De la laïcité

Rudolf Bkouche

Qu’est-ce que la laïcité ?

C’est le refus du théologico-politique, c’est-à-dire de l’intervention de contraintes religieuses dans le politique et en particulier dans l’élaboration des lois. C’est cela et rien d’autre. En ce sens, la laïcité est un concept négatif.

Pour reprendre une expression de Catherine Kintzler, on peut considérer la laïcité comme un code de bonne conduite (au sens où l’on parle du code de la route) permettant aux membres d’une société de coexister ; en ce sens la laïcité relève du domaine du Droit. Dans ce contexte la notion de morale laïque n’a aucun sens ; vouloir chercher dans la laïcité les conditions d’une morale revient à l’instituer en dogme et à la transformer en religion parmi d’autres, ce qui revient à la nier.

La laïcité n’a pas pour fonction de fabriquer un consensus, bien au contraire. On ne peut demander aux croyants des différentes religions de construire une croyance commune, ce qui reviendrait à vider ces croyances de tout sens ; on ne peut demander aux athées d’adopter des croyances qui leur sont étrangères ; ce que l’on peut attendre de la laïcité, c’est qu’elle permette la coexistence des adeptes des diverses croyances, coexistence pacifique qui relève moins du « vivre ensemble » que du respect mutuel.

La laïcité n’a pas pour objectif de faire taire les polémiques entre les adeptes des diverses croyances ou entre les croyants et les athées, elle a pour objectif d’empêcher que les polémiques liées au débat d’idées ne dégénèrent en affrontements et en agressions des uns contre les autres. Cela renvoie à la distinction que fait Poliakov, dans son Histoire de l’antisémitisme, entre les critiques doctrinales et les agressions physiques contre les individus.

La loi de 1905 institue la séparation de l’État et de l’Église, c’est-à-dire entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux. A l’époque la loi vise le pouvoir de l’Église qui cherche à garder le contrôle de certaines activités sociales dont l’enseignement. En cela cette loi est moins anti-religieuse qu’anticléricale si on considère que le cléricalisme signifie le pouvoir des clercs dans la définition des règles sociales, y compris les lois. Les religions minoritaires de l’époque, la protestante et la juive, l’ont bien compris qui soutenaient la loi de séparation.

La laïcité, en tant qu’elle cherche à éviter les affrontements physiques entre les citoyens et à permettre la liberté religieuse, exige la non-intervention des religions dans la construction du politique. En contrepoint la laïcité exige la non-intervention de l’État dans les questions purement religieuses, la seule intervention de l’État étant liée à la limitation des pouvoirs religieux et à l’empêchement des affrontements entre les divers courants idéologiques, religieux ou séculiers, qui parcourent la société.
La loi de 1905 a été souvent détournée au sens où certains, ceux que l’on appelle les laïcards, ont cherché dans la loi des arguments contre la religion et plus particulièrement aujourd’hui, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la laïcité, contre la religion musulmane considérée comme une religion étrangère, s’inscrivant ainsi dans cette forme de racisme qu’on appelle l’islamophobie. Les arguments des laïcards reposent sur quelques contresens qu’il est nécessaire d’analyser.

Le premier de ces contresens est l’invention de ce que certains appellent une morale laïque, notion contradictoire si on revient à la définition de la laïcité rappelée ci-dessus. Ce contresens a conduit à mettre en place ce qu’on appelle l’école citoyenne, laquelle conduit à substituer au catéchisme religieux un catéchisme dit citoyen. Cette invention de la morale laïque conduit à transformer la laïcité en un dogme analogue aux dogmes religieux, entre interdits et obligations ; la laïcité ainsi apparaît comme une religion parmi d’autres et, loin de marquer le refus du théologico-politique, elle n’est plus qu’une forme de théologico-politique parmi d’autres . En cela la laïcité perd son rôle d’assurer la coexistence entre les divers courants idéologiques qui parcourent la société et on comprend que certains s’opposent à une laïcité ainsi pervertie en inventant des substituts comme la « laïcité ouverte » qui n’est qu’une forme d’œcuménisme inconsistant comme l’est toute forme d’œcuménisme. On comprend aussi que, face à cette laïcité pervertie, on invente le « vivre ensemble », une forme sécularisée du « aimes ton prochain comme toi-même » dont on sait qu’il peut être la forme la plus brutale de l’exclusivisme religieux. On voit ainsi s’opérer une régression de la notion de Droit, passant de la régulation des relations entre les hommes, à une sorte d’amour perverti qui consiste à demander au « prochain » de mériter l’amour qu’on doit lui porter, notion d’autant plus perverse qu’elle veut apparaître comme une forme de reconnaissance de l’altérité de l’autre, ce qu’elle ne saurait être.

