement que le gouvernement, adoptant un discours d’ordre moral, saura s’appuyer sur un slogan pernicieux : « je suis Charlie », slogan « unanimiste » qui va conduire rapidement à soupçonner de complaisance envers le terrorisme ceux qui refusent ce slogan. Itou pour cette autre forme d’unanimisme national que fut la minute de silence imposée. Il sera alors facile de répondre à ce manichéisme par un contre-manichéisme tout aussi pernicieux.

Se pose alors la question : comment la critique de l’islamophobie peut-elle éviter le manichéisme et conduire à une lutte antiraciste qui ne se résume pas à ce contre-racisme que serait l’islamophilie ?

Peut-être faut-il remonter aux sources de cette islamophobie. Sur le court terme, on peut y voir la conséquence de la colonisation mais les sentiments islamophobes remontent plus loin, alimentés par le conflit entre le monde chrétien européen et le monde arabo-musulman, conflit qui s’est développé dès l’origine de l’Islam[note]C’est ce conflit qui a alimenté la confusion entre « arabe » et « musulman », confusion encore actuelle en Europe même si on sait aujourd’hui que les Arabes sont loin d’être majoritaires parmi les Musulmans et qu’il existe des Arabes non musulmans..]]. Il faudrait aussi préciser que ce conflit est d’autant plus fort que le monde chrétien et le monde arabo-musulman s’appuient sur les mêmes sources, le monothéisme biblique et le rationalisme grec. Il faut donc regarder du côté de la longue durée, au sens de Braudel, pour comprendre les enjeux de ce conflit.

On rencontre ici une double ignorance. D’une part l’idée occidentale que la civilisation est née dans le monde chrétien[note]C’est ainsi que l’on se complaît à parler des racines chrétiennes de l’Europe en oubliant le rôle du rationalisme grec dans la constitution de la pensée européenne, en oubliant aussi que l’arrivée au pouvoir des Chrétiens dans l’Empire Romain a conduit à une romanisation du christianisme le coupant de ses racines moyen-orientales.]] et que c’est ce monde qui a apporté la civilisation à l’ensemble du monde, ce que certains pensent encore aujourd’hui lorsqu’ils parlent du rôle positif de la colonisation européenne. D’autre part, la méconnaissance de ce qui est commun aux deux rives de la Méditerranée, au monde chrétien et au monde arabo-musulman, savoir le rationalisme grec et le monothéisme biblique. Dans ce mauvais livre qui s’appelle Le clash des civilisations[note]Samuel Huntington, Le Choc des civilisations (1996), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Luc Fidel et Geneviève Joublain, Patrice Jorland, Jean-Jacques Pédussaud, Odile Jacob, Paris 1997]], l’auteur qui distingue entre sept ou huit civilisations selon les chapitres, n’a pas compris la proximité entre ce qu’il appelle la civilisation occidentale et ce qu’il appelle la civilisation islamique, proximité marquée, au cours de l’histoire, à la fois par les conflits guerriers et par les échanges diplomatiques et culturels[note]Nous pouvons renvoyer à l’ouvrage de Jacky Goody, L’Islam en Europe (histoire, échanges, conflits), traduit de l’anglais par Isabelle Taudière, « textes à l’appui/islam et société », La découverte, Paris 2004
]]. Mais c’est peut-être cette proximité qui amplifie les conflits.

C’est dans cet arrière-fond historique sur les relations entre le monde chrétien et le monde arabo-musulman qu’il faut comprendre le développement de l’islamophobie via la colonisation et ses séquelles. L’Europe colonisatrice a cherché des justifications idéologiques de son hégémonie et on sait que le racisme, défini moins comme l’affirmation de l’existence des races humaines que comme l’inégalité entre ces races, a été l’une des principales justifications, que cette volonté d’hégémonie se soit appuyée, au temps du christianisme triomphant, sur la supériorité proclamée des Européens porteurs de la foi chrétienne, puis, à l’époque du développement scientifique, sur la supériorité proclamée de la race blanche, et, de façon plus restrictive, sur la supériorité des Indo-Européens, encore que pour les besoins de l’idéologie raciste, on ait exclu de cette supériorité les Indo-Européens non européens, ainsi l’Iran et l’Inde. A l’époque de la colonisation, cette supériorité allait de soi pour la plupart des Européens, après la décolonisation, le racisme est apparu comme une façon, pour les Européens, de se protéger contre « l’invasion » d’une immigration provenant des anciennes colonies. C’est ainsi qu’en France, laquelle n’a pas toujours été accueillante envers les immigrés européens, une nouvelle forme de refus est apparue avec le numérotage des générations des descendants des immigrés venus des anciennes colonies françaises. Dire aux enfants ou aux petits-enfants d’immigrés, aujourd’hui de nationalité française, qu’ils sont de la seconde ou de la troisième génération c’est leur rappeler qu’ils ne sont pas tout à fait français.

Devant cette forme de phobie, certains antiracistes ont cru trouver dans la philie une forme de résistance à la phobie. De la même façon que le philosémitisme est apparu comme l’antidote à l’antisémitisme européen, l’islamophilie peut apparaître comme un antidote à l’islamophobie. Une forme angélique d’antiracisme pourrait-on dire, mais cet angélisme peut être redoutable ; redoutable parce que, comme nous l’avons déjà remarqué, islamophobie et islamophilie font de l’Islam un bloc, ignorant les divers courants de l’Islam et les multiples aspects de son histoire. Comme souvent les idéologies se nourrissent de l’ignorance et permettent des jugements simplistes.

Cela dit, pour revenir aux aspects religieux de l’islamophobie, nous préciserons quelques points sur la critique des religions et les liens que peut avoir cette critique avec le racisme. La critique d’une religion présente deux aspects[note]Nous renvoyons à la distinction faite pas Poliakov entre l’antijudaïsme théologique et l’antijudaïsme antijuif. Cf. Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme (1956-1977), deux tomes, « Pluriel », Calamnn-Lévy, Paris 1981.]], d’une part une critique de la doctrine qui participe du débat d’idées et qui doit être acceptée comme telle, d’autre part une critique contre les adeptes qui peut aller jusqu’à l’agression verbale ou physique. La distinction entre ces deux aspects est loin d’être aisée, d’une part ceux qui critiquent les adeptes s’appuient souvent sur la critique de la doctrine pour justifier leurs agressions contre les adeptes, d’autre part les adeptes d’une religion ont tendance à considérer toute critique contre leur religion comme une agression personnelle. Pourtant cette distinction est nécessaire, à la fois pour des raisons rationnelles et pour des raisons éthiques.

Je rappellerai ce que dit Charb, l’ancien directeur de Charlie-Hebdo, assassiné par des jeunes fanatisés, dans un ouvrage écrit peu avant sa mort,

« Lorsqu’une femme voilée est insultée et violentée parce qu’elle est voilée à la mode musulmane, l’anti-islamophobe soutient la victime en tant que représentante de l’Islam. »[note]Charb, Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes, Les échappés, Paris 2015, p. 9]]

Et il ajoute :

« Pour son défenseur, le plus grave ait qu’elle ait été attaquée non pas en tant que citoyenne qui a le droit de s’habiller comme elle l’entend, mais en tant que femme musulmane. »

Précisant :

« La vraie victime, c’est l’Islam. »

Il s’agit, pour l’anti-islamophobe que décrit Charb, moins d’un délit commis contre une femme qui s’habille selon sa croyance que d’un crime contre l’Islam. Une autre forme d’islamophobie pourrait-on dire, la femme étant réduite à être moins une femme, c’est-à-dire un être humain, qu’une musulmane. Ici encore l’anti-islamophobie devient islamophilie, c’est-à-dire une islamophobie en miroir.

Cela renvoie à cette assertion proclamée par un universitaire israélien, Yehuda Elkana,qui écrivait en 1988

« D’Auschwitz sont sortis de façon symbolique deux peuples, une minorité qui proclame que cela n’arrivera plus jamais, et une majorité effrayée et anxieuse qui proclame que cela ne nous arrivera plus jamais »[note]Yehuda Elkana, « Pour oublier », Haaretz 2 mars 1988, cité par Ada Yurman, « La « victimisation » comme élément d’une mémoire collective de la société israélienne » in « Devant l’abîme », Revue d’Histoire de la Shoah n°182 (2005), p. 289]]

D’un côté ceux qui considèrent le génocide des Juifs comme un crime et qui le condamnent à ce titre, de l’autre côté ceux qui condamnent le génocide moins en tant que crime qu’en fonction de ses victimes. On peut considérer que la position des seconds est une négation du droit, une façon de dire qu’un crime, avant que d’être défini comme un crime, est défini par l’identité de ses victimes.

On comprend alors que pour certains anti-islamophobes tels ceux que décrit Charb critiquer le Coran ou agresser un Musulman soient deux formes d’un même crime. Dans cette islamophilie que constitue cette forme d’anti-islamophobie, l’homme ou la femme disparaissent derrière le Musulman ou la Musulmane, c’est-à-dire derrière l’Islam.

On voit ici apparaître une régression de la lutte antiraciste. Celle-ci oublie ce qui la fonde, l’unité de l’espèce humaine, fondement rationnel, pour chercher des justifications morales. On retrouve ici le classique mélange du Vrai et du Bien issu du platonisme et du monothéisme, et en cela il s’inscrit dans la double tradition qui marque les deux rives de la Méditerranée. Le droit disparaît derrière l’éthique, une éthique qui conduit à définir les hommes moins en tant qu’êtres humains qu’en tant qu’éléments des groupes auxquels ils sont censés appartenir, ces groupes étant eux-mêmes définis comme le produit d’un principe qui les dépasse. Ce qu’on oublie ici, c’est que l’éthique, avant que de relever de la rationalité, relève de l’histoire, une histoire qui relève non de quelque principe transcendant mais que les hommes construisent au jour le jour, que cette éthique se constitue dans l’histoire et qu’en ce sens, aussi importante soit-elle pour ceux qui s’y réfèrent, elle ne saurait constituer une norme absolue. On passe ainsi d’une éthique, code de bonne conduite, au sens où l’on parle du code de la route[note]Dans l’un de ses ouvrages, Catherine Kintzler présente ainsi la laïcité, le rôle de celle-ci étant d’assurer la coexistence des personnes au sein d’une société de façon analogue au rôle du code de la route qui assure la coexistence des conducteurs sur la route.]], qui permet la coexistence des individus au sein d’une société, à un dogme dont l’objectif est de fonder les normes auxquelles les hommes d’une société doivent se soumettre au nom d’un Bien et d’un Vrai confondus. Le défaut premier de cette régression, c’est que les éthiques sont différentes selon les sociétés, y compris en présentant des aspects contradictoires. Dans ces conditions, rechercher un absolu devient une tâche impossible, sauf à imposer des normes et de déclarer que ces normes sont les « vraies » normes. L’universel des valeurs ainsi proclamé n’est autre que l’expression d’une société qui cherche à imposer ses valeurs, que ce soit l’universalisme formel des Lumières ou l’universalisme des diverses formes du monothéisme.

Cela nous amène à revenir sur les Lumières, non pour les rejeter, mais préciser à la fois ce qu’elles apportent et leurs limites. Rien ne serait plus contraire aux Lumières que de faire d’icelles le fondement d’une norme universelle, comme cherchent à le faire certains « héritiers » des Lumières qui cherchent dans ces dernières une bouée de sauvetage pour le monde actuel[note]C’est ainsi que l’on peut entendre le discours d’Alain Finkielkraut se référant aux Lumières.]]. On est loin du « sapere audire » de Kant.

On a souvent reproché aux Lumières leur universalisme formel, et ce à juste titre. Les Lumières, au nom de l’universel, ont oublié l’homme dans son existence réelle, c’est-à-dire dans les particularismes qui constituent une part importante de son existence, ce qui conduit à ne pas prendre en compte la tension entre ce qu’on pense être l’universel et les particularismes.

Lorsqu’on parle d’universel, on mêle deux notions distinctes, d’une part un universel des faits qui renvoie à la part du monde qui est indépendante de l’homme, part que l’homme ne peut que constater et qu’il s’efforce d’appréhender via les théories scientifiques ou certains principes métaphysiques, voire religieux, d’autre part un universel des valeurs, lequel est d’abord une construction sociale qui se traduit par ce qu’on appelle l’éthique, c’est-à-dire l’ensemble des règles de bonne conduite que se donne une société, c’est-à-dire l’ensemble des hommes qui composent cette société, pour assurer la coexistence des individus qui la compose. Il importe de savoir distinguer ces deux types d’universel, mais c’est peut-être cette distinction qu’il est difficile d’admettre. On aimerait tant que le Vrai et le Bien coïncident, que le Bien soit vrai et que le Vrai soit bon. C’est cette identification entre le Vrai et le Bien qui marque les idéologies, qu’elles soient religieuses ou séculières. Mais si le refus du racisme a un sens, il doit d’abord se débarrasser de cette identification. Le refus du racisme puise à deux sources, celle de la rationalité avec la reconnaissance de l’unité de l’espèce humaine, celle de l’éthique avec le refus de l’injustice, mais renvoyer aux deux sources du refus du racisme n’implique en rien que ces deux sources sont identiques. C’est encore cette nécessaire distinction qui permet de ne pas réduire le refus du racisme à la seule expression d’un sentiment. Si on considère l’invention du Droit comme l’un des grands progrès de l’histoire humaine, c’est bien parce qu’il se distingue de l’amour ; si l’amour marque un lien étroit entre les personnes, il ne saurait constituer un lien social. On peut rappeler ici ce que répondait Hannah Arendt à Gerhard Scholem qui lui reprochait, après la publication de Eichmann à Jérusalem, son manque d’amour pour le peuple juif :

« Vous avez tout à fait raison : je ne suis animée d’aucun « amour » de ce genre, et cela pour deux raisons : je n’ai jamais dans ma vie ni « aimé » aucun peuple, aucune collectivité – ni le peuple allemand, ni le peuple français, ni le peuple américain, ni la classe ouvrière, ni rien de tout cela. J’aime « uniquement » mes amis et la seule espèce d’amour que je connaisse et en laquelle je croie est l’amour des personnes. »[note]Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, édition établie sous la direction de Pierre Bouretz, Quarto-Gallimard, Pairs, p. Paris 2002, p. 1354]]

La seconde raison invoquée par Hannah Arendt est que, de la part d’une Juive, l’amour des Juifs serait plutôt suspect. Ces deux raisons donnent à réfléchir sur ce que l’on appelle «l’amour » dès lorsqu’il dépasse les relations entre personnes.

Si le code Hamurabi est l’un des premiers textes juridiques connu de l’histoire humaine, le Décalogue qui s’en inspire s’en détache par le seul fait qu’il prône l’amour du prochain. Sans oublier que le commandement d’amour s’est traduit par le massacre, au pied du Sinaï, des adorateurs du Veau d’Or, ouvrant ainsi la voie dans l’histoire à ce que l’on pourrait appeler les nombreux massacres au nom de l’Amour. Il est vrai que l’amour du prochain tel que le propose le texte fondateur du monothéisme biblique s’inscrit dans l’amour de Dieu, c’est-à-dire que le commandement d’Amour est une façon de nier les hommes en tant qu’hommes[note]On peut considérer que le commandement « tu aimeras ton prochain comme toi-même » incite à définir lesquels, parmi les hommes, ont droit au titre de prochain. ]]. Mais il est vrai que cette négation est constitutive des idéologies qui cherchent un fondement à l’éthique, que ces idéologies soient religieuses ou séculières ; que ce fondement soit de l’ordre du transcendant ou de l’ordre du rationnel importe peu ici, ce qui importe c’est que ce fondement soit « hors l’homme ».

En substituant la philie à la phobie, un certain refus du racisme n’a pas su échapper à cette recherche d’un ordre transcendant, comme si les arguments « à hauteur d’homme » ne suffisaient pas pour donner une légitimation au refus du racisme.

Marx nous a appris que la question du socialisme, loin d’être une question morale, est d’abord une question de bonne conduite[note]Nous avons déjà dit que la notion de bonne conduite usée ici est analogue à celle du code de la route et ne relève d’aucune notion transcendante de Bien.]] de l’humanité, bonne conduite qui doit conduire à la justice sociale. Les marxistes ont trop souvent transformé ce qui est un code de bonne conduite en un ordre moral, mettant en avant les affects au détriment d’une construction raisonnée sinon rationnelle de l’ordre entre les hommes[note]Il s’agit ici moins d’éliminer les affects que de prendre en charge la tension entre le rationnel et les affects. Mais c’est peut-être cette prise en charge qui est la tâche la plus difficile.]]. C’est en ce sens qu’il faut comprendre cette phrase de Marx proclamant « je ne suis pas marxiste », on peut considérer qu’il avait conscience du danger que représente une trop grande place accordée aux affects dans la pensée politique.