Le 22 novembre 2023
Entretien avec Tareq Baconi
L’attention des médias est braquée sur le Hamas depuis son attaque brutale du 7 octobre, mais on ne cherche pas beaucoup à comprendre comment ce groupe a émergé. Ce n’est qu’en étudiant l’histoire du Hamas que nous pourrons ouvrir une voie pour mieux aller de l’avant.
Après l’attaque du Hamas le 7 octobre, qui a tué 1 400 Israéliens, la classe politique aux États-Unis et dans le reste du monde s’est rapidement rassemblée derrière Israël pendant que cet État lançait sa propre campagne de vengeance brutale. À ce jour, plus de huit mille Palestiniens dont la grande majorité étaient des civils ont été tués par des bombes israéliennes qui ont atterri sur des écoles, des hôpitaux, des mosquées, des églises et des camps de réfugiés.
Malgré le soutien de l’opinion publique à un cessez-le-feu, les politiciens ont affirmé que toute tentative de contextualiser les actions du Hamas revenait à défendre le terrorisme. Tareq Baconi, auteur de Hamas Contained: The Rise and Pacification of Palestinian Resistance, a examiné avec Daniel Denvir, dans le cadre du podcast the Dig de Jacobin, les origines du Hamas dans les décennies d’échec des pourparlers de paix entre Israël et le Fatah. Ces tentatives, dont le point culminant a été les Accords d’Oslo en 1993, ne sont arrivées qu’à normaliser l’apartheid israélien en créant un régime dans lequel Israël maintenait l’ordre en Cisjordanie et conservait Gaza à titre de prison à ciel ouvert, soutient Baconi.
Dans cet entretien, il apporte un contexte très nécessaire aux évènements du 7 octobre, qui sont à ses yeux un effort du Hamas pour prévenir toute tentative de normaliser le régime d’apartheid et pour faire en sorte que la stabilité du Moyen Orient ne puisse être réalisée sans la libération de la Palestine.
Daniel Denvir
Partons des origines historiques. Le Hamas a été fondé en décembre 1987, à Gaza, dans le camp de réfugiés de Shati, au cœur des soulèvements massifs de la première Intifada palestinienne. Vingt ans s’étaient écoulés depuis l’occupation initiale par Israël de Gaza, Jérusalem-Est et la Cisjordanie et, en presque quatre décennies après la fondation d’Israël par des colons juifs, la Nakba avait expulsé des centaines de milliers de Palestiniens au-delà des frontières de ce qui est devenu l’État juif. Quelles motivations ont poussé les fondateurs du Hamas à créer cette nouvelle organisation à ce moment précis ? Pourquoi ont-ils pensé qu’une organisation de résistance islamiste était nécessaire pour mener le combat de cette manière dans cette conjoncture précise ?
Tareq Baconi
Ce moment-là a été précédé par environ une décennie de réflexion interne, entre les leaders du Hamas. Pour fournir quelques éléments historiques afin de contextualiser cette période de 1987 : les Frères musulmans, fondés en Égypte en 1928, avaient des antennes en Palestine. Ces branches étaient déjà actives en Palestine avant la Nakba — pendant toutes les années 40, puis 50, puis 60.
Les Frères musulmans ont une idéologie très particulière, centrée sur l’islamisation. L’accent est mis, essentiellement, sur la création d’une société vertueuse, fondée sur l’islam, respectant les valeurs morales que l’islam met en avant. La confrérie était convaincue que, si une société palestinienne vertueuse et morale était créée, ce serait le chemin de la libération — plutôt que de résister ouvertement à la puissance occupante, tout l’accent devrait en fait être mis sur l’islamisation.
C’est ainsi que les Frères musulmans investirent beaucoup de temps et de ressources dans la mise en place d’une infrastructure d’éducation, de fondations de bienfaisance, d’établissements de santé, de toutes les formes de protection sociale qui sont intégrées aux valeurs islamiques. Puis, dans le courant des années 1980, quelque chose commença à changer. Les Palestiniens sous occupation — Cisjordanie, Jérusalem-Est et Bande de Gaza — commencèrent une agitation contre les forces d’occupation israéliennes. Et, spécifiquement dans la Bande de Gaza, un groupe dissident dénommé Jihad islamique a pris cette idéologie et l’a mise la tête en bas.