Le second de ces contresens, c’est non seulement de transformer la laïcité en valeur mais de faire de cette valeur une valeur universelle. Si on veut parler d’universel, il faut distinguer d’une part ce que l’on peut appeler l’universel des faits qui concerne le monde indépendamment des hommes, ainsi le fait que quand on lâche une pierre elle tombe ou le fait que la terre tourne autour du soleil, même si la connaissance empirique première nous apprend que c’est le soleil qui se déplace dans le ciel, d’autre part l’universel des valeurs, celles que les hommes inventent pour réguler les relations entre eux. En cela si l’universel des faits relève de l’universel, l’universel des valeurs marque essentiellement une volonté d’universalisme de la part des sociétés humaines, que ce soit les grandes religions telles le christianisme et l’Islam, ou que ce soit des idéologies séculières tel l’humanisme et la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen qui est l’une des expressions de cet humanisme. Mais cet universalisme des valeurs relève moins d’un universel, c’est-à-dire d’un Absolu, que d’une culture, c’est-à-dire de l’une des formes particulières d’expression des sociétés humaines. Dire cela n’implique pas un relativisme des valeurs qui diraient que toutes se valent, mais implique au contraire que tout système de valeurs peut être soumis à la critique et qu’il n’y a pas de réponse a priori qui permettent de définir les « bons » parmi eux. Ce qui fait la force d’un système de valeurs, c’est qu’il s’est construit dans une société et qu’en ce sens il l’exprime, mais, par cela même, il peut être soumis à la critique.

Le rôle de la laïcité est alors d’organiser la coexistence entre ces systèmes de valeurs tout en rejetant ceux qui présentent un danger pour cette coexistence. Ici encore on ne saurait renvoyer à un Absolu qui permettrait de dire a priori quels sont les bons systèmes de valeurs et ceux qui sont à rejeter. C’est peut-être cela qui rend la laïcité difficile et qui conduit certains à chercher dans la laïcité des normes à la façon d’une religion.

Ces remarques nous amènent à revenir sur ce que certains appellent, tantôt pour la glorifier, tantôt pour la dénigrer, la laïcité à la française. Nous ne reviendrons pas sur la notion de franco-français qui consiste à inventer une exceptionnalité française ; qu’on la glorifie ou qu’on la dénigre, cela ne fait qu’exprimer une forme de chauvinisme. Par contre il importe, sauf à donner à la laïcité une valeur d’Absolu qui la met sur le même plan que toute autre idéologie totalisante, de replacer la laïcité française dans son contexte historique ; c’est une telle approche qui permet de comprendre d’une part l’idéologie laïcarde, d’autre part les contre-idéologies qui s’opposent à elles telle la laïcité ouverte citée ci-dessus.


Appendice 1- La loi sur le voile : une loi anti-laïque

Avec la polémique sur le voile on voit apparaître de nombreux contresens qui marquent l’incompréhension de la laïcité. Il faudrait d’abord noter l’usage de la laïcité contre l’Islam rappelé ci-dessus mais il faut y ajouter d’autres contresens qui vont bien plus loin que l’islamophobie.

Notons d’abord une confusion sur le terme « public ». Les partisans de la loi ont transformé celle-ci en un refus de ce qu’on appelé « les signes ostentatoires de l’appartenance religieuse », et on a ajouté au port du voile, pour faire bonne mesure, la croix, la kippa et quelques autres signes, tel le turban sikh. Tout cela frise le ridicule et porte sur une interprétation maximaliste de la loi de 1905. Depuis 1905, on renvoie la religion à la sphère privée sans trop se demander ce que cela signifie. La sphère privée comporte des manifestations publiques comme le sont les bâtiments religieux, églises, temples, synagogues et aujourd’hui mosquées, et les cérémonies qui s’y déroulent. Faut-il donc, au nom du renvoi à la dite sphère privée, interdire la fréquentation de ces bâtiments par les croyants ? Ces bâtiments sont publics au sens qu’ils sont ouverts à tous ceux qui veulent y venir et que les manifestations religieuses qui s’y tiennent sont ouvertes à tous. Cet aspect public des bâtiments et des manifestations cultuelles ne s’oppose en rien à la laïcité au sens que nous avons rappelé au début de ce texte. Ce qui serait con-traire à la laïcité serait que la loi impose une obligation de participation aux manifestations religieuses, que ce soit pour une seule religion ou que ce soit, pour montrer un « pluralisme » de bon aloi, d’obliger chacun à fréquenter le temple de son choix, y compris un « temple athée ». Le caractère public des manifestations religieuses n’est donc pas une entorse à la laïcité, ce qui exige de préciser la distinction classique entre la sphère publique et la sphère privée attribuée à la laïcité, et, de façon plus précise, à la loi de 1905.
Le terme « public » a ici un sens spécifique. On peut définir comme relevant du « public » ce qui appartient à l’État ou est du ressort de l’État. Ainsi une école ou un bâtiment administratif appartient à l’Étatet la loi de séparation implique que ce bâtiment n’affiche aucun signe religieux, ainsi les croix ont disparu des bâtiments scolaires dépendant de l’État. Mais peut-on en dire autant des personnes qui fréquentent ces établissements. En quoi les élèves seraient-ils tenus de ne pas arborer ces signes dits « ostentatoires ». Quant aux professeurs, s’ils sont tenus, en tant que fonctionnaires mais surtout en tant en tant qu’enseignants, de ne pas montrer leurs choix religieux dans leurs cours, ils ne peuvent échapper à ce qu’on a appelé, par euphémisme, l’enseignement du fait religieux, dans la mesure où celui-ci intervient dans certaines disciplines enseignées, que ce soit l’histoire, la littérature, la philosophie, etc. rappelant que le fait religieux est un fait culturel qui doit être étudié en tant que tel.

