15 FÉVR. 2021 | PAR DOMINIQUE VIDAL | BLOG : DOMINIQUE VIDAL
Hier, plusieurs jeunes associations, rejointes par des organisations de gauche, appelaient à un rassemblement pour le quinzième anniversaire de l’assassinat d’Ilan Halimi. Une journaliste de Mediapart était présente. Mon regard est plus critique que le sien. Un reportage, il est vrai, n’est pas une analyse.
Pour les organisateurs, la cérémonie était l’occasion – explique le chapeau de l’article – d’« appeler la gauche à réinvestir un combat qu’elle a bien trop peu porté ces dernières années ». Constat implacable, mais partiel. Car la gauche n’a pas été la seule à négliger ce combat. Et cette négligence ne concerne pas que l’antisémitisme. Qui mobilise contre l’islamophobie ? Qui dénonce la négrophobie ? Qui évoque la romaphobie, pourtant presque consensuelle ?
« Nous, nous ne faisons aucune hiérarchie entre les racismes », déclare un des organisateurs. Et d’ajouter : « Le combat contre l’antisémitisme doit être articulé avec le combat contre l’islamophobie. » C’est en effet une question-clé. Mais comment passer des paroles aux actes ? Comment, en particulier, les Juives juifs révolutionnaires (JJR) traduisent-ils en mobilisations concrètes cette louable intention ? Voici plus de vingt ans que Jean-Michel Chaumont a attiré notre attention sur le couple infernal « concurrence des victimes (1) » / « concurrence des mémoires »: où en sommes-nous sur cette thématique centrale?
Surtout à l’heure où la présidente du RN et le ministre de l’Intérieur monopolisent, toute une soirée, le prime time de France 2 pour justifier une islamophobie d’État déclinée sous la forme d’une loi raciste et liberticide, sans être guère contredits par des journalistes complaisants. Darmanin a d’ailleurs lui-même souligné, il y a quelques semaines, le lien entre antisémitisme et islamophobie en avouant désirer que les produits halal ET casher ne soient pas présentés en rayons dans les supermarchés. Quelministre a osé une telle provocation depuis… Vichy ? Quand à Marine Le Pen, elle a poussé l’obscénité jusqu’à demander aux juifs religieux le « sacrifice » de leur kippa afin de permettre l’interdiction de « tous les voiles » dans l’espace public.
Lorsqu’on porte le nom d’un père qui a fondé son parti avec d’anciens collabos, miliciens et même Waffen SS, dont une entreprise a longtemps diffusé des disques de chants nazies et qui a multiplié les saillies négationnistes et antisémites que la justice a condamnées à plusieurs reprises, on n’exige pas de « sacrifices » des juifs. Une question bonus: avant de se « dédiaboliser » il y a dix ans, Marine Le Pen avait-elle jamais condamné tout cela ? Rappelons qu’elle est née en 1968…
Autre problème important abordé, mais insuffisamment traité dans le reportage: les conséquences de la situation au Proche-Orient. Ma consœur écrit: « Le spectre du conflit israélo-palestinien et le soutien d’une grande partie de la gauche au peuple palestinien ont aussi lourdement pesé dans le peu d’empathie affichée envers les victimes françaises de l’antisémitisme, comme si elles étaient comptables – qu’elles le veuillent ou non – de la politique de l’État d’Israël. » Et de citer un responsable des JJR : « Il faut cesser de conditionner la lutte contre l’antisémitisme à la situation israélo-palestinienne. » Quel irresponsable a jamais dit posé une telle condition ?
Comment démêler cet imbroglio ? On ne saurait nier que l’occupation, la colonisation et l’annexion des territoires palestiniens, et singulièrement les « crimes de guerre » spectaculaires de Tsahal, entachent l’image d’Israël, mais aussi, aux yeux de certains, celle des juifs. Dans cet amalgame inacceptable, l’article le suggère discrètement, les responsables du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) portent une responsabilité. Appelons un chat un chat : il leur arrive de défendre inconditionnellement l’indéfendable « au nom des juifs de France » – alors que, de surcroît, ils n’en représentent qu’un sur dix…
V. Orbàn et B. Netanyahou
Il faut une sacrée dose de cynisme pour s’inquiéter des réactions antisémites d’une partie de l’opinion lorsqu’on justifie au nom des juifs – activement ou passivement – l’assassinat presque quotidien de jeunes Palestiniens par l’armée ou les colons, la destruction de maisons à Jérusalem-Est, le vol de terres et l’arrachage d’oliviers, la pratique des « pressions physiques modérées » (forme légalisée de la torture) dans les prisons israéliennes (et parfois palestiniennes), le flirt de Netanyahou avec les dirigeants populistes, négationnistes, voire antisémites d’Europe centrale et orientales…
Prenons deux exemples récents. Les Conventions de Genève de 1949 rendent toute puissance occupante responsable du sort de la population occupée. La non vaccination des Palestiniens des Territoires occupés foule au pied ces textes fondamentaux signés par Israël. Qu’en dit le CRIF ? Varsovie juge actuellement des historiens dont le seul crime est d’avoir analysé la collaboration d’une partie des Polonais avec le génocide nazi. Pourquoi la newsletter du CRIF « oublie »-t-elle que le Premier ministre israélien a signé avec son homologue polonais une déclaration commune blanchissant l’aloi autorisant ces poursuites ? Une déclaration que Yehuda Bauer, un des principaux historiens israéliens de la Shoah, a qualifiée de « trahison stupide, ignorante et amorale de la vérité historique sur l’implication polonaise dans l’Holocauste (2) ».
