Contre le sionisme

La qualité de l’analyse de Vivian Petit a motivé notre choix de publier cette contribution sur le site de l’UJFP. Mais nous tenons à avertir nos lecteurs que la plateforme qui l’héberge, « Solitudes intangibles », est à nos yeux ambigüe en ce qu’elle autorise par ailleurs la publication de points de vue se réclamant ouvertement de l’idéologie antideutsch (courant de la gauche radicale allemande sioniste et atlantiste). Vous voilà avertis. Bonne lecture!

Dans ce texte, Vivian Petit répond à certaines critiques adressées à l’encontre de la position « antisioniste » hégémonique dans la gauche française, critiques développées notamment dans plusieurs publications de Solitudes Intangibles. Pour l’auteur, une position de solidarité conséquente avec les Palestiniens ne peut se réduire à la critique de telle ou telle politique du gouvernement israélien mais implique une rupture avec le sionisme. Cela nécessite cependant de bien saisir ce qu’est le sionisme et sa critique à une époque où ce signifiant se voit instrumentalisé dans un sens antisémite.

Certains actes et discours antisémites, à l’image des énoncés complotistes à propos de la banque Rothschild ou de l’injonction faite à une personnalité juive de « rentrer à Tel Aviv », se cachent derrière une opposition au « sionisme » et imposent par conséquence une clarification sur l’usage de ce dernier terme. Parallèlement, les déclarations répétées d’Emmanuel Macron affirmant que « « l’antisionisme est une des formes modernes de l’antisémitisme »1 obligent à y opposer notre discernement. Enfin, la situation en Israël/Palestine, où la réalisation de la « solution à deux États » a été rendue impossible par l’expansionnisme israélien, par l’implantation de colonies, par l’occupation et la segmentation du territoire palestinien, par la rupture de toute continuité territoriale au sein des territoires palestiniens, cette nouvelle situation, où un État unique israélien administre de fait la quasi totalité de la Palestine historique, impose une réflexion à propos de ce que pourrait-être un État commun israélo-palestinien, à rebours de ce qu’était le projet sioniste.

En votant le 9 juillet 2018 une loi définissant Israël comme « État-nation du peuple juif » et supprimant l’arabe des langues officielles, la Knesset semble vouloir répondre à sa manière aux enjeux soulevés par l’impossibilité de faire exister un État palestinien aux côtés d’Israël : ce sera l’État unique plutôt qu’un État commun, la discrimination et l’apartheid plutôt que la co-existence et l’égalité. Après avoir, au cours des décennies, approuvé les décisions rendant impossible la « solution à deux États », la Knesset semble vouloir sauver le projet sioniste en Israël, qui serait menacé par la reconnaissance de droits égaux pour la majorité non-juive que constitue l’ensemble des Palestiniens, qui, en l’absence d’État palestinien, sont placés de fait sous la souveraineté israélienne.

Face à cette nouvelle situation, l’existence d’un État unique sur toute la Palestine historique, et la politique discriminatoire menée pour préserver le caractère juif de l’État d’Israël contre la majorité de la population qu’il domine, il y a fort à parier que les mouvements de solidarité avec la Palestine seront de plus en plus amenés à critiquer le sionisme en tant que tel au cour des prochaines années, et non seulement tel ou tel aspect de la politique israélienne. Si la critique du sionisme en tant que mouvement nationaliste, colonial, discriminatoire et tendanciellement séparatiste n’est pas antisémite, et si l’amalgame entre antisémitisme et antisionisme est souvent l’argument de ceux qui peinent à trouver des arguments pour défendre la politique des gouvernements israéliens, il ne faut pourtant pas nier que les débats menés en France sur « le sionisme » sont rarement rationnels, qu’ils aient lieu dans les médias, sur les réseaux sociaux ou dans les milieux militants.