Au lieu de croire à l’islamisation en tant que chemin vers la libération, ils ont pris une autre position : la seule manière de réaliser la libération, ont-ils dit, c’est la résistance, la lutte armée. Et ce n’est que lorsque nous aurons obtenu la libération que nous pourrons nous centrer sur la société islamique et développer cette société vertueuse à laquelle nous aspirons tous. La pression créée par cette évolution a incité la section des Frères musulmans dans les territoires palestiniens à chercher des façons plus actives de faire face à l’occupation et d’y résister.
Alors que, dans le passé, ils étaient tout à fait d’accord pour demander des autorisations d’activité aux forces d’occupation, et reconnaissaient même ouvertement leur dépendance, ils en sont venus, au cours des années 80, à envisager une résistance plus ferme à l’occupation. Et je crois que cette attitude est arrivée à maturité en 1987, l’année, comme vous le dites, du début de la première Intifada palestinienne.
Ce fut une période de résistance populaire et de désobéissance civile massives. Et à ce moment-là, il est devenu évident que l’idée de l’islamisation, d’un mouvement lent, allait devoir laisser place à un positionnement plus conflictuel. Le mouvement a cru initialement qu’il allait se scinder des Frères musulmans pour créer le Hamas, Mouvement de résistance nationale islamique. Mais ce qui s’est produit, finalement, c’est que le Hamas a pris la forme d’un mouvement qui s’est inclus dans son organisation parente. En quelque sorte, l’entièreté de son infrastructure sociale s’est intégrée dans la croissance du mouvement en tant que mouvement politique et militaire engagé dans la résistance à l’occupation.
Daniel Denvir
Au cours des années 50, 60 et 70, les Frères musulmans ont dû faire leur chemin dans une scène politique arabe dominée par des courants radicaux profondément séculiers, notamment le nassérisme panarabe, ainsi que, bien sûr, parmi les Palestiniens, le Fatah, fondé en 1959.
Je voudrais juste revenir à ce moment-là, parce que nous ne pouvons pas comprendre le Hamas et sa fondation sans comprendre le Fatah et l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), plus vaste, que le Fatah allait diriger. Cela est dû, comme vous l’exposez, au fait que le Hamas a été créé fondamentalement sur la base d’une critique de ce que l’OLP et le Fatah étaient devenus à la fin des années 80, tout en étant fondé aussi avec une forme de respect pour le Fatah et l’OLP tels qu’ils étaient initialement.
Le Hamas a été fondé en tant que projet visant à ressusciter l’engagement sans compromis en faveur de la libération nationale par la lutte armée. Mais avant de revenir à 1987, déplions le déroulement historique. Parlez-nous de la période historique de la fondation du Fatah, de la forme que lui a donnée le contexte mondial de la révolution anticoloniale du Tiers-Monde— un contexte, à mon avis, qui paraît très éloigné pour beaucoup de gens, au moins dans les États-Unis d’aujourd’hui. Quelles étaient leur théorie et leur pratique de la résistance et à quelles sources puisaient-elles ?
Tareq Baconi
Oui, c’est vraiment important de comprendre ce contexte, de comprendre comment le Hamas, à ce moment de transition en 1987, s’est différencié du panarabisme et de l’islamisation, et a essayé de s’écarter de cette idée que l’un ou l’autre de ces phénomènes pouvait être autorisé à se dérouler et à se développer avant que les Palestiniens ne commencent à aborder la crise immédiate qu’ils affrontaient, à savoir l’occupation et la colonisation de leur terre.
