Par Laura Raim | 13 avril 2018 | Regards.
Les accusations de complaisance envers l’antisémitisme dont a été l’objet le leader du parti travailliste relèvent d’une stratégie de discrédit classique de la part de ses adversaires. Mais l’affaire montre que la gauche ne doit pas éluder la question.
Prouver son « non-antisémitisme » est-il devenu un passage obligé pour les représentants de la gauche radicale en Europe ? Quelques jours avant que le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) ne prenne à parti Jean-Luc Mélenchon, reprochant notamment à son Parti de gauche de soutenir le mouvement palestinien de boycott et donc d’alimenter « la haine d’Israël, qui est aussi la haine des juifs », Jeremy Corbyn se retrouvait quant à lui accusé de « complaisance » envers les antisémites de son propre camp.
Si les attaques du Crif à l’encontre du leader de la France insoumise ont rapidement été disqualifiées comme cyniques et indignes, le procès fait au chef du Labour britannique a au contraire gonflé au fil des jours, dégénérant en véritable « scandale » national et suscitant un débat sur l’antisémitisme et la gauche.
Baisse de vigilance
L’affaire éclate le 23 mars. Luciana Berger, députée de l’aile droite du parti, déterre triomphalement un commentaire laissé il y a cinq ans par Corbyn sur Facebook, par lequel il dénonçait le retrait d’une fresque à Londres représentant des banquiers juifs et francs-maçons jouant sur une table de Monopoly posée sur les dos nus de travailleurs. Ayant vu trop vite une petite photo du graffiti sur internet, il n’avait pas remarqué les symboles antisémites et croyait prendre la défense d’une œuvre simplement anticapitaliste.
Une erreur qui n’est pas sans rappeler celle commise en novembre dernier par Gérard Filoche, exclu du PS après avoir tweeté un photomontage dont il ignorait qu’il avait initialement été publié sur le site d’extrême droite Égalité et réconciliation. On y voyait Emmanuel Macron arborant un brassard nazi avec le symbole dollar et entouré de trois juifs, le chef d’entreprise Patrick Drahi, le banquier Jacob Rothschild et l’écrivain Jacques Attali, sur fond de drapeaux américain et israélien.
Dans le cas français comme britannique, il s’agissait moins de dénoncer un sentiment de haine anti-juive qu’une baisse de la vigilance quant à la persistance d’un certain imaginaire complotiste antisémite au sein des franges périphériques de l’extrême gauche. Un antisémitisme que le social-démocrate révolutionnaire allemand August Bebel surnommait « l’anticapitalisme des imbéciles ».
Sommé de se justifier sur son commentaire de 2012, Corbyn exprime aussitôt ses « sincères regrets » de ne pas avoir examiné « plus attentivement » le contenu de la peinture murale avant de soutenir l’artiste. Mais cela ne suffit pas à clore l’incident. Le 29 mars, quelques centaines de personnes, dont une douzaine de députés travaillistes, protestent devant le Parlement à l’appel de deux organisations juives proches des Tories, le Jewish Leadership Council et le Board of Deputies of British Jews, qui réclament des excuses plus consistantes.
Tactique de disqualification
Notons cependant que l’indignation est à géométrie variable, le Board of Deputies of British Jews s’avérant beaucoup moins sensible à l’antisémitisme lorsqu’il émane de la droite. Son président, Jonathan Arkush, avait même applaudi la victoire de Donald Trump, qui a pourtant multiplié les insinuations antisémites durant sa campagne et s’est entouré de suprématistes blancs qui le sont ouvertement.
Si c’était vraiment l’antisémitisme qui le préoccupait, il se serait réjoui, le lundi suivant, en apprenant la participation du député d’Islington à un céder, dîner traditionnel de la Pâque juive. Au lieu de quoi il l’a accusé de « provoquer délibérément la communauté juive ». Car l’invitation ne provenait visiblement pas des « bons juifs », mais de Jewdas, une organisation juive d’extrême gauche antisioniste.
Qu’importe que ce collectif soit très mobilisé depuis plus de dix ans dans la lutte contre l’antisémitisme, à gauche comme à droite, et a par exemple a publié en 2014 un guide sur les manières de critiquer Israël en évitant les pièges et les stéréotypes antisémites. Leur position sur Israël fait d’eux « une source d’antisémitisme virulent » d’après Arkush.