Et si des antisémites qui souhaitent stigmatiser les Juifs préfèrent parler du « sionisme et de l’oligarchie » pour contourner la loi ou se fondre dans la confusion, cela est rendu possible par le fait que la définition du terme « sionisme » est ignorée par de nombreuses personnes. La méconnaissance de la situation en Palestine, conjuguée à une détestation des « sionistes » après visionnage des images des bombardements israéliens de Gaza sans savoir précisément ce qu’est le sionisme, peut favoriser la revendication souvent floue d’un « antisionisme ». Pour qui souhaite porter un discours politique à propos de l’usage des termes « sionisme » et « antisionisme », il faut donc poser des définitions précises.

Mouvement nationaliste juif développé à partir de la fin du XIXème siècle, le sionisme est une entreprise coloniale, qui a abouti en 1948 à la création d’un État juif en Palestine. La reconnaissance de l’État israélien par l’Assemblée Générale des Nations Unies eut lieu suite à l’exode de 700 000 Palestiniens et l’abandon, l’évacuation et la destruction par les milices sionistes de 400 villages palestiniens2. Avant 1948, être sioniste signifiait se prononcer pour l’implantation des colonies juives dans la Palestine historique, en vue de l’établissement d’un foyer national juif. Maintenant que l’État d’Israël existe, et se définit face aux Palestiniens comme État juif en prolongement de la revendication d’un foyer national juif en Palestine, être sioniste signifie, dans l’immense majorité des cas, considérer comme légitime l’existence d’Israël en tant qu’État juif, et souhaiter le maintien de ses institutions.

Dans une rhétorique antisémite, certaines personnes se présentent comme « antisionistes » en définissant le sionisme comme un complot mondial, et affirment vouloir s’opposer à un « Empire » dont Jérusalem, Wall Street ou le conseil d’administration de la banque Rothschild serait la capitale. Le sionisme n’étant rien d’autre que le mouvement nationaliste qui a défendu la possibilité d’un foyer national juif et pour cela colonisé la Palestine, tout propos affirmant qu’il y aurait un point de vue ou une action « sioniste » à propos de la spéculation financière, du mariage pour tous, des questions de genre ou du mouvement des gilets jaunes, n’a pas grand-chose à voir ni avec la Palestine, ni avec le sionisme, et relève d’un discours antisémite.

En parallèle de ces discours, et souvent loin d’eux, d’autres personnes, dont je fais parti, lorsqu’il faut définir une position à propos de la solidarité à avoir avec les Palestiniens en lutte contre l’occupation israélienne, peuvent se définir comme antisionistes. Cette position résulte de la conviction que la réalisation des droits nationaux du peuple palestinien (la fin de l’occupation militaire, l’égalité entre Israéliens et Palestiniens, la mise en application du droit au retour des réfugiés et de leurs descendants, autant de revendications reconnues par les résolutions de l’ONU) impliquent à minima un dépassement, et probablement une opposition aux fondamentaux du sionisme.

Depuis plus d’un siècle, et plus encore depuis 70 ans, une politique coloniale et expansionniste est menée en Palestine, au nom du sionisme, à tel point que ce qui était souhaité par les sionistes de gauche pour protéger le caractère juif de l’État d’Israël, « deux États pour deux peuples », est aujourd’hui rendu impossible par l’intégration de la quasi totalité de la Palestine historique à l’État Israël. En Cisjordanie et à Jérusalem-est, plus de 500 000 colons israéliens vivent sur des terres interdites aux Palestiniens, rompant de fait toute continuité territoriale sur les 22 % de la Palestine historique sur lesquels était sensé être édifié un État palestinien. Dans les territoires occupés, les Palestiniens colonisés sont de fait sous souveraineté israélienne. Israël contrôle l’état civil palestinien, les permis de construire, et le shekel, la monnaie israélienne, est utilisé tant en Cisjordanie qu’à Gaza.

