Condamnation de la France par la CEDH pour violation de la liberté d’expression : comment en est-on arrivé là ?

« A la faveur de cet arrêt rendu à l’unanimité des juges européens, il est temps de revenir à un vrai débat de fond sur la manière dont la France doit contribuer à ce qu’Israël se conforme au droit international » considèrent les professeurs de droit Diane Roman, Josiane Auvret-Finck, François Dubuisson, Robert Wintemute, l’avocat Grégory Thuan dit Dieudonné et le magistrat Ghislain Poissonnier.

En 2005, la société civile palestinienne, exaspérée par les violations du droit international commises dans l’impunité par Israël, lance le mouvement Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS).

En 2009, à l’occasion de l’offensive militaire israélienne à Gaza (opération Plomb durci qui fait 1200 morts côté palestinien), une cinquantaine d’associations françaises fonde la campagne BDS France.

Parmi leurs différents modes d’action : l’appel au boycott des produits israéliens en vente dans les magasins français. Leur but : faire pression sur l’économie israélienne afin de pousser Israël à cesser ses violations du droit international.

Dès lors, une grande partie de la classe politique de l’hexagone se mobilise non pas en faveur de cette campagne pacifique qui puise son inspiration dans la lutte contre l’apartheid sud-africain… mais pour l’étouffer.

A la suggestion du CRIF (conseil représentatif des institutions juives de France), devenu au fil du temps un défenseur des politiques de l’État d’Israël, un outil redoutablement efficace est retenu en 2010 par Michèle Alliot-Marie, alors ministre de la Justice : faire des militants de cette campagne des délinquants en indiquant dans une circulaire adressée aux procureurs que l’appel au boycott des produits israéliens doit être qualifié soit comme un acte antisémite, soit comme un appel à la discrimination.

Tous ses successeurs, de droite comme de gauche, y compris Christiane Taubira, confirment la circulaire. François Fillon, Jean-Marc Ayrault, Manuel Valls, Bernard Cazeneuve stigmatisent la campagne BDS et refusent tout débat sur les pressions à exercer sur Israël. A quelques rares exceptions près, la classe politique française reprend les éléments de langage préparés par le CRIF : en France, l’appel au boycott des produits israéliens constitue un délit. Un cas unique en Europe et parmi les régimes démocratiques.

Des poursuites pénales sont engagées contre des militants associatifs qui appellent au boycott. Certains juges résistent et refusent de se prêter au jeu. D’autres finissent par céder. En 2015, la Cour de cassation valide une condamnation prononcée, sans s’interroger sur les motifs qui ont animés les boycotteurs, à savoir la protestation contre la violation des droits de la population palestinienne par Israël.

Le piège de la pénalisation a fonctionné : les militants associatifs ont pris peur et les appels au boycott se font plus rares. Le débat sur les sanctions à prendre contre Israël devient risqué : journalistes, intellectuels, responsables associatifs, universitaires, hauts fonctionnaires préfèrent l’éviter.

Mais les militants condamnés par la justice ne baissent pas les bras. Ils saisissent la Cour européenne des droits de l’homme. Dans un arrêt rendu le 11 juin 2020, la Cour condamne la France pour avoir violé la liberté d’expression de ces militants. Elle indique que l’appel au boycott des produits israéliens, motivé par le respect du droit international et la situation des droits de l’homme en Palestine occupée, relève bien de l’expression politique et militante.

Elle clôt ainsi un cycle d’une dizaine d’années où la classe politique française s’est efforcée de rendre difficile toute discussion sur l’impunité d’Israël et sur les mesures concrètes à prendre pour y mettre un terme.

A la faveur de cet arrêt rendu à l’unanimité des juges européens, il est temps de revenir à un vrai débat de fond sur la manière dont la France doit contribuer à ce qu’Israël se conforme au droit international, spécialement à l’heure où son gouvernement intensifie la colonisation et projette d’annexer des parties de la Cisjordanie. Quels seraient les moyens véritablement efficaces ? Quelles initiatives prendre ? Quelles sanctions adopter ? Et de laisser à la société civile française la possibilité de participer au débat. La campagne BDS y a toute sa part légitime, sans qu’elle soit stigmatisée ou suspectée d’antisémitisme.

Signataires :

Diane Roman, professeure de droit public à l’Université de Panthéon-Sorbonne ; Josiane Auvret-Finck, professeure de droit public à Université de Nice Sophia Antipolis ; François Dubuisson, professeur de droit international à l’Université Libre de Belgique ; Robert Wintemute, professeur de droit international, au King’s College de Londres ; Grégory Thuan dit Dieudonné, avocat ; et Ghislain Poissonnier, magistrat.

22 JUIN 2020 | PAR LES INVITÉS DE MEDIAPART | BLOG : LE BLOG DE LES INVITÉS DE MEDIAPART

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