La Vallée du Jourdain : Impressions rapides et rencontres….. octobre-novembre 2009
Nous devons nous rendre dans la Vallée du Jourdain, à la recherche des activités d’Agrexco et de son commerce litigieux en ce qui concerne les lois internationales. En effet, ce qui nous intéresse, ce ne sont pas les activités d’Agrexco en territoire israélien mais celles que la firme déploie sous les appellations de plus en plus diverses pour commercialiser les productions de ses colonies dans le territoire de la Cisjordanie et la Vallée du Jourdain. En effet, les accords commerciaux très favorables signés avec les autorités européennes ne concernent légalement pas les produits des terres occupées : ils devraient donc être vendus à part, sans bénéficier des droits de douane de faveur accordés par l’Europe à Israël (cf. ce qui arrive actuellement aux produits BRITA dont la production se fait dans la colonie de Maaleh Adumim et qui ont été refusés, par une Allemagne qui se réveille, aux tarifs préférentiels très avantageux pour Israël).
Aucune des cagettes Agrexco-Carmel que nous avons vues, marque à peu près unique ( avec ses éventuelles succursales) et omniprésente offrant légumes et fruits à la vente à Jérusalem, ne porte de mention précise d’origine ; et les étiquettes de celles qui arrivent en France ne sont pas plus précises : j’ai pour ma part vu un seul étiquetage correct : Israël Galilée. A chacun de faire ses observations….dans les hypermarchés de son quartier !
Nous voilà donc partis en taxi par la route sud : nous longeons le Mont des Oliviers à gauche et le vieux cimetière juif, à droite et à gauche, pour emprunter une sorte de passe qui nous mène avec une rapidité surprenante, c’est-à-dire sans transition de végétation, à un paysage rocheux et désertique, en direction de Jericho. Un dromadaire, quelques rares palmiers, quelques petits campements de bédouins dans la descente, c’est tout. Un check-point sans contrôle pour nous… Quand nous arrivons sur le plat ( 200m sous le niveau de la mer c’est-à-dire à peu près une dénivelée de 1000m ), mes coéquipiers me signalent assez loin à droite la Mer Morte…Je ne vois pas grand-chose : un mirage peut-être !
A peine, à gauche, une pancarte nous signalant les ruines de l’antique Jéricho. Nous ne ferons pas le détour, mes coéquipiers étant peu motivés par les exploits de Josué. J’ai des regrets, pensant que les faits mythiques font partie des paysages qu’ils habitent et que, pour sentir un paysage, il vaut mieux s’emparer de tous ses aspects. Mais la chasse à Agrexco nous faisait presser l’allure !
Jéricho fait l’effet d’une petite bourgade sympathique, animée sans excès, colorée, un peu désuète, avec une touche d’exotisme. On la dirait sortie d’un texte d’André Gide…. Beaucoup de dattes, d’agrumes, de légumes superbes, et même du maïs, offerts à la vente : nous les regardons avec sympathie car ceux-là ont toutes les chances d’être palestiniens. Atmosphère paisible dans les cafés où les clients tirent déjà sur leur narguilé, et, dans la rue, une bonne odeur de grillade qui parle à nos appétits. La ville, 45 km2, est en zone A, c’est-à-dire qu’elle est totalement administrée par l’Autorité Palestinienne, au milieu d’une zone C renforcée. Mais son « indépendance » est toute relative : il y a quelques années, les forces israéliennes ont enlevé en pleine prison Ahmed Saadat, un dirigeant FPLP qui, impliqué en 2001 dans le meurtre du ministre du tourisme Zéevi, y était emprisonné, ceci après que les détachements anglais et américains, censés être par là pour assurer la protection de la ville, avaient opportunément levé le camp….Tout le monde a encore en mémoire les alignements de Palestiniens en slip et les mains sur la tête, après ce coup de main. On honore spécialement d’ailleurs ce ministre du tourisme dans la région, puisque la route 90 qui remonte la vallée est appelée « route Gandhi », Gandhi étant le surnom du religieux politique assassiné !…
A Jéricho, nous serons reçus par le PGFTU ( Palestinian General Federation of Trade Union ), un syndicat de producteurs palestiniens (www.pgftu.org ). Nous aurons là des renseignements sur la commercialisation des productions de la vallée du Jourdain et les conditions de vie qui sont faites aux travailleurs. Et nous serons accompagnés dans nos visites par un responsable du UAWC -Union of Agricultural Workers Committees
La vallée du Jourdain s’étend sur 2400 km2, un peu moins de la moitié de la Cisjordanie. Cette zone de plaine, qui a la particularité d’être à une altitude de 200 à 300m en-dessous du niveau de la mer, s’étend du lac de Tibériade à la Mer morte. Elle est longée par le Jourdain qui marque la limite- est avec la Jordanie, et, du côté ouest par une chaîne de montagnes rocheuses et totalement arides qui paraissent plus élevées à cause de la dénivelée de la plaine, et dont le flanc est travaillé par l’érosion ( 1200m environ ). A l’est, de l’autre côté du Jourdain, on aperçoit le massif impressionnant des montagnes de Jordanie…Le Jourdain, qui a pourtant creusé cette vallée, n’est plus que l’ombre de lui-même, un filet d’eau bordé d’arbres qu’on aperçoit en limite est . Impossible d’y aborder puisqu’Israël a confisqué tout du long de la vallée, pour des raisons de « sécurité », une bande de terre qui couvre en tout 500 km2 (presque le double de la surface de Gaza !)
