L’épidémie de Covid-19 frappe durement les plus précaires. Dans les foyers de travailleurs migrants, les facteurs de décès s’accumulent : vulnérabilité, promiscuité, maladies chroniques, renonciation aux soins… Face à cela, la réponse des bailleurs et des pouvoirs publics a été tardive et lacunaire.
« Je viens d’apprendre la mort de Samba Top, le délégué du foyer des Grands-Pêchers à Montreuil », nous écrit Aboubacar Diallo, délégué du comité de résidents d’un foyer de travailleurs migrants à Saint-Ouen, géré par Adef. « Je suis triste, c’était un camarade de lutte, j’ai tout appris avec lui », ajoute-t-il au téléphone. Ce monsieur avait déjà de gros problèmes de santé, nous indique-t-on aussi.
Quelques jours plus tôt, la mort frappait dans son propre foyer. Un retraité algérien a été retrouvé, plusieurs jours après sa mort, dans sa chambre. Il s’appelait Ali Jil Bel Bagdadi. « Les pompiers sont venus et ont défoncé la porte, ensuite la police est venue et puis la morgue, le lendemain », raconte Aboubacar Diallo.
« La situation sanitaire était déjà préoccupante avant (la crise, ndlr). Si une épidémie se déclenche dans un foyer, ça risque d’être catastrophique », alerte le Dr Sébastien Bogajewski, membre de l’amicale des médecins de Montreuil. La suroccupation que connaissent certains foyers ainsi que la présence de cuisines et sanitaires collectives pourraient être des facteurs de propagation.
Adef a quand même dépêché un agent… pour encaisser les loyers
Sans compter le fait que les résidents des foyers, les plus âgés notamment, ont des facteurs de comorbidité plus élevés du fait des professions exercées et des conditions de vie. Les chibanis notamment représentent une population déjà plus fragile sur le plan de la santé. « 4,5% des 60-69 ans nés au Maghreb ont des problèmes de dépendance contre 1,3% chez ceux nés en France, soulève l’UNAFO (Union professionnelle du logement accompagné). Ils ont parfois le profil des personnes accueillies en EHPAD. »
A Saint-Ouen, Aboubacar Diallo se retrouve démuni face à la crise. « Je ne peux même pas aller faire du porte-à-porte puisque je n’ai ni gants ni masque », s’inquiète-t-il. Lui-même a été atteint du Covid-19. Il raconte : « J’ai frôlé la mort. J’ai passé deux semaines dans ma chambre, je pouvais à peine me lever, j’étais coupé du monde ». Le médecin qu’il a eu au téléphone lui a déconseillé de se rendre aux urgences, lui prescrivant pour seul remède du Doliprane. « Je n’arrivais pas à respirer, j’avais l’impression qu’on m’enfonçait des coups de poignards dans le torse, c’était terrible », décrit-il.
Depuis plusieurs jours, Aboubacar Diallo interpelle tous azimuts : la mairie, la préfecture et bien sûr le gestionnaire du foyer, l’Adef. « Ils n’ont rien fait du tout, et vendredi ils ont envoyé quelqu’un pour encaisser les loyers. C’est de la provocation ! », fulmine-t-il. A l’heure actuelle, c’est lui-même qui négocie une intervention médicale auprès de Médecins du monde. Seules des associations, comme le collectif des Gilets noirs, sont passées ces derniers jours pour apporter des denrées alimentaires et des produits d’hygiène.
35 foyers en Seine-Saint-Denis et une gestion critiquable
« Il y a des malades ici et une centaine de personnes âgées, il faut faire quelque chose ! », alerte-t-il. Contactée à ce sujet, l’Agence régionale de santé nous assure que le déplacement d’une équipe mobile sur le foyer de Saint-Ouen est prévu et précise que « le patient en question n’est pas, à la connaissance de l’ARS, décédé du Covid-19, et présentait une situation médicale compliquée ». Contacté par le BB, Adef n’a pas répondu à nos questions à l’heure où nous écrivons ces lignes.
Selon les chiffres officiels, la France compte aujourd’hui 142 foyers de travailleurs migrants qui accueillent environ 110 000 résidents. Au moins une trentaine de ces foyers est suroccupée. L’ARS recense en Île-de-France « 100 foyers travailleurs migrants ‘non transformés’, c’est-à-dire sans travaux d’aménagement et de rénovation de l’habitat, et avec des sanitaires collectifs » dont « 35 en Seine-Saint-Denis ».