Ce que le Hamas a fait en 1987, c’est donc de rompre avec ces courants. Mais, comme vous dites, cette rupture s’était produite auparavant dans un contexte de nationalisme séculier, plus précisément sous le Fatah, qui avait alors pris son essor pour s’emparer de l’OLP. Et le Fatah a vraiment démarré en tant qu’organisation enracinée dans les communautés de réfugiés. Ces gens — les Palestiniens qui avaient été chassés de la Palestine par un nettoyage ethnique en 1948 — ont abouti finalement dans des camps de réfugiés autour de leur terre d’origine : en Jordanie, au Liban, en Syrie et en Égypte, ainsi, bien sûr, que dans la Bande de Gaza et en Cisjordanie.
Ce mouvement a été fortement impulsé par l’existence d’autres mouvements anticoloniaux qui recherchaient la libération de leur terre. La différence – et c’est une différence déterminante – c’est qu’ils étaient, eux, hors de leur mère-patrie. À la différence d’autres mouvements anticoloniaux qui combattaient leurs colonisateurs sur leur terre, les Palestiniens étaient dispersés, et ils livraient ces attaques contre Israël depuis des camps de réfugiés. De plus, Israël fortifiait activement ses frontières et commençait à réprimer les réfugiés qui essayaient de rentrer chez eux en menaçant de leur tirer dessus ou de les expulser de nouveau.
Cela a créé une situation dans laquelle le Fatah est parvenu à la prééminence en tant que mouvement capable de mener une attaque à partir de communautés de réfugiés éparpillées — d’attaquer ce qui était devenu un État établi. Et cela le plaçait déjà dans une position très difficile, parce qu’il a commencé à lancer des attaques à partir de pays d’accueil comme la Jordanie ou le Liban, ce qui exposait ces pays à des représailles israéliennes.
À ce moment-là de l’histoire, le Fatah — et non seulement le Fatah, mais d’autres groupes, comme le Front populaire pour la libération de la Palestine (FPLP) et le Front démocratique pour la libération de la Palestine (FDLP) — menaient une résistance révolutionnaire armée contre Israël depuis des lieux situés hors des frontières de l’État. Et nous nous rappelons tous, je pense, les détournements d’avions, les combats qui allaient se dérouler en Jordanie et ailleurs entre des Palestiniens prêts à sacrifier leur vie au nom de la lutte et les forces armées israéliennes.
C’était une période où l’anticolonialisme était en plein essor, et de nombreux mouvements anticoloniaux connaissaient la victoire. Mais, à la fin des années 70 et au début des années 80, on a vu apparaître deux questions. La première, c’est que les limites d’un engagement pour la résistance armée étaient de plus en plus évidentes — du moins la forme de résistance armée que l’OLP pouvait mener.
La seconde question était la suivante : les communautés diplomatiques et internationales avaient imposé des conditions à l’OLP. Selon ces clauses, elle serait autorisée à rejoindre l’ensemble de la communauté diplomatique à condition de reconnaître l’État d’Israël et de renoncer à la résistance armée. Cette pression sur l’OLP et sur les dirigeants palestiniens augmentait. Et pendant toutes les années 80, nous voyons des débats internes lors desquels l’OLP explore la possibilité d’accéder à ces exigences.
En 1988, l’OLP produit une déclaration faisant état de l’indépendance de l’État de Palestine, essentiellement équivalente à une concession historique faite au nom des Palestiniens. Essentiellement, l’OLP acceptait la perte de 78 pour cent du territoire historique des Palestiniens au profit d’Israël et acceptait la formation d’un État palestinien sur 22 pour cent du territoire. Cette concession est alors contestée par le Hamas.
Le Hamas — pendant que l’OLP sort de ce moment de bouillonnement révolutionnaire, dépose pratiquement les armes et concède que maintenant la diplomatie est un moyen d’avancer — fait figure de mouvement de contestation de ce compromis. Au lieu de diplomatie, affirme-t-il, nous devons rester fidèles à la résistance armée en vue d’une libération complète, mais nous, nous le faisons sur la base d’une idéologie islamique et non séculière.
Daniel Denvir
Comment la pacification de l’OLP a-t-elle influé sur le Hamas à l’époque de sa fondation et de ses premières années ? Quelle vision alternative le Hamas proposait-il en arborant cette bannière de résistance ? Quelle était la théorie du Hamas sur la façon dont sa stratégie conduirait à la libération et son explication de la cause de l’échec de l’OLP ?