Cette vallée était la réserve de territoire pour l’Autorité Palestinienne qui avait fait le projet en 2004 d’y loger 700 000 réfugiés en 4 ans, quand ils rentreraient ! (Haaretz 2004 ). Mais cette terre fertile, où l‘eau est accessible, et qui est de surcroît peu peuplée, intéressait aussi Sharon qui allait devoir loger les colons de Gaza et leur donner du travail : un plan de juin 2005, conçu sans réunion du gouvernement et jamais annoncé officiellement, prévoit d’augmenter de 50°/° le nombre des colons, avec une dotation importante pour l’agriculture, des incitations économiques et des avantages spéciaux pour les jeunes couples — On nous dira sur place que certaines colonies ne sont pas entièrement habitées donc les espoirs sont encore permis ! –
La première phase commencera par la création de zones militaires qu’il faut à tout prix garder libres de toute habitation…Il en reste encore beaucoup qui stérilisent une surface très importante et dont on chasse à coups de bulldozer le moindre bédouin qui a eu l’audace d’y construire sa cabane. En ce qui concerne l’eau, elle est évidemment aussi confisquée : 162 puits artésiens palestiniens seront détruits par assèchement. Les Israéliens, reconnus comme experts mondiaux en ce qui concerne l’eau, ont, eux, creusé des forages à 400 à 500 m de profondeur.
Les villages étaient peu nombreux, situés pour la plupart sur le coteau, normalement en bordure de la zone cultivable. Et les Israéliens ont encore « fait le ménage » : seuls 13 villages ont été déclarés légaux, sans possibilité d’extension. L’un d’eux, Fayasil, est même coupé en deux, une très petite poche en zone A et le reste en une zone militaire non constructible dont les habitants sont méthodiquement et énergiquement chassés.…. Donc la vallée du Jourdain est dans une situation spéciale, une zone C renforcée qui équivaut presque à une annexion, un espace truffé de zones militaires avec les postes adéquats, surveillé à l’extrême par des caméras très performantes sur les crêtes. C’est pourquoi, quand on circule dans ce pays de grande agriculture qui aurait tout pour être paisible, on perçoit une atmosphère différente de celle de Cisjordanie, où pourtant rien n’est joyeux mais où une résistance tonique est palpable. Ici, c’est l’abattement, la crainte qui règnent : on nous incite à la prudence et on ose avouer à plusieurs reprises qu’on a peur.
Actuellement, Israël occupe 95°/° des terres, avec 6 à 7000 colons, dans 36 colonies, dont certaines occupées par des colons de Gaza décrits comme extrémistes. Les 5 °/° qui restent sont aux Palestiniens, en propriété ou plutôt en usufruit, tant qu’il plaît à l’occupant de les leur laisser, car les Palestiniens ne peuvent, ici comme ailleurs, produire de titres de propriété pour des actes ancestraux, qui remontent aux Ottomans ou au mieux aux Jordaniens. Les cultures sont les mêmes, à perte de vue surtout des cultures légumières, champs de courgettes, tomates, aubergines et poivrons, coupés de palmeraies dans la région où nous sommes allés. Mais on nous citera aussi des raisins, des figues, des agrumes, des fleurs et des avocats qui sont spécialement produits sur les terres des colonies de Gigal et Tomer. Les Israéliens, outre qu’ils contrôlent l’eau, fournissent les semences et les engrais ( Bayer Company conditionné par Israël ), donc gagnent sur tous les tableaux.