Aujourd’hui, 1,8 millions de Palestiniens vivent à l’intérieur du territoire reconnu par le droit international comme israélien, représentant 20% de la population israélienne, tout en étant parqués de plus en plus loin des centre-villes. Et si une partie des réfugiés palestiniens, expulsés de Palestine en 1948 et en 1967, se sont entassés dans la Bande de Gaza (deuxième endroit le plus densément peuplé au monde, après Hong-Kong, et dont un rapport de la Conférence des Nations unies sur le Commerce et le Développement affirmait en 2015 que l’endroit ne serait plus habitable d’ici 2020)3, 2 millions de réfugiés vivent encore en Jordanie, 500 000 au Liban, et quant aux plus de 500 000 Palestiniens qui vivaient en Syrie, nombreuses sont les familles qui ont ces dernières années connu un second exil. La résolution 194 de l’Assemblée de l’ONU, reconnaissant le droit au retour des réfugiés palestiniens et de leurs descendants dans leurs villes et leurs villages d’origine, n’a jamais été appliquée par les gouvernements israéliens successifs, obsédés, au nom du sionisme, par la nécessité de garantir une majorité juive en Israël/Palestine. Aujourd’hui, entre la Méditerranée et le Jourdain, en Israël, en Cisjordanie et à Gaza, vivent environ 6,5 million d’Israéliens, et autant de Palestiniens, dans des territoires de plus en plus exigus, et dans une situation de relégation totale.

Face au fait accompli par la colonisation, en présence de ce qui est de fait un État unique régnant sur toute la Palestine historique (l’Autorité Palestinienne se réduisant, faute de souveraineté, à différents types de police réprimant la population palestinienne en coopération avec l’occupant israélien), défendre le maintien d’Israël comme État juif implique la domination sur les non-juifs que sont les Palestiniens, et la négation de leurs droits.

Depuis 1948, la définition d’Israël comme État juif ou État des Juifs implique de nombreuses discriminations. Celles-ci s’exercent à la fois sur les Palestiniens citoyens d’Israël (appelés « Arabes israéliens », et dont l’accès aux bourses d’études, aux logements étudiants et aux allocations diverses est empêché, puisque soumis au fait d’avoir servi dans l’armée israélienne, service dont les Palestiniens sont exemptés), mais aussi sur les Palestiniens de Jérusalem (titulaires d’une carte de séjour spécifique, qui peut leur être retirée en cas de séjour prolongé hors de la ville ou de mariage avec une personne vivant hors de la ville), sur les Bédouins (dont les villages qui n’apparaissent pas sur les cartes ne sont desservis ni en eau ni en électricité) et sur l’ensemble de ses citoyens non juifs (les mariages mixtes entre juifs et non juifs sont par exemple impossibles). Quant aux Palestiniens vivant à Gaza et en Cisjordanie, placés de fait sous souveraineté israélienne, ceux-ci ne possèdent bien sûr aucun droit démocratique reconnu en Israël.

Dans une rhétorique qui n’est pas sans rappeler les discours tenus par les Afrikaners au temps de l’apartheid sud-africain, la liberté de déplacement des Palestiniens, ou leur accès aux même droits que les Israéliens, est perçu en Israël comme une remise en cause du projet sioniste et une menace pour le statut de la population dominante. C’est aussi au nom du sionisme et de la garantie d’un foyer national juif que les gouvernements qui se succèdent en Israël sont obsédés par la question de la démographie, la présence des Palestiniens et le taux de fécondité des Palestiniennes étant souvent appelés « bombe démographique » dans le débat public israélien. En plus de la loi sur « l’État nation du peuple juif », cette vision du sionisme comme refus de l’égalité est affirmée dans les menaces répétées de Benyamin Nétanyahou à l’encontre des députés « Arabes israéliens », coupables à ses yeux de trahison en raison de leur soutien aux Palestiniens des territoires occupés.

Face à cela, en Israël comme dans de nombreux pays, des militants ou des intellectuels de gauche, soutiens sincères des Palestiniens, dénonçant le blocus de Gaza et l’occupation de la Cisjordanie, s’opposant aux expulsions des Palestiniens de Jerusalem, manquent souvent d’un horizon maintenant que la possibilité d’existence d’un État palestinien aux côtés de l’État d’Israël est rendue impossible par la réalité du terrain. Et, par peur de rompre avec le sionisme, certains vont même jusqu’à continuer à défendre la « solution à deux États » alors qu’elle est rendue impossible, et à s’opposer à la reconnaissance du droit au retour des réfugiés, au nom du « réalisme ».