Tareq Baconi
À mon avis, la concession historique de l’OLP en 1988, qui allait déboucher sur les Accords d’Oslo, a été un élément dont le Hamas a tiré des leçons très profondes et de diverse nature au fil des années. Dans ses premières années, le Hamas croyait naïvement que la concession accordée par l’OLP ne pourrait pas être faite par le mouvement parce que, idéologiquement, le mouvement était opposé à la notion même de partition, de partage. Il croyait naïvement qu’il ne serait jamais placé dans une situation où il devrait, lui aussi, approuver la notion de partition. L’islam et son idéologie islamique lui fournirait un appui idéologique suffisant pour qu’il parvienne à repousser toutes les formes de pression susceptibles de le forcer à accepter cette partition, ou du moins à leur survivre en s’y opposant.
J’emploie le mot “naïvement” parce que, à mon avis, le Hamas a compris, au fil des années, qu’il était bien plus difficile de maintenir cette position d’opposition à la partition qu’il n’avait pu l’imaginer au début. Et donc, pour revenir à votre question, je crois que la leçon tirée par le Hamas de la concession historique de l’OLP est la suivante : renoncer à la résistance armée et accepter la partition ne conduirait pas à la libération. Bien au contraire, cela conduirait à de nouvelles défaites et de nouvelles acceptations, et cette leçon-là, le Hamas l’a apprise très nettement au cours des années 90, et les Palestiniens en général, même en dehors du Hamas, reconnaissent que, même après qu’ils ont accepté cette énorme concession de laisser partir 78 pour cent de leurs terres, la communauté internationale n’a pas fait pression sur Israël pour lui faire accepter la moindre concession.
Par exemple, l’entreprise israélienne de colonisation s’est poursuivie, et les Palestiniens n’ont pas été récompensés de leurs concessions par la moindre forme d’autodétermination. À la place, leur concession a été utilisée pour étouffer toute voix palestinienne effectivement capable d’obtenir des concessions d’Israël. La leçon durable acquise par le Hamas auprès de l’OLP, c’est qu’on ne peut pas concéder, qu’on ne peut assurément pas engager quelque forme de négociation que ce soit, à partir d’une position de faiblesse.
Et nous voyons cet enseignement revenir avec le Hamas dans les années ultérieures lorsqu’il envisage réellement des négociations avec Israël, mais continue à dire qu’il ne déposera pas ses armes tant que les négociations ne seront pas terminées. À la différence de l’OLP, qui a fait des concessions puis s’est attendue à en être récompensée, le Hamas a vraiment compris que ces parties n’étaient pas de bonne foi dans la négociation et qu’aucune concession n’est possible à partir d’une position de faiblesse. Les concessions ou les négociations doivent partir d’une position de résistance armée.
Daniel Denvir
Qu’est-ce que cela a représenté précisément pour la politique palestinienne et pour le mouvement national de l’OLP d’avoir fait cette concession et, au bout du compte, d’avoir accepté ce qu’on dénomme, par euphémisme, la coordination sécuritaire avec Israël ?
Tareq Baconi
Quand l’OLP a concédé la partition de la Palestine, cela l’a fait entrer dans la sphère des négociations diplomatiques. Et à un moment donné, et là je me réfère spécifiquement aux négociations de Madrid, les négociateurs palestiniens ont agi de façon très efficace en faveur de la création d’un État palestinien sur 22 pour cent de la terre de Palestine.
Sur le plan idéologique, nous pouvons nous opposer à la partition de la Palestine, mais il y a eu un moment précis où la concession de l’OLP aurait pu produire une souveraineté étatique palestinienne qui a été complètement sabotée par les Accords d’Oslo parce que, comme vous l’avez dit, les Accords d’Oslo constituent le moment où le gouvernement israélien a obtenu que l’État d’Israël soit reconnu par l’OLP. Mais en échange, il a seulement reconnu l’OLP comme seul représentant légitime du peuple palestinien.