La commercialisation des productions palestiniennes ne présente qu’un début d’autonomie qui correspond à la pagaille politique de la région.
A Jéricho, ville autonome, il nous est dit que les Palestiniens exportent directement en Israël par camions à plaques palestiniennes jaunes. Ils sont soumis alors à la bonne volonté israélienne, qui prend ou refuse suivant les besoins du pays. Encore faut-il envoyer un échantillon avec numéro du lot et code du producteur avant expédition, ce qui, compte tenu de la situation politique, laisse à l’acheteur la décision d’un refus qui ne tiendrait pas à la qualité de la marchandise. Les camions palestiniens sont alors soumis aux aleas des passages des check-points et aux attentes sous le soleil désastreuses pour la cargaison : ainsi, le jour de notre passage, 50 tonnes de légumes avaient été exportées directement vers Israël.
Une exportation directe se fait aussi vers la Jordanie, grâce à deux expéditeurs, Reef et Sinokrot que nous visiterons, pour un transit sans taxes après accord. Les Jordaniens reconditionnent la marchandise qui est exportée par une compagnie jordanienne, mais avec l’étiquetage « Palestinian Product ». (En fait pour Sinokrot, qui, sauf erreur de ma part, n’est pas situé en zone A, la situation est plus compliquée …). On nous signale également que des exportations de dattes se font directement vers la France… Il y a donc là un début réel d’organisation de la production agricole et du commerce : l’existence du syndicat PGFTU, du PARC le prouve aussi.
Pour ce qui est de la zone C, c’est-à-dire de presque toute la Vallée du Jourdain, tout dépend d’Israël. Les productions des colonies, c’est-à-dire d’une terre occupée illégalement, sont expédiées sans indication d’origine par Agrexco comme productions israéliennes donc bénéficiant des réductions de droits de douane (les accords de « rehaussement » qu’on parle sans cesse de revoir …à la baisse !)
L’expéditeur Sinokrot, sauf erreur situé en zone C donc soumise à l’occupation, me semble être dans une situation intermédiaire, c’est-à-dire essayant d’expédier directement et travaillant aussi amplement avec Agrexco. On peut se demander pourquoi Agrexco, 50 °/° de capitaux d’état et tous les pouvoirs, tolère ce début d’émancipation dans sa zone : l’explication en est peut-être que cela lui ouvre des portes qui lui sont fermées, notamment vers les marchés au-delà du Jourdain, donc qu’il y a intérêt, surtout en ces temps troublés par le boycott qui se répand
. Sinokrot, qualifié pour nous de « dark company » donc à la transparence non avérée, est une compagnie privée qui travaille avec des fermiers privés liés à lui par un contrat.
Les produits d’une surface de 500 dunums ( 50 ha ) sont empaquetées par Sinokrot et expédiées sous le nom de Palgarden. Sinokrot est subventionné par USAID (aide des USA ). Soixante gros fermiers commercent par son intermédiaire avec les Pays-Bas : tomates, poivrons pour 500 t, les USA : 120 tonnes de dattes, Dubaï et les pays du golfe : 200 tonnes de tomates cerises, la Russie pour 1500 tonnes de tomates cerises (quantités annuelles). Il s’agit là d’exportations directes, avec le label de certification de produits palestiniens, soumises aux aleas des trajets comme les produits expédiés de Jericho (zone A ).
Mais Sinokrot déclare aussi exporter par Israël ( Agrexco) une « certaine » quantité de produits qui, au départ, sont sous label palestinien mais seront REETIQUETES par les soins d’ Israël. La personne qui nous reçoit déclare « qu’ils font ce qu’ils peuvent…tant qu’il n’y a pas d’accords internationaux » !
Il arrive aussi que Sinokrot emballe directement ses produits dans des cartons…israéliens ou bien que Agrexco emballe ses propres produits sous origine palestinienne, façon de rendre possible l’exportation au Qatar ou en Jordanie
Des appellations israéliennes comme « Jordan Valley » ou « Holly Land » peuvent également créer l’équivoque en ce qui concerne l’origine du produit, et échapper à l’œil vigilant des adeptes du boycott !
On nous précise aussi que, pour l’Europe, TOUT passe par Israël…sans doute en raison de la connivence totale dont il bénéficie. Pourquoi de gêner en effet quand les conditions sont si favorables !