C’est par exemple la position de Norman G. Finkelstein et Noam Chomsky, qui défendent encore la possibilité de création d’un État palestinien aux côtés de l’État d’Israël, en faisant comme si celle-ci était proche d’être réalisée. Pourtant, à Jérusalem et en Cisjordanie, la colonisation est un fait accompli, et l’ampleur des réalisations rend impossible un démantèlement des colonies et des infrastructures coloniales (500 000 colons israéliens vivant dans les territoires occupés), à tel point que la réalisation de l’égalité et le retour des réfugiés qui le souhaitent, au sein d’un État binational, aussi « utopique » que cela soit considéré, peut sembler aujourd’hui plus réaliste que la reconnaissance d’un État palestinien viable.

Dans un texte récemment publié sur le site Solitudes Intangibles4visant à critiquer l’antisionisme, Vincent Présumey, militant trotskiste et syndicaliste à la FSU, affirme que la reconnaissance de l’égalité ou du droit au retour des réfugiés « met en cause des caractères structurels de l’État d’Israël, assurément, mais pas obligatoirement son existence et, en ce sens, elle n’est pas « antisioniste » ». Rappelons pourtant que c’est au nom du sionisme, au nom de la souveraineté juive sur la Palestine, que tous les gouvernements israéliens ont institué des discriminations, dominé et expulsé les Palestiniens, et que l’instauration d’un État israélo-palestinien, qui serait donc l’État de tous ses citoyens et non un État juif, serait une rupture avec le projet sioniste. Répétons aussi que c’est aussi au nom de la prise en compte d’un fait accompli par les colons sionistes, que des militants de gauche, soutenant sincèrement les Palestiniens vivant dans les territoires occupés, ne souhaitent pas voir reconnu le droit au retour des réfugiés.

Ainsi, l’historien israélien Shlomo Sand, opposé à l’occupation de Jérusalem et de la Cisjordanie, dénonçant le blocus de Gaza autant que les discriminations contre la minorité de Palestiniens citoyens d’Israël, affirme dans le documentaire Vers où Israël ? de Camille Clavel qu’il est personnellement opposé à l’application du droit au retour des réfugiés palestiniens. Son unique argument est son attachement à la culture développée en Israël, qui serait mise en péril si les Israéliens juifs n’étaient plus majoritaires. Si l’attachement à une culture ou à une langue est compréhensible, fussent-ils développés dans un contexte colonial, considérer qu’un peuple peut être dépossédé de ses terres, parqué dans des camps de réfugiés et nié dans ses droits au nom de la préservation du fait accompli par le colonisateur est pour le moins problématique.

Uri Avnery, écrivain et journaliste israélien, fondateur de Gush shalom (le Bloc de la paix) décédé en 2018, se définissait comme post-sioniste. Pourtant, si ce terme pouvait sous entendre une tentative de dépasser le sionisme, il révélait plutôt, sous la plume d’Avnery, la volonté de trouver les chemins de la paix sans remettre en cause les fondamentaux du sionisme. Ainsi, dans un article intitulé « Le droit au retour » et publié le 14 janvier 200155, Avnery écrivait « Il est clair que le retour de millions de réfugiés palestiniens dans l’État d’Israël changerait complètement le caractère de l’État, contrairement aux intentions de ses fondateurs et de la plupart de ses citoyens. Il abolirait le principe de deux États pour deux peuples sur lequel la demande d’État palestinien est basée. »