S’il existe plusieurs gestionnaires comme Adef ou Coallia, le plus connu est Adoma, anciennement Sonacotra. L’histoire de la Sonacotra est assez tortueuse. Créée au milieu des années 50, elle a eu pour rôle de loger les travailleurs étrangers, alors majoritairement Algériens, employés pour reconstruire la France d’après-guerre.
Cet habitat s’est rapidement dégradé. Des règles abusives et infantilisantes auxquelles étaient soumis les résidents ont créé de fortes tensions avec les gestionnaires. Une longue grève des loyers de 1975 à 1980 posera d’ailleurs les jalons des mouvements de revendications des immigrés en France. Dans un article daté de 1980, le sociologue Abdelmalek Sayad analysait (ici) les mécanismes paternalistes appliqués aux « foyers des sans-famille ».
Il y a un repli sur soi qui est terrible
Les foyers de travailleurs migrants sont progressivement transformés en résidences sociales pour assurer un logement décent notamment pour les résidents âgés. Mais un grand nombre d’entre eux sont toujours dans un état de délabrement indigne. L’exemple du foyer Bara à Montreuil, géré par Coallia, en est un triste exemple (lire notre article).
Malgré le Plan de traitement des foyers de travailleurs migrants (PTFTM), il reste environ 150 foyers à rénover. Certains comptent des chambres de 7,5 mètres carré, comme à Romainville où le foyer Paul de Kock compte 301 chambres de cette dimension. Des chambres donc parfois plus étroites que des cellules carcérales. Des pièces exigües où le confinement est intenable.
Si la situation est déjà critique, elle entraîne dans son sillon une multitude de complications. « La question du mal-logement accélère le risque de contamination, rapporte Maïa Lecoin, directrice du Café social (Association Ayyem Zamen) mobilisé auprès de ce public. Ce que j’entends et ce que je vois, c’est aussi des personnes isolées, en difficulté pour faire leurs courses. » Depuis le début du confinement, son association a mis en place une plateforme téléphonique pour maintenir un lien et rediriger vers des structures spécialisées si besoin.
« En temps normal déjà, les moyens ne sont pas mis pour les accompagner et avec le confinement, il y a un repli sur soi qui est terrible. Pour eux, le logement c’est un endroit dans lequel on dort, c’est tout », poursuit Maïa Lecoin. L’isolement est d’autant plus fort en cette période et ceux qui ont l’habitude de communiquer avec leur famille via les cartes prépayées, type Lycamobile, se retrouvent en difficulté, souligne-t-elle aussi.
Les craintes et les angoisses
« Au moins, je mourrai là-bas » : cette pensée à laquelle se tenir est désormais impossible. Comme le décrivaient nos confrères de Libé, le deuil se double ici de l’impossibilité de rapatrier les corps dans le pays d’origine et ne pas pouvoir procéder aux rites mortuaires. Certaines rumeurs font aussi craindre que les corps soient incinérés, ce qui est une source d’inquiétude supplémentaires pour les résidents musulmans.
« Avec l’épidémie, on va avoir des chibanis qui ont vécu dans 9 mètres carré toute leur vie et qui vont se retrouver à Rungis, ils vont être enterrés comme des soldats inconnus, ça me rend fou », fustige Salem Fkire, président de l’association Cap Sud MRE, qui a interpellé les autorités marocaines sur ce sujet.
Ce que note également Maïa Lecoin, c’est une forme de fatalisme face à cette crise sanitaire, « quand on a été exposé toute sa vie à des produits toxiques ou qu’on s’est rendu sourd à cause du marteau-piqueur, c’est compliqué. Après il y a aussi des gens qui sont extrêmement angoissés ». D’autres facteurs viennent encore corser la donne : « certains ont arrêté de prendre des Doliprane, ils prennent des recettes de grand-mère à base d’ail ou de gingembre. Et il y a des gens qui ont peur d’aller à l’hôpital, ils pensent qu’ils ne seront pas pris en charge, qu’on les laissera dans les couloirs à cause du racisme », explique aussi Aboubacar Diallo.
Le fait que certains résidents soient en situation irrégulière n’aide pas. Idem pour ceux qu’on nomme froidement les « surnuméraires », ceux qui vivent dans ces foyers sans bail. « Même s’il y a des cas, les gens ne veulent pas en parler », affirme un résident qui préfère rester anonyme.
La défiance envers le gestionnaire est telle que certains craignent aussi l’instrumentalisation de cette crise pour procéder à des expulsions dans les foyers en suroccupation. Des inquiétudes remontent également concernant les loyers. Il y a déjà la difficulté de faire des paiements en ligne, la peur que les chèques envoyés soient encaissés trop tard et l’impossibilité même de régler les redevances pour ceux qui ont perdu leur emploi.