En ce sens la loi de 2004 sur l’interdiction des signes ostentatoires dans l’école est contraire à la laïcité et cela à double titre : d’une part elle outrepasse la loi de 1905, d’autre part elle prend le risque d’exclure de l’école publique certains élèves.
L’école laïque n’est pas la reproduction de la famille et elle peut permettre aux élèves de prendre de la distance avec l’éducation familiale, en particulier avec certaines traditions religieuses, c’est en cela qu’elle doit être ouverte à tous les enfants. Il est vrai que cela exige que l’école laïque assure l’instruction, c’est-à-dire la transmission des connaissances. C’est l’instruction qui peut permettre aux élèves d’acquérir une autonomie intellectuelle et de construire leur propre rapport au monde, mais on peut se demander si cet aspect émancipateur est encore l’un des objectifs de l’école d’aujourd’hui.

Appendice 2- A propos du burkini

L’hystérie récente qui s’est manifestée contre le port du burkini s’est appuyée sur de nombreux contresens pour justifier la méfiance, voire la haine, de certains envers l’Islam. Ici encore on a usé de la laïcité pour légitimer le refus du port de burkini.
Après les attentats perpétrés par ceux qu’on appelle, à défaut de termes plus pertinents, des « djihadistes » ou des « islamistes radicaux », on a voulu voir dans le port du burkini un symbole de cet islamisme radical et on a accusée les femmes qui portaient le burkini d’être sinon des terroristes du moins des complices du terrorisme. Argument facile qui voulait jouer sur le traumatisme causé par les attentats mais argument qui ne tient pas. Il est impossible de dire quelles sont les arrières pensées de celles qui portent le burkini ; cette volonté de dire a priori les pensées profondes de celles qui portent le burkini est contraire à la laïcité : d’une part on remarque que certaines personnes arborent un signe « ostentatoire », ensuite on donne à ce signe ostentatoire un sens de soutien aux attentats, voire de complicité avec leurs auteurs ? On peut alors mélanger deux interprétations du port du burkini, d’une part une menace sur l’ordre public, d’autre part une atteinte à la laïcité. On y ajoute pour compléter, une atteinte aux droits des femmes. Ces multiples interprétations permettent à certains maires de signer un décret interdisant le port du burkini. Et s’engage un débat quelque peu ridicule sur la laïcité, sur l’islamisme et, cerise sur le gâteau, sur le droit des femmes.

Revenant sur ces deux questions, celle du voile et celle du burkini, nous précisons qu’il ne s’agit pas, dans cet article, de prendre position pour ou contre le port du voile ou le part du burkini. Si chacun a le droit de prendre position et de l’exprimer, cette question ne saurait concerner la loi et il serait contraire à la laïcité de s’appuyer sur des opinions pour justifier une position, quelle qu’elle soit.
Par contre ce qui est à critiquer, c’est le détournement de la laïcité à des fins politiques pour en faire un argument contre les adeptes d’une religion que certains considèrent comme étrangère aux « valeurs républicaines » ou aux « valeurs de la France ». On peut alors poser la question de ce que sont ces « valeurs » qui entremêlent deux courants opposés de l’histoire de France, d’une part le christianisme (certains parlent de valeurs chrétiennes) et d’autre part la laïcité (dont certains ont fait une valeur). Ces contresens dont nous avons parlé sont des contresens volontaires ; que ces contresens soient faits au nom de la défense du passé ou au nom d’une vision mythique de la modernité , ils conduisent à exclure. C’est ainsi qu’on cherche à exclure une population considérée comme étrangère par essence comme le montre le numérotage des générations inventé pour désigner les enfants, aujourd’hui français, des immigrés venus des anciennes colonies françaises, comme s’il fallait rappeler à ces enfants qu’ils ne sont pas complètement français.
Le Conseil d’État a heureusement déclaré que le port du burkini ne portait pas atteinte à l’ordre public et que les décrets interdisant ce vêtement avaient aucune valeur légale. Il s’agit essentiellement de défense du Droit, mais cela a suffi pour que certains crient à la démission devant l’islamisme et que les maires qui ont pris les décrets contre le port du burkini déclarent qu’ils ne suivront pas l’avis du Conseil d’État. Ainsi des défenseurs de l’ordre public décident de remettre en cause le principe de séparation des pouvoirs lorsque la Justice prend une décision qui ne leur plaît pas. On voit ainsi comment ce détournement de la laïcité permet à certains de justifier le racisme. On peut parler d’imposture.

Tout cela conduit, non à repenser la laïcité ou à inventer une nouvelle laïcité dont, par exemple, la laïcité ouverte, mais à revenir à ce qui constitue la laïcité, le refus du théologico-politique au sens rappelé au début de ce texte.

Rudolf Bkouche
membre de l’UJFP