La volonté de circonscrire le retour des réfugiés palestiniens aux 22 % de la Palestine historique censés revenir à un État palestinien et déjà surpeuplés, et non de l’assurer au sein des villes et villages dont les Palestiniens ont été expulsés au moment de la création d’Israël ou de la guerre de 1967 était déjà critiquable en 2001, mais plus encore, la manière dont Avnery a défendu jusqu’à sa mort en 2018 la « solution à deux États » alors qu’elle n’était plus viable depuis longtemps, pour s’opposer à toute revendication mettant en péril la réalisation sioniste, laisse songeur. Cette position lui vaudra la publication à sa mort d’une tribune cinglante de la part d’Haidar Eid, animateur à Gaza de la campagne pour un Boycott, des Désinvestissements et des Sanctions (BDS) à l’égard d’Israël : « Avnery, comme d’autres sionistes mous, a pris des mesures audacieuses pour « sauver Israël de lui-même » et lui garantir une place dans le monde arabe sans démanteler son système d’apartheid et de colonialisme de peuplement. Comme beaucoup d’autres Palestiniens, je m’interroge sur la sincérité de ces Israéliens qui ne contestent jamais le caractère raciste d’Israël, et encore moins le grand crime qu’il a commis contre notre peuple en 1948. Les Israéliens sur lesquels nous comptons sont ceux qui reprennent notre appel au BDS et reconnaissent nos droits internationalement reconnus, y compris le droit de retour. Avnery n’en faisait pas partie. Au contraire, il s’est engagé dans le projet sioniste en Palestine en défendant à la fois la solution raciste à deux États et la majorité juive sur 78% de la Palestine historique. Il s’est opposé avec véhémence à l’idée d’un État laïc et démocratique en Palestine historique, un État pour tous ses citoyens, sans distinction de religion, de race ou de sexe. 6»

Parmi ces Israéliens qui contrairement à Uri Avnery, « reprennent [l’] appel [des Palestiniens] au BDS et reconnaissent [leurs] droits internationalement reconnus », figure l’historien Ilan Pappe, qui a, lui aussi, souvent des mots durs à propos de ceux qui au nom du « réalisme », refusent de soutenir la reconnaissance de l’entièreté des droits des Palestiniens. Voici ce qu’il déclarait en 2010 à Stuttgart, lors d’une conférence intitulée « Soutenir le Droit au retour des réfugiés, c’est dire Non au racisme israélien77» :

« La plupart des gens, et spécialement certains de nos meilleurs amis – et je ne dis pas cela ironiquement puisque je viens de publier un livre avec Noam Chomsky, que j’inclus ici – certains de nos meilleurs amis sont contre le droit au retour. Ils s’appuient sur des considérations pratiques ; ils vous diront qu’il est irréaliste de dire aux réfugiés qu’ils devraient s’attendre à la possibilité de revenir ; ils vous diront qu’ils devraient [au contraire] être encouragés à réfléchir à un avenir différent.
Je voudrais dire que, dans cette analyse, le point de départ n’est pas la praticabilité, n’est pas la realpolitik. Parce que si la base d’analyse de la situation est la realpolitik – comme le fait Uri Avnery, comme le fait Noam Chomsky, et beaucoup d’autres, et ce n’est pas cyniquement que je dis « nos bons amis », ils sont mes bons amis mais je suis, sur ce point, en total désaccord avec eux – cela signifie que c’est l’équilibre des forces qui détermine votre attitude.

Eh bien, si c’est l’équilibre des forces – comme nous l’avons entendu hier, entre la plus grande et la plus puissante armée du Moyen-Orient, et les plus faibles forces militaires du monde – qui détermine notre attitude, nous ne devrions même pas être réunis aujourd’hui. Nous devrions céder aux diktats israéliens. Nous savons que les Israéliens sont très clairs au sujet de ce qu’ils veulent : ils veulent autant de territoire palestinien que possible, avec aussi peu de Palestiniens que possible ; c’est ce qu’ils voulaient en 1882, et c’est ce qu’ils veulent en 2010. Cela n’a pas changé. Les moyens ont changé, les circonstances historiques ont changé, mais la vision de ce qui serait une florissante et prospère société israélienne, à savoir une société avec aussi peu d’Arabes que possible, et autant de territoire palestinien que possible, cela n’a pas changé. Donc, si la realpolitik détermine notre attitude, nous devrions céder à cette vision. »

Cette realpolitik, comme acceptation du fait accompli autant que comme impossibilité de prendre en compte l’absence de « processus de paix », explique le peu de réflexions des partisans de la « solution à deux États » à propos des manières dont les militants internationaux peuvent participer au rapport de force à instituer face à Israël, et leurs distances vis-a-vis de la campagne BDS. Ainsi, puisque son objectif est encore la création d’un État palestinien aux côtés de l’État d’Israël, Norman G. Finkelstein souhaite circonscrire le boycott d’Israël aux produits israéliens issus des colonies8. Pour les mêmes raisons, Uri Avnery souhaitait que la campagne BDS soit circonscrite aux entreprises et institutions œuvrant dans les territoires occupés de Jérusalem et de Cisjordanie. Il s’agit ici de boycotter une conséquence de la politique israélienne, et non de s’opposer à la politique menée par Israël en s’attaquant en tant que telles à ses institutions et son économie pour instaurer un rapport de force.