Des foyers sans gérants
Le Dr Jean-Michel Cattin, mobilisé à Montreuil, souligne qu’il faut absolument créer un lien de confiance et « laisser les communautés décider de l’aide qu’on peut leur apporter, briser l’unité d’un foyer serait une catastrophe ». Lui est effaré de la situation actuelle dans les foyers à Montreuil. Les pouvoirs publics ont bien mis à disposition des chambres d’hôtels pour les personnes atteintes du Covid dans le bas-Montreuil et à Bondy. La préfecture du département indique par ailleurs qu’un centre d’hébergement va ouvrir en début de semaine prochaine à Aulnay, mais la situation reste critique.
Le confinement et les gestes barrières sont quasi-impossibles à respecter vu l’état de certains foyers. Comme au foyer des Grands-Pêchers qui compte plus de 300 résidents. Deux immeubles de 7 étages où les cuisines collectives, situées au sous-sol, sont restées ouvertes. « Ça pose des problèmes, ce n’est pas évident de respecter les gestes barrières », souligne Lassana Traoré, le secrétaire général de l’association des résidents.
Au foyer Edouard-Branly, toujours à Montreuil, « ça se passe difficilement, tous les espaces communs ont été fermés, les cuisines, les sanitaires, ils nous prennent pour des animaux », s’énerve Moussa Doucouré, président de l’amicale des Maliens de Montreuil. Ici la fermeture des cuisines a eu l’effet pervers de provoquer des rassemblements autour des espaces cafétéria présents à chaque étage.
Les cuisines collectives ont un rôle important puisqu’elles produisent des repas à moindre coût pour les résidents. En cette période d’épidémie où certains ont perdu leur emploi, ce n’est pas négligeable.
Le gestionnaire de ce foyer, Adoma, affirme que les cuisines collectives n’ont pas été fermées mais que des instructions appelant à être au maximum deux en cuisine et à respecter les gestes barrières ont été affichées. Il confirme néanmoins qu’au foyer Edouard-Branly, « la cuisine informelle du RDC a été fermée le dimanche 15 mars ». Étonnamment, la préfecture de Seine-Saint-Denis nous indique, elle, avoir invité les gestionnaires à « fermer les lieux collectifs comme les cuisines ou les salles de prière. »
L’ARS a déployé des équipes mobiles
Si le gestionnaire assure mettre tout en place pour contenir la propagation du virus, le sentiment d’abandon domine chez les résidents que nous avons contactés. « Il y a eu un décès et une personne est en réanimation, on espère qu’il va s’en sortir, nous informe Mamadou Doucouré, résident du foyer La Noue à Montreuil, qui regroupe un peu plus de 350 chambres de 9 mètres carré. La partie administrative n’est plus là, il n’y a pas de gérant sur place. Depuis le début du confinement, ils ont déserté les lieux. Dans un bâtiment de 13 étages, ce n’est pas humain, on est à l’abandon ».
Selon le gestionnaire, le taux de présence de leurs collaborateurs est de 56% en Seine-Saint-Denis, « Adoma assure également une veille téléphonique auprès des personnes âgées et vulnérables (couplée à l’envoi de SMS) ». L’Agence régionale de santé nous précise, elle, que des équipes mobiles ont été déployées avec 21 interventions dans le 93.
« Nous sommes extrêmement préoccupés par le risque d’une augmentation des cas dans les foyers, qui abritent une population particulièrement fragile. Pour cette raison, le gouvernement a décidé d’étendre le principe du dépistage systématique prévu dans les EPHAD aux foyers de travailleurs migrants à risque (forte proportion de personnes âgées ou surpopulation) », assure également l’ARS. La préfète à l’égalité des chances de Seine-Saint-Denis, Anne-Claire Mialot, nous indique également qu’un centre d’hébergement à Aulnay va être ouvert pour ceux qui ont besoin d’être confinés.
On ne peut affirmer que rien n’a été fait de la part de tous ces acteurs mais la prise en compte de cette situation semble réellement tardive et, pour certains foyers, absente. Les problèmes liés à la gestion des foyers de travailleurs migrants ne sont pas une nouveauté mais cette crise, comme partout ailleurs, aggrave encore la situation. En Seine-Saint-Denis, on dénombre 8 décès, 37 cas de suspicion Covid-19 et 22 cas avérés pour les seules structures Adoma, selon leurs propres chiffres communiqués le 10 avril. Une situation probablement vouée à s’aggraver si des moyens supplémentaires ne sont pas rapidement mis en œuvre.
Par Héléna Berkaoui. Le 17 avril 2020.
Héléna BERKAOUIVoir en ligne : l’article sur le site du Bondy Blog