Qualifier d’antisémite tout discours critique sur le capitalisme ou sur la politique israélienne est bien sûr une vieille tactique bien rodée, au Royaume-Uni comme dans le reste du monde. Depuis son élection à la tête du parti en 2015, Corbyn n’a cessé d’en faire les frais, visé aussi bien par les Tories que par l’aile droite de son propre parti. Il a également été dépeint, ces derniers jours, comme larbin de Poutine et comme ex-espion tchèque. Au-delà de la seule question d’Israël, il est plus largement perçu comme « encourageant » le terrorisme du fait de ses positions sur l’Irlande ou sur l’Iran.
Un problème à considérer
Face à ces basses manœuvres politiciennes, il n’est pas inutile de rappeler que le Royaume-Uni est l’un des pays au monde où l’antisémitisme est le plus faible, et surtout qu’il y est beaucoup plus répandu à droite – chez les Tories ou UKIP – qu’au Labour, comme le confirme une étude publiée en septembre dernier par le Jewish Policy Research.
Cela dit, le fait que la question de l’antisémitisme soit instrumentalisée pour tenter d’entacher la popularité croissante de Corbyn, à un mois des élections municipales, ne permet pas pour autant d’évacuer le problème. Car il ne s’agit pas de la première controverse. Il y a deux ans, l’ancien maire de Londres Ken Livingstone avait été suspendu du parti après avoir affirmé qu’Hitler « soutenait le sionisme avant de devenir fou et de finir par tuer six millions de juifs ».
L’année dernière, une interview accordée à la BBC par Ken Loach, grand soutien de Corbyn, avait provoqué un tollé international. Lorsqu’on lui avait demandé si la négation de l’Holocauste était acceptable, Ken Loach avait déclaré : « L’histoire est là pour être discutée », et d’embrayer directement sur les origines criminelles du projet sioniste : « La fondation de l’État d’Israël, par exemple, basée sur le nettoyage ethnique, est là pour être débattue par nous tous ».
Plus récemment, Jon Lansman, un militant juif pro-palestinien, fondateur du mouvement Momentum (qui rassemble la jeune garde rouge corbynite) a renoncé à candidater en mars au poste de secrétaire général du parti, après s’être fait traiter de « juif antisémite » sur les réseaux sociaux. Le Times a d’ailleurs recensé 2.000 messages antisémites, racistes, misogynes et violents sur les comptes Facebook de vingt groupes de soutien au chef du Labour.
Enfin sur la table
C’est indéniable : la gauche n’est pas exempte de préjugés antisémites. Selon un rapport publié dans le cadre d’une campagne contre l’antisémitisme, un cinquième de la population et 14% des électeurs du Labour pensent que les juifs ont plus tendance que les autres à « courir après l’argent ». 14% des Britanniques et 11% des électeurs travaillistes pensent qu’ils se croient supérieurs. Certes, les travaillistes sont moins racistes que la moyenne, mais on peut attendre du camp progressiste – qui se définit politiquement par la lutte contre toutes les formes d’oppression – qu’il soit irréprochable sur ce front.
Corbyn semble en prendre conscience. Dans un troisième communiqué, il a finalement admis que l’antisémitisme dans son parti ne se réduisait pas à quelques cas isolés, précisant qu’une forme nouvelle d’antisémitisme était susceptible de se glisser dans certains discours anti-israéliens. Christine Shawcroft, une proche, a démissionné du Comité exécutif national du parti travailliste, pour s’être opposée à la suspension du parti d’un candidat aux municipales qui avait publié sur Facebook un lien vers un article négationniste.
Momentum a reconnu que les accusations d’antisémitisme « ne doivent pas et ne peuvent pas être seulement considérées comme des attaques diffamatoires de droite ou des conspirations » visant Corbyn. L’antisémitisme « est plus répandu au sein du Labour que beaucoup d’entre nous ne le pensaient voici seulement quelques mois ».
De nombreux juifs britanniques de gauche, sympathisants de Corbyn, tel le journaliste Michael Segalov, sont soulagés de voir que le sujet est enfin mis sur la table. Ils l’affirment clairement : il est possible d’être intransigeant dans le combat contre l’antisémitisme sans rien lâcher de la solidarité avec le peuple palestinien.