A la marge, une position sioniste plus originale est celle qui est par exemple portée par le philosophe et talmudiste Ivan Segré, favorable à l’existence, en tant que prolongement du projet de foyer national juif, d’un État binational israélo-palestinien et à la reconnaissance du droit au retour des réfugiés palestiniens. Pour autant, la vision idéalisée du sionisme portée par Segré le pousse par exemple à affirmer dans une tribune récemment publiée sur le site Solitudes intangibles que la reconnaissance du droit au retour des réfugiés palestiniens pourrait être obtenue dans le cadre d’une extension du « droit au retour » des Juifs en Israël/Palestine9. Bien sûr, il ne s’agit pas de remettre en cause ni la présence juive au Proche-orient, ni de demander aux Israéliens quitter le pays où ils vivent. Ce qui est problématique dans la position de Segré n’est donc pas sa volonté que soit garantie la présence des Juifs en Israël/Palestine, ni même de défendre la possibilité d’y immigrer pour quiconque le souhaite, mais d’éluder le fait que le « retour » des Juifs au Proche-Orient prônée par le mouvement sioniste s’est fait sur l’expulsion des Palestiniens, et de refuser de considérer que le non retour des Palestiniens est pour les gouvernements israéliens qui se sont succédés depuis 1948, lié au projet sioniste, c’est à dire à la préservation du caractère juif de l’État israélien.

Tout en se disant favorable à l’existence d’un État bi-national et à la reconnaissance des droits des Palestiniens, Ivan Segré semble donc considérer que cette reconnaissance ne pourrait être qu’une réforme du projet sioniste, voire son extension. Cela pourrait prêter à sourire si le refus de critiquer le sionisme ne poussait pas Segré à ne pas tenir compte des inégalités concrètes instaurées par la politique sioniste réellement existante. Ainsi, dans un article à propos de la campagne BDS intitulé « Israël : L’impossible boycott » et publié sur Lundi matin10, Ivan Segré affirme, en dépit des discriminations légalement instituées citées plus haut, que les Palestiniens de citoyenneté israélienne « composent une minorité ethnique disposant de droits formels égaux à ceux des citoyens « juifs » ».

Observons en outre qu’Ivan Segré fait régulièrement fi du contexte d’occupation coloniale ce qui lui permet de renvoyer dos à dos les soldats israéliens qui tuent des Palestiniens dans les territoires occupés, et les civils Palestiniens qui s’en prennent à des Israéliens avec un couteau11. Préférant expliquer ces actes par une idéologie imputée, plus que par le vécu et la situation subie par les colonisés, dans son entretien à Hors série, Segré désigne les auteurs d’attaques au couteau comme des « Palestiniens d’extrême-droite »12

Dans son article critique de la campagne BDS, Ivan Segré reconnaît l’existence d’une politique d’apartheid en Cisjordanie, mais pour affirmer aussitôt que cela ne saurait à ses yeux être un argument suffisant pour soutenir la campagne BDS, dans la mesure où d’autres États, par exemple ceux du Golfe, mènent eux aussi une politique de ségrégation et de discrimination sans être en proie à un tel boycott, avant de conclure qu’« on ne peut pas décemment soutenir le BDS d’une part, arborer le maillot du PSG d’autre part. »1313

On serait tenté de demander à Ivan Segré quelle solution il préconise pour contribuer à soutenir les Palestiniens et mettre fin à l’apartheid israélien, ou quelles actions il mène pour soutenir les personnes exploitées et discriminées au Qatar. Rappelons que la campagne BDS fut lancée par une coalition d’organisations palestiniennes appelant à la solidarité avec leur lutte, et que si les travailleurs exploités au Qatar lançaient un appel similaire, il serait bien sûr légitime de le soutenir. Rappelons enfin que certains des partisans de la campagne BDS, comme le réalisateur israélien Eyal Sivan, insistent sur le fait que l’exigence vis-a-vis d’Israël est aussi liée à sa puissance économique et militaire, à sa situation d’allié des États d’occidentaux, comme à son statut de démocratie libérale14. Pour autant, affirmer, comme le fait Ivan Segré, qu’on ne peut soutenir une cause et suivre l’appel de ceux qui luttent si l’on n’est pas investi contre chaque injustice dans le monde est assez spécieux.

Il y a bien sûr beaucoup à dire sur le fait qu’Israël est parfois vu comme le seul État raciste et colonial existant, voire comme le symbole unique de la violence d’État et de l’injustice dans le monde par des personnes moins regardantes sur, par exemple, la répression des Kurdes par la Turquie ou celle des Syriens par Bachar Al Assad et ses alliés. Pour autant, comme l’expliquent les auteurs de l’article « Le non-sujet de l’antisémitisme à gauche », publié en février 2019 par la revue Vacarme1515, « la place centrale qu’occupe le conflit israélo-palestinien à gauche et dans les luttes d’une partie des populations issues de l’immigration post-coloniale n’est pas problématique en soi. Elle s’explique d’abord par un faisceau de raisons historiques. La France a participé à la création de l’État d’Israël (avec notamment comme argument la nécessité de combattre la ligue arabe et donc la lutte des Algériens) ; de nombreux Maghrébins ont voulu combattre en Palestine en 1948 ; les comités Palestine, créés en France en 1967 par des travailleurs et étudiants arabes, devinrent ensuite les bases des mouvements de luttes des ouvriers spécialisés dans les années 1970 ».

Et s’il faut, au-delà des « raisons historiques », prendre des exemples plus récents d’interdépendance entre les luttes, nous pouvons citer la politisation d’une partie de ceux qui ont connu leurs premières manifestations à l’été 2014 en protestant contre le massacre en cours à Gaza, aujourd’hui actifs dans la lutte contre le racisme et les crimes policiers en France, ou au sein du mouvement des Gilets jaunes pour, notamment, en déloger l’extrême-droite antisémite. Si une certaine focalisation sur Israël existe, et si un discours antisémite se cache parfois derrière cette obsession, cela ne peut, à l’inverse, justifier de faire d’Israël le seul État incritiquable, ou de la lutte des Palestiniens la seule lutte qu’il serait suspect de soutenir.

Enfin, pour citer un exemple encore plus clair du manque de perspectives de ceux qui s’attachent encore à un sionisme de gauche, dans un entretien accordé au Journal of South African and American Comparative Studies et publié le 10 mai 2004 sur zcomm.org16, Noam Chomsky explique les raisons pour lesquelles il refuse d’appeler à des sanctions contre Israël : « Les sanctions, cela cause du tort à la population. On ne peut imposer de sanctions tant que la population ne les exige pas elle-même. C’est une question morale. Aussi, le plus important, dans le cas d’Israël, c’est ceci : la population (israélienne) réclame-t-elle des sanctions ? Eh bien, à l’évidence, la réponse est : “non !” ».

La réponse d’Omar Barghouti, co-fondateur de la campagne BDS, sera cinglante : « De tous les arguments anti-boycott, celui-ci reflète soit une naïveté stupéfiante, soit une malhonnêteté intellectuelle délibérée. Allons-nous juger si nous devons appliquer (ou non) des sanctions à une puissance coloniale en fonction de l’opinion de la majorité du peuple oppresseur ? S’il vous plaît, que quelqu’un me dise si on en a encore quoi que ce soit à cirer, du peuple opprimé ? »17