Dans les Accords d’Oslo, aucune formulation ne s’est référée à un État palestinien, à l’autodétermination palestinienne, au droit au retour des réfugiés, à la cessation par Israël de son entreprise de construction de colonies. Et cela a constitué une grave défaite. Pour de nombreux Palestiniens, les Accords d’Oslo ont été la capitulation complète de l’OLP face aux exigences d’Israël. Edward Saïd a désigné alors ce traité comme le Versailles palestinien.
Ce qui a été institutionnalisé par les Accords d’Oslo, c’est la création de cette entité gouvernementale désignée comme l’Autorité palestinienne. Théoriquement, l’Autorité palestinienne devait être l’embryon d’un futur État palestinien, mais en réalité elle a plutôt constitué un Bantoustan. Il s’est agi d’une autorité chargée de maintenir la population civile sous son contrôle tout en fonctionnant dans le cadre général de l’apartheid israélien et de l’occupation israélienne.
Elle est donc devenue une autorité assurant essentiellement la stabilisation des Palestiniens sous l’occupation. Les implications ont été multiples. Premier point, elle a dispensé Israël de devoir se préoccuper de la population civile placée sous son contrôle. Cela constitue une violation du droit international, qui dispose que la puissance occupante doit toujours veiller sur les civils placés sous son contrôle. En assumant cette responsabilité, l’Autorité a soulagé Israël de ses devoirs de puissance occupante. Elle a persuadé faussement la communauté internationale que ce dispositif constituait le cadre d’un futur État palestinien, et non ce qu’il est en réalité : une autorité de gouvernement sous occupation, une sorte de Bantoustan. Troisième point, le plus important, elle a empêché la lutte de libération palestinienne de rassembler l’ensemble des Palestiniens.
C’est ainsi que les réfugiés palestiniens, les Palestiniens de la diaspora, les citoyens palestiniens d’Israël, ont été exclus. Loin de faire du mouvement de libération palestinien un mouvement agissant au nom de tout le peuple palestinien, l’Autorité palestinienne s’est transformée en autorité s’exprimant au nom des seuls Palestiniens placés sous occupation. Après des années de fonctionnement, nous voyons l’OLP, seule représentante légitime du peuple palestinien— ce mouvement anticolonial de libération qui, à son point culminant, lançait un appel à la libération complète de la Palestine — se fondre au sein d’une autorité qui gouverne un petit segment de Palestiniens sous contrôle israélien, et qui contribue même à la sécurité israélienne par le biais de la coordination sécuritaire. La formation de l’Autorité palestinienne met finalement en péril l’entreprise de libération palestinienne en la transformant en simple dispositif de gouvernance sous apartheid.
Daniel Denvir
En 1994, sept ans avant que le Hamas lance sa première roquette sur Israël, son premier attentat-suicide a tué sept Israéliens. Comment et pourquoi cette tactique est-elle apparue à ce moment précis, juste après que l’OLP a signé les Accords d’Oslo ? Vous avez écrit que l’opinion publique palestinienne s’opposait aux attentats-suicides, et en Israël ils ont été exploités par [Benjamin] Netanyahou, qui a accédé au poste de Premier ministre pour la première fois en 1996.
Le Hamas, évidemment, pouvait toujours répliquer que les stratégies alternatives avaient échoué, et cet argument serait confirmé, puisqu’Oslo, par exemple, finirait par être simplement un système reconfiguré de contrôle israélien. Des attentats-suicides, pourquoi ? Et quelle était la vision du Hamas concernant la lutte armée, notamment le ciblage de civils israéliens ? Et comment cette vision se comparait-elle ou se différenciait-elle de l’histoire plus longue de la lutte armée dans ce qui avait été jusqu’alors un mouvement de libération nationale à direction séculière ?
Tareq Baconi
Dans le contexte spécifique de l’entrée du Hamas dans la lutte armée, il y a une différence fondamentale avec ce qui se passe quand l’OLP lance des attaques depuis des lieux situés autour d’Israël. La plupart des combattants que l’OLP a finalement affrontés au cours de sa résistance armée étaient des militaires, car les gens de l’OLP n’avaient pas nécessairement accès à des civils juifs israéliens, étant en dehors des frontières de l’État.