Un parenthèse personnelle. Les JJR ont entretenu avec moi, il y a quelques semaines, une polémique à mon avis injuste, sur fond de défense-réflexe d’Israël. Leur reproche principal : j’ai intégré dans mon analyse de l’antisémitisme contemporain les « préjugés », dont je souligne qu’ils sont beaucoup plus répandus que l’idéologie ouvertement antisémite (3). Et voilà qu’à très juste titre, ma consœur rapporte les propos d’une jeune femme soulignant, au micro du rassemblement, que « les 27 ravisseurs d’Ilan Halimi, alors âgé de 23 ans, sont persuadés que ce vendeur de téléphone est forcément riche, puisque juif, et que “sa communauté” va s’organiser pour payer une colossale rançon ».. Et, plus loin, elle cite un militant affirmant que « la gauche – comme partie de la société française – n’est pas exempte de préjugés antisémites : “les Juifs auraient de l’argent”, “ils seraient au cœur du pouvoir”… » Comme je l’écris noir sur blanc, un préjugé antisémite se distingue des autres parce qu’il peut tuer. Dont acte.
Une dernière remarque. Pour saluer la mémoire du martyr Ilan Halimi, la foule était, hélas, clairsemée. J’ai pensé à ces vers de Louis Aragon évoquant une maigre manifestation pour Sacco et Vanzetti :
« Le jour de Sacco-Vanzetti / Sur le port sur le port de Dieppe /
Mais comment cela se fait-il / Qu’il y eut seulement des guêpes
Le jour de Sacco-Vanzetti / Quand les affiches du / Parti /
Disaient d’aller au port de Dieppe À quoi cela ressemblait-il /
Qu’il y eût seulement des guêpes/ Le jour de / Sacco-Vanzetti. »
Voilà bien la question qui se pose à la gauche, et au-delà à toute notre société, à l’heure où tous les racismes relèvent la tête, et alors que les charognards rêvent d’instrumentaliser la haine des juifs, des musulmans, des Noirs, des Roms et des étrangers. Comment réveiller les consciences ? Comment réinventer les combat antiraciste ? Je n’ai pas de réponse toute faite. Si d’ailleurs il existait une recette magique, cela se saurait. Mais j’ai quelques convictions bien ancrées :
– il n’y a pas de salut hors du combat commun de toutes les victimes de tous les racismes contre tous les racismes. Hiérarchiser les racismes, c’est les alimenter ;
– le « devoir de mémoire » n’a guère de sens sans le « travail de mémoire ». Ou, pour le dire autrement, les cérémonies ne servent pas à grand chose sans recherche, analyse, débat. N’en déplaise à l’ex-futur maire de Barcelone, pour combattre, il faut comprendre ;
– cette bataille, plus que toute autre, suppose du courage pour se confronter avec les idées toutes faites, de l’imagination afin de réinventer les thèmes et les formes de lutte, de la créativité pour dialoguer avec les jeunes même lorsqu’ils disent des choses confuses, bref un vrai et intense remue-méninges – et, évidemment, un sens aigu de l’autocritique…
Au début de la Seconde Intifada, inquiets de la multiplication des violences racistes (4), nous avons entrepris – Leila Shahid, Michel Warschawski et moi – une « tournée des villes et des banlieues »: une cinquantaine de débats avec des milliers et des milliers de jeunes pendant deux ans, d’un bout à l’autre de la France. Pour que là-bas et ici triomphe le taayush – le vivre ensemble, du nom d’une association pacifiste judéo-arabe d’Israël. Et si d’autres prenaient le relais ?
Bref, nous avons du pain dit la planche. Et le temps presse.
D. V.
NOTES
(1) Jean-Michel Chaumont, La Concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance, La Découverte, Paris, 1997.
(2) Haaretz, Tel-Aviv, 4 juillet 2018.
(3) Voir mon témoignage au procès intenté par le Comité contre l’islamophobie en France (CCIF) à Gilles Clavreul sur mon blog de Mediapart, 23 octobre 2019.
(4) Selon la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), de 2001 à 2002, le nombre d’actes de violence raciste a été multiplié par 4, et en leur sein les actes de violence antisémites par 6.