Sans rupture avec le sionisme, les personnes s’exprimant sur la question israélo-palestinienne passent souvent à côté d’une partie des enjeux, qu’il s’agisse des questions stratégiques, ou des questions relatives à l’égalité ou au droit au retour des réfugiés palestiniens. À l’inverse, la lutte pour une politique réelle de décolonisation en Israël/Palestine impose, à la fois, l’édification d’un rapport de force et une opposition ou un dépassement du sionisme. Il ne s’agit pas de s’opposer au sionisme parce que le caractère raciste de l’État d’Israël serait à contre-temps de l’histoire, ni parce qu’un État édifié par la guerre ainsi que le massacre et l’expulsion des autochtones serait un exemple unique, mais parce que la réalisation des droits des Palestiniens entre, comme nous l’avons vu, en contradiction avec toutes les politiques qui ont été menées au nom du sionisme. Pour cette raison, tous ceux qui, parfois avec l’objectif sincère de lutter contre l’antisémitisme ou de défendre la paix entre les peuples, dissertent sur l’usage des termes « sionisme » et « antisionisme » en oubliant les Palestiniens, leur lutte, leurs revendications et les droits qu’ils souhaitent voir reconnus et pour lesquels ils luttent, passent à côté d’une part importante du problème.

Bibliographie

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« Lutte contre l’antisémitisme : ce qu’il faut retenir des annonces de Macron au dîner du CRIF », Le Monde, 20/02/2019,
« Menacée de « dé-développement », Gaza pourrait devenir inhabitable d’ici 2020, selon l’ONU »,news.un.org,

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Vidal Dominique, « Norman Finkelstein et la campagne BDS », france-palestine.org, 2012


Note-s
  1. « Lutte contre l’antisémitisme : ce qu’il faut retenir des annonces de Macron au dîner du CRIF », Le Monde, 20/02/2019, https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/02/20/macron-attendu-au-diner-du-crif-pour-des-decisions-fortes-contre-l-antisemitisme_5425991_3224.html[]
  2. Lire à ce sujet Pappé Ilan, Le nettoyage ethnique de la Palestine, 2006, Babélio.[]
  3. « Menacée de « dé-développement », Gaza pourrait devenir inhabitable d’ici 2020, selon l’ONU », news.un.org, https://news.un.org/fr/story/2015/09/317752-menacee-de-de-developpement-gaza-pourrait-devenir-inhabitable-dici-2020-selon[]
  4. Présumey Vincent, « Réflexions sur le terme « antisionisme » », solitudesintangibles.fr, 2019, http://solitudesintangibles.fr/reflexions-sur-le-terme-antisionisme-vincent-presumey/[]
  5. Avnery Uri, « Le droit au retour », palestine-solidarite.org, 2001, https://www.palestine-solidarite.org/dossier.droit_retour.Uri_Avnery.140104.htm[]
  6. Eid Hadar, « Nous sommes bien mieux sans le sionisme « allégé » de Uri Avnery », ujfp.org, 2018, []
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  11. Segré Ivan, « L’insurrection n’est pas un crime », lundi.am, 2015, https://lundi.am/L-insurrection-n-est-pas-un-crime[]
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  13. Segré Ivan, « Israël : l’impossible boycott », lundi.am, 2016, https://lundi.am/Israel-l-impossible-boycott[]
  14. Sivan Eyal, « La culture : vitrine stratégique d’Israël », horssérie.net, 2016, https://www.hors-serie.net/Aux-Ressources/2016-12-10/La-culture-vitrine-strategique-d-Israel-id207[]
  15. Brenni Camilla, Krickeberg Memphis, Zoubir Zacharias & Nicolas-Teboul Léa, « Le non-sujet de l’antisémitisme à gauche », vacarme.org, 2019, https://vacarme.org/article3210.html[]
  16. Chomsky Noam,« South Africa, Israel-Palestine, and the Contours of the Contemporary World Order », zcomm.org, 2004, https://zcomm.org/znetarticle/south-africa-israel-palestine-and-the-contours-of-the-contemporary-world-order-by-noam-chomsky/[]
  17. Barghouti Omar, « Boycott as Resistance: The Moral Dimension », eletronicintifada.net, https://electronicintifada.net/content/boycott-resistance-moral-dimension/5388[]