Mais même dans l’histoire de l’OLP, il y a eu des attaques contre des civils juifs, pas nécessairement israéliens, lors de détournements et dans d’autres contextes, mais le discours a toujours été que ce procédé, ou cette politique, était adoptée afin d’exercer une pression sur Israël et les membres de la communauté internationale pour qu’ils n’ignorent pas la question de la Palestine. Nous pouvons avoir notre opinion personnelle sur la moralité des luttes de l’OLP et la manière dont elle a perpétré, par exemple, des détournements d’avions ou des massacres — mais sur le plan stratégique, ces actes ont finalement placé la question palestinienne au centre de l’attention internationale.
Quant à la tactique spécifique de l’attentat-suicide, c’est une pratique acquise auprès du Hezbollah. En 1994, le gouvernement israélien a raflé des centaines de responsables et de membres du Hamas et les a déportés au Liban. C’était en fait un déplacement forcé de Palestiniens sous souveraineté israélienne hors des limites de l’État. Le résultat a été l’inverse de ce qui était attendu car, au lieu de chasser le Hamas et de le repousser dans l’ombre, l’opération a braqué un projecteur sur la situation difficile des Palestiniens et a permis au Hamas de commencer réellement à s’organiser et à entrer en relation avec le Hezbollah au Liban.
C’est là que le mouvement a rencontré pour la première fois la tactique de l’attentat-suicide. Quand le mouvement a adopté cette tactique dans les années 90, il se centrait sur un élément. Sa priorité était d’entraver les discussions d’Oslo, parce qu’il était convaincu, à juste titre, que ces négociations ne feraient pas progresser les droits des Palestiniens, qu’elles consolideraient les défaites palestiniennes. Le recours aux attentats-suicides servait très précisément à compromettre les négociations, à gêner pour ainsi dire l’OLP qui s’appuyait, pour négocier, sur l’idée qu’elle sécurisait les territoires palestiniens et assurait la sécurité des Juifs israéliens, et à exercer une pression sur le gouvernement israélien pour l’éloigner des négociations, d’une manière ou d’une autre.
C’était donc en grande partie une tactique de sabotage, ce n’était pas une tactique franche. Elle suscitait des questionnements moraux et stratégiques colossaux à l’intérieur du mouvement pour savoir s’il devait, ou pas, adopter cette politique. Mais, rétrospectivement, cette politique — là encore, en mettant de côté les aspects éthiques — est réellement parvenue à entraver les négociations.
Il est très difficile de savoir si les négociations auraient pu produire un État palestinien sans les attentats-suicides. Personnellement, je ne le crois pas. Je pense que le gouvernement israélien était résolu à faire avancer son entreprise de colonisation quoi qu’il en soit. Et nous comprenons maintenant qu’Oslo était un projet qui visait à obtenir une autonomie palestinienne, pas l’existence d’un État. Mais cependant, à l’époque, les attentats-suicides ont joué un rôle énorme en mettant en péril les négociations.
Daniel Denvir
Comment le Hamas a-t-il réagi au nouveau soulèvement, et comment la deuxième Intifada a-t-elle influé sur le mouvement national palestinien dans son ensemble et sur la place du Hamas dans ce mouvement ?
Tareq Baconi
La deuxième Intifada est survenue lors d’une période de désespoir pour les Palestiniens. Nous avons là une dizaine d’années au cours desquelles les Palestiniens et les dirigeants palestiniens avaient fait tout ce qu’ils pouvaient pour accepter et reconnaître l’État d’Israël, et pour essayer de mettre en sécurité les territoires palestiniens occupés. Pendant ce temps-là, l’État d’Israël développe son entreprise de colonisation et renforce encore son occupation. Et l’échéance de la création d’un État palestinien arrive, puis elle est révolue. Et voici les négociations de Camp David — effort final, sous la direction des États-Unis, pour essayer de parvenir à un accord où toutes les questions, ce qu’ils appellent les “questions de statut final” seraient mises sur le tapis.
Mais même à la onzième heure, nous voyons que l’offre maximum que les Israéliens parviennent à mettre sur la table est très en deçà des exigences minimales du peuple palestinien. Il devient donc évident que toutes les négociations ont, en fait, été complètement futiles, et qu’en fait, pour Israël et son protecteur, les États-Unis, elles ne sont qu’une façon de gérer l’occupation et d’éviter qu’Israël ne subisse en aucune manière une obligation de rendre des comptes pour ses violations du droit international.
Dès que cette situation se révèle, elle entraîne une énorme rupture au sein de la population palestinienne. À cela s’ajoute la visite provocatrice de Sharon [Ariel Sharon, Premier ministre israélien à l’époque] à la mosquée Al-Aqsa à Jérusalem, et c’est à ce moment que les Palestiniens se soulèvent de nouveau, la désobéissance civile et les soulèvements populaires se répandant dans les territoires occupés sous des formes très similaires, en fait, à la première Intifada. La grande différence, c’est que, lors de la première Intifada, à une époque où il s’agissait d’une sorte de désobéissance civile populaire, [Yitzhak] Rabin [Premier ministre israélien de 1974 à 1977] avait lancé un appel célèbre à l’armée, lui demandant des briser les os de tous les protestataires.
Et voici comment ils ont parlé de contrôler les protestations lors de la deuxième Intifada. Là, il n’était pas seulement question de briser des os ; il s’agissait de tirer à balles réelles. Très vite, dès le premier jour où les Palestiniens ont commencé à se soulever, Israël a eu recours à une force considérable, des centaines de milliers de balles, contre des civils désarmés qui se soulevaient dans tout le territoire. À la différence de la première Intifada, la deuxième s’est militarisée très rapidement, ce qui a entraîné l’effondrement de toute idée, au moins pour ce qui est du Hamas, selon laquelle les négociations seraient un moyen d’avancer.
Le Hamas n’était pas le seul parti fidèle à la résistance armée. Mais le Hamas, sous certains angles, a été à la tête des activités de résistance. Au cours des années 90, le mouvement avait reçu des coups non négligeables car, du fait de la coordination sécuritaire, une partie importante de son infrastructure avait été démantelée. Mais dans les premiers mois de la deuxième Intifada, il a pu mobiliser très rapidement, et il s’est engagé dans ce qu’il a appelé la campagne “équilibre de la terreur”. Cette campagne avait un but très clair. Par une guerre d’usure, pensait le mouvement, il pourrait forcer Israël à battre en retraite et à mettre fin à son occupation. Et s’il terrorisait suffisamment les civils israéliens, ces civils demanderaient à leur gouvernement de mettre fin à l’occupation.
Le message était donc : “vous faites maintenant face à des campagnes d’attentats-suicides dans les rues, et vous souhaitez la sécurité ? Mettez fin à l’occupation.” C’est ce message qui était mis en avant. Et par bien des côtés, c’était essentiellement une guerre d’usure. À chaque fois qu’Israël envahirait les territoires occupés ou agirait sans ménagement à l’égard de la résistance palestinienne, le Hamas enverrait des auteurs d’attentats-suicides dans les rues israéliennes.
C’était les premiers jours de la deuxième Intifada, et les choses tournèrent mal pour diverses raisons, dont la plus importante était que tout cela se déroulait après les attentats du 11 septembre contre les États-Unis, et que la doctrine de la guerre contre le terrorisme battait donc son plein. Les autorités israéliennes parvinrent à convaincre l’administration américaine que la deuxième Intifada était le 11 septembre d’Israël.
Daniel Denvir
Et que toute résistance palestinienne, en particulier le Hamas mais pas exclusivement, faisait partie intégrante de ce terrorisme islamique contre lequel les États-Unis avaient déclaré une guerre qu’ils qualifiaient d’existentielle.
Tareq Baconi
Précisément. Ce que cela signifiait, c’est que le régime israélien avait en fait carte blanche pour agir contre les Palestiniens en usant d’une force disproportionnée. Donc, au lieu de créer par les attentats-suicides une dynamique qui amènerait Israël à se retirer des territoires, ils ont créé sous certains aspects une dynamique d’enracinement. On voit alors les plus grandes invasions des camps de réfugiés, notamment du camp de réfugiés de Jénine et d’autres dans toute la Cisjordanie.
Israël utilise à plein sa force militaire pour revenir dans les territoires occupés qu’il avait prétendu rétrocéder à l’Autorité palestinienne. Il envahit de nouveau tous ces territoires et écrase toutes les formes de résistance palestinienne. Nous voyons, au cours de cette transition, les demandes du Hamas changer. Au lieu d’utiliser une stratégie d’équilibre de la terreur basée sur les attentats-suicides pour pousser Israël à renoncer à son occupation, le Hamas change de tactique et commence à rechercher des moyens alternatifs face à la puissance israélienne en entrant en rapport avec les autorités israéliennes. Il commence à se centrer spécifiquement sur les territoires occupés. Il attaque les colons au lieu d’envoyer des auteurs d’attentats-suicides à l’intérieur d’Israël. Et il commence à faire évoluer sa tactique pour explorer d’autres formes de résistance, notamment la résistance politique et diplomatique.
Les attentats du Hamas n’ont pas entraîné la dissuasion, ce qui était le but recherché, mais l’inverse : des représailles israéliennes de plus en plus brutales qui ont atteint un nouveau sommet avec l’invasion des camps de réfugiés et toutes les autres attaques qui ont constitué l’Opération Bouclier défensif en 2002. Bien sûr, on pourrait facilement suggérer que le mouvement devrait essayer d’autres méthodes si Israël donnait à n’importe laquelle de ces méthode la possibilité d’agir. Mais en fait, et c’est un thème constant dans toute l’histoire que nous racontons, et dans tout cet entretien, Israël, avec le soutien des États-Unis, est résolu à démontrer qu’aucune méthode ne fonctionnera, et que la seule option est la capitulation.
Ce que le Hamas réussit à faire, c’est forcer Israël à remettre en cause les façons dont il peut traiter la question palestinienne. Nous voyons donc plusieurs faits nouveaux à la fin de la deuxième Intifada, entre autres la décision prise par Sharon de se retirer de la Bande de Gaza.
Pour le Hamas, plus précisément, l’engagement en faveur de la résistance armée, comme vous le dites, commence à s’effriter, et il commence à comprendre qu’il existe peut-être d’autres façons de se mobiliser, sous des formes politiques ou diplomatiques, afin de d’assurer les droits des Palestiniens. Cependant, il comprend aussi que ces formes de mobilisation, ces modalités de mobilisation, n’ont pas réussi dans le passé, qu’Israël a étouffé toutes les formes de participation palestinienne autres que la résistance armée. À ce jour, l’exemple que le Hamas avait devant lui était l’OLP, le fait que l’OLP avait fait des concessions, déposé les armes, s’était engagé dans dix ans de négociations, pour aboutir à une situation où l’armée israélienne disposait dans les territoires occupés d’une position plus solide que jamais. Le Hamas commence alors à explorer des perspectives de mobilisation politique sans pour autant déposer les armes.
Daniel Denvir
Pourtant ce sont les Palestiniens et le Hamas qui ont été présentés comme la partie intransigeante qui refuse de négocier.
Tareq Baconi
Oui, mais la force de l’attaque israélienne contre les Palestiniens au cours de la deuxième Intifada a révélé au Hamas les limites de sa résistance armée. Et il est apparu clairement au mouvement que la libération totale, au moins dans la phase actuelle du cycle, n’était pas possible. C’était impensable. Donc, au long des cinq ans de la deuxième Intifada, nous voyons le Hamas mener des interventions politiques très actives et très publiques pour essayer de limiter les morts de civils et de répondre aux attentes de la communauté internationale en acceptant que la Palestine se restreigne aux territoires palestiniens occupés.
Ils proposent des hudna, ou cessez-le-feu, aux autorités israéliennes. Ils disent : nous retirