La mort d’Oussama Ben Laden et les circonstances dans lesquelles celle ci a eu lieu interpellent, éclairent sur les mœurs de ceux qui l’ont ordonnée et posent une série de questionnement sur le dés-ordre du monde qu’ils organisent..
Cet individu, quelle que soit sa responsabilité dans les crimes qui ont frappé des milliers de victimes un peu partout dans le monde et qui ont endeuillé de très nombreuses familles a été exécuté dans le cadre d’une justice expéditive comme au temps de la conquête du Far-West. L’opération de l’armée américaine à Abbotabad a été baptisée Geronimo. Les cow-boys d’aujourd’hui déplacent ainsi en d’autres lieux leur guerre éternelle contre les habitants d’une terre que leurs ancêtres ont spolié et qu’ils se sont arrogée par un génocide à ce jour impuni?
Ben Laden aurait dû être arrêté et traduit en justice pour répondre de sa responsabilité dans les actes de terrorisme dans le cadre d’un procès équitable, tel que cela est précisé dans l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et qui constitue le critère principal d’un Etat de droit.
Ce procès aurait permis aux familles des victimes, quel que soit le continent sur lequel elles se trouvent, de comprendre et d’écouter celui qui a commandité de nombreux crimes terroristes. La sentence qui l’aurait frappé aurait été fondée sur le respect des droits humains et par ce qui fait lien entre les hommes, à savoir le droit à la vie et à la dignité. Ce procès, pour difficile qu’il aurait pu être, aurait permis de transcender le sentiment de vengeance qui habite chacun de ceux qui sont frappés par des actes incommensurables et indignes.
Le procès de Nuremberg n’a t il pas eu cette fonction?
De fait le choix de l’élimination de Ben Laden repose sur les mêmes ressorts que ceux utilisés par les responsables d’actes terroristes. Dès lors comment panser les plaies d’un deuil rendu impossible, comment construire un monde de paix où la vie et la dignité humaine sont respectées si ceux qui ont été élus pour garantir les attentes de leur peuple transgressent leur mandat et sont responsables de crimes?
Dans la brutale réalité de cette exécution, ceux qui pensent avoir vengé les milliers de morts par terrorisme ont utilisé les mêmes éléments que ceux qui assument les actes terroristes. La barbarie répond à la barbarie.
Non, justice n’a pas été rendue! Seul le sentiment de vengeance a été assouvi. Dans cette affaire sordide, les Etats-Unis ont joué sur l’émotion pour occulter la raison. Aussi criminel que Ben Laden a pu être, il était un justiciable comme un autre. En bafouant ce principe, les Etats-Unis pavent la voie à un monde sans loi ni droit.
Plus que les exécutants, les donneurs d’ordre de cette liquidation extrajudiciaire portent un préjudice d’une grandeur immense à l’ensemble de ce qui devrait faire monde. Ils assassinent les principes difficilement mis en place par le «Peuple des Nations» au sortir de la deuxième guerre mondiale. Ils défont les buts et les principes des Nations Unies en les remplaçant par le droit à commettre des exécutions sommaires, ils autorisent l’ingérence au prétexte de protéger les populations civiles et ne le font que selon des critères qui leur appartiennent en propre. Ainsi, des interventions auront lieu en Haïti, en Côte d’ivoire, en Libye mais pas au Yémen ni en Syrie et encore moins en Palestine…
Et tout cela se fait dans le silence complice de la communauté internationale et de nombreux pays qui sont pourtant proches de ceux pour lesquels le Conseil de sécurité autorise des interventions illégitimes et illicites au regard du droit international.
Tous ensemble, ils développent une politique internationale consistant à saper tout le cadre institutionnel de l’ONU, les principes et les règles de base contenues dans sa Charte. C’est ainsi que l’OTAN utilise la force et des frappes aériennes effectuées par ses États membres sous l’égide des Nations Unies en Libye et est intervenue au Kosovo en dehors de toute légalité internationale. Pourtant l’article 33 de la Charte des Nations Unies énonce l’obligation pour tous les Etats de régler les différends par des moyens pacifiques; cette obligation étant le corollaire de l’interdiction de la menace et de l’utilisation de la force. Notons que l’obligation du règlement pacifique des différends est le principe majeur des relations internationales à l’heure actuelle et est indissociable de l’interdiction formulée à l’article 2 § 4 de la Charte. Mais l’intervention dite humanitaire, la «légitime défense préventive» et la notion de «guerre préventive» en tant que «nouvelle doctrine» juridique sont là pour la neutraliser.
A cela vient s’ajouter une Cour pénale internationale, créée à la demande de certains Etats, qui ne remplit pas le rôle qui lui est assigné. Si certains responsables de crimes sont traduits devant la Cour pénale internationale, d’autres ne le sont toujours pas malgré un nombre de rapports importants corroborant les crimes de guerre et possiblement contre l’humanité, ainsi de la Palestine. Ce déni de justice refusé à certaines victimes est l’une des formes que prend le nouvel ordre du monde imposé par les dominants. Il s’agit d’une justice faite par les puissants, au service des puissants qui désignent au Procureur général de la Cour les responsables de crimes à poursuivre. Selon l’ampleur des rapports de force, le Procureur ouvrira, de sa propre initiative -ainsi que le lui permet le Statut de la Cour de Rome-, une enquête contre certains criminels alors que pour d’autres il trouvera une argutie pseudo juridique pour ne pas le faire. Ainsi, pourquoi n’a t il toujours pas jugé utile d’ouvrir une enquête sur les crimes commis en Palestine durant l’hiver 2008-2009 et pourquoi ne s’est il toujours pas saisi de l’accablant dossier Guantanamo et de celui du recours « légalisé » à la torture décidé par les dirigeants américains.
La justice universelle n’est pas au rendez-vous et ne le sera pas tant que le Droit et le droit au droit seront le résultat de rapports de domination et d’aliénation et non d’une volonté de mettre, réellement et partout, en place une justice universelle garantie par une cour pénale internationale «indépendante».
Ces dérives et ces régressions sont perpétrées derrière un rideau de fumée de bons sentiments et de fausses valeurs destinées à fourvoyer l’opinion et à diviser l’humanité. Les media asservis aux grands intérêts financiers et aux multinationales dominent l’info-sphère globale et relaient à l’envi le message du bien contre le mal ou du choc de civilisations alors qu’il n’est en réalité question que de domination, d’exploitation, d’appropriation des ressources naturelles et de spoliation des terres et des richesses. Voilà ainsi, par l’effet du mensonge institutionnalisé et de la propagande permanente, banalisée la mutation du droit international au service de l’instauration de nouvelles relations internationales basées sur la loi du plus fort et le travestissement de la vérité.
Cet avilissement assumé des normes du droit international et la banalisation des transgressions, au-delà du crime commis, est l’autre question posée par l’exécution d’Oussama Ben Laden. Elle submerge l’espace politique des relations internationales, ainsi du Secrétaire Général des Nations Unies qui considère que « la mort d’Oussama Ben Laden marque un tournant dans notre lutte commune et mondiale contre le terrorisme ». Il aurait dû se souvenir de ses obligations qui l’obligent, sans cesse, à rappeler les principes et les buts de la Charte des Nations Unies et des Conventions internationales qui sont autant de normes impératives devant être respectées par l’ensemble des membres de la communauté des nations de façon à ce que soit garantie la paix et assurée la sécurité internationale pour l’ensemble des peuples. Par ce discours, le Secrétaire Général a porté préjudice à l’ensemble du Peuple des Nations. Celui qui devrait assumer, de par sa fonction, les plus hautes valeurs de la civilisation humaine justifie sans fards la logique du talion.
Le phénomène de banalisation de la violence ne se fait pas sentir uniquement au niveau de la mutation et de la perversion du droit international mais aussi au niveau de l’impensé raciste qui se dévoile dans le discours de nombreuses personnalités publiques, hommes politiques et autres…Cette spirale régressive est nourrie par les nouveaux principes «moraux» de ceux qui veulent diriger le monde selon leurs intérêts et leurs objectifs.
Ce gouvernement du monde, regroupant hommes politiques et multinationales, voit dans la mondialisation ce mouvement d’intégration libérale des économies de la planète. C’est le stade historique de constitution d’un marché global dominé par la sphère financière et le seul moyen d’asseoir définitivement leur hégémonie. Les multinationales, les banques de premier plan et les grands financiers ont littéralement subjugué les Etats du nord économiquement avancés qui, dans toutes les instances internationales, défendent un ordre du monde qui divise impitoyablement l’humanité entre riches et pauvres, faisant que les premiers, alors qu’ils sont minoritaires, continuent d’accaparer les richesses de tous en condamnant le reste de l’humanité à la pauvreté et au désespoir. Les plus pauvres, contrairement aux marchandises et aux capitaux qui circulent librement, sont assignés à résidence et interdits de mouvement. Mais comment verrouiller hermétiquement les frontières des pays riches à des populations désespérées?
Au centre même des pays les plus riches, les inégalités se creusent et la paupérisation gagne des catégories jusqu’ici relativement prospères des populations. De crises en crises, les acquis sociaux des années d’après-guerre sont démantelés. Pour les media dominants et les dirigeants politiques, la responsabilité de cet état de fait est due aux délocalisations – entendre la concurrence «injuste» des pays sous-développés pillés pendant des siècles – mais surtout aux populations d’origine étrangère et à l’immigration pointées du doigt et désignées sous différents registres à la vindicte.
Face aux réalités des crises et à l’injustice institutionnalisée, la perpétuation d’un ordre très ancien et figé dans ses privilèges a recours aux moyens éprouvés par l’histoire européenne du populisme démagogique et à la manipulation des consciences. De la relecture idéologique et mensongère de la colonisation aux questionnements d’une stupéfiante vacuité sur l’identité nationale, les dirigeants politiques utilisent jusqu‘à la corde le terrorisme islamiste pour justifier les atteintes aux libertés.
Ainsi en France, quelques semaines après la chute du dictateur Ben Ali, l’arrivée de jeunes Tunisiens fuyant le chômage et voulant, après leur lutte menée pour le changement, enfin circuler sans entraves, est le prétexte d’une désinhibition du discours politique et fait trébucher des représentants politiques, dont certains demandent le retour manu militari par bateau de ces jeunes ou l’autorisation, par circulaire officielle, de traquer les personnes d’origine maghrébine.
Mais auparavant, il y a eu l’actuel ministre de l’Intérieur déclarant à l’égard des musulmans en France que « cet accroissement du nombre de fidèles et un certain nombre de comportements posent problème ». Sans oublier, ceux de l’ancien ministre de l’intérieur qui a affirmé que « quand il y en a un, ça va, c’est quand il y en a beaucoup que ça pose problème » et qui a été condamné pour ces propos à la demande du MRAP. C’est cette libération de la parole, autorisée par cette France qui libère les inconscients et permet à l’impensé raciste de lâcher prise et de s’exprimer partout. Sans oublier, les quotas ethniques évoqués dans le cadre de la fédération française de football. Certains peuvent affirmer que ni les uns ni les autres n’ont d’attitude raciste, il n’en demeure pas moins que leur inconscient raciste se sent autorisé à s’exprimer puisqu’ils font partie de cette France qui assume d’être décomplexée car elle lutte ardemment contre le terrorisme!
La mort d’Oussama Ben Laden n’est pas une avancée en direction du progrès humain et d’un monde meilleur. Cet homme disparait en emportant avec lui ce qu’il savait, ce qu’il aurait pu dire et sans que les parents et amis des victimes aient droit au procès de celui présenté comme l’architecte de leur douleur. La mise hors d’état de nuire d’un terroriste, aussi emblématique fut il, par des moyens qui ignorent le droit est symptomatique de la violence qui sous-tend l’organisation du monde telle que voulue par les néo-conservateurs. L’Occident, qui se réclame des Lumières, entend imposer une culture des relations internationales basées sur la supériorité des armes,le mépris du droit et la hiérarchie des cultures.
La banalisation de la mutation et de la déstructuration du droit international et la banalisation du racisme confirment, entre autres signaux, la mise en place du nouvel ordre mondial basé sur la force et la violence. Un ordre glacial et désespéré dominé par la fureur et la peur de tous ceux qui veulent le monde à leur image et à leurs pieds.
Mireille Fanon-Mendès France
Fondation Frantz Fanon
Conseil scientifique d’ATTAC