Il résulte de cela qu’Agrexco est en infraction totale avec les lois européennes…qui ne sont pas appliquées ! puisqu’il expédie, outre les produits illégaux des colonies, des produits palestiniens, avec les siens et comme les siens, puisque probablement aussi il expédie quand cela l’arrange ses produits avec étiquettes palestiniennes outre-Jourdain ou ailleurs sous des appellations de fantaisie, dans le but de tromper l’acheteur sur la provenance du produit.
Les Palestiniens qui n’ont pas de terre n’ont d’autres ressources que d’aller travailler pour les colonies. Il y en a de 3 à 4000, dont 40 °/° de femmes. Et les conditions qui leur sont faites sont celles de nos sans-papiers.
Leur embauche n’a lieu que s’il y a du travail et sans préavis. Les travailleurs sont ramassés à 4 h pour une journée de 8h plus les trajets. En 2007, la cour israélienne a déclaré que la loi israélienne serait appliquée dans les colonies, c’est-à-dire 20,90 NIS de l’heure (4 euros 20). Mais il faut payer le recruteur, un Palestinien, et le trajet soit 90 NIS. Il reste 7O NIS soit 14 euros pour la journée. C’est peu pour nourrir une famille toujours nombreuse.
Au travail, les ouvriers sont surveillés par des Palestiniens. Jamais ils n’ont de contact avec ceux pour lesquels ils travaillent..
Les conditions de travail ne sont pas spécialement douces .Les plus mauvaises sont pour les travaux sur les palmiers qui, notamment au moment de la fertilisation en avril et, plus tard, de l’éclaircissement des dattes (on en laisse 12 par tige), demandent un afflux de main d’œuvre.
Les ouvriers sont hissés sur l’arbre à l’aide d’une plate-forme. Ils emportent leur casse-croûte.
En ce qui concerne les accidents, les blessés ne sont pas abandonnés à leur sort : la loi israélienne de 2005 leur est appliquée avec plus ou moins de bonne volonté pour l’hospitalisation et les médicaments. Des juristes palestiniens d’Israël les conseillent et le syndicat les soutient. Donc il y a là un peu de droit du travail. (Je peux fournir quelques détails de plus éventuellement.)
Pour ce qui est du quotidien, les situations sont variées, jamais bonnes. Cette population, très peu nombreuse, 50 000 au maximum, est presque toujours d’origine bédouine. Elle a été chassée, en 1948 puis 1967, de ses pâturages de l’autre côté de la montagne : Bersheva et même Bethlehem, et s’était établie ici, y trouvant les parcours nécessaires pour le bétail. Mais les Israéliens ont gelé 500 km2 le long du Jourdain et se sont emparés des terres, les obligeant à se sédentariser. Notre hôte, qui appartient à une famille bédouine réfugiée comme tout le village, a hérité de son père un terrain de 10 ares sur lequel il a construit une petite maison à toit de tôle : 3 pièces pour 13 personnes. Il vient de planter des arbres fruitiers. Mais tout cela est aléatoire : sans titre de propriété, tout pourrait lui être repris demain, selon la volonté de l’occupant. Pour cela, il suffirait qu’il mette un pied de travers, et cette menace pèse lourd sur le quotidien.
La situation la plus dramatique est celle des bédouins qui veulent fonder une famille : pas d’autorisation de construire et aucun terrain pour se poser, c’est la politique habituelle vis-à-vis des Palestiniens, ici et ailleurs. Ils se retrouvent donc, avec de jeunes enfants, sous des cabanes invraisemblables dans une zone militaire interdite, champ de caillasse sans un poil d’herbe, au milieu de fils épars et d’immondices. Electricité pendant les trois mois d’hiver et de l’eau à 8 km…A cette situation dramatique s’ajoute la crainte permanente de voir le maigre abri détruit par les Israéliens. Alors on reconstruit, attendant la prochaine destruction. C’est épouvantable.
Donc une situation très différente du reste de la Cisjordanie, une région où la menace domine plus qu’ailleurs, avec une population peu nombreuse donc vulnérable, et porteuse d’une histoire particulière. C’est pourquoi je pense que les Internationaux doivent agir avec une prudence particulière, notamment s’ils s’intéressent aux productions délictueuses qui sont si importantes pour Israël. Et Israël ne badine jamais… Ce serait criminel de mettre cette population en danger.
Colette Georges
Mission 157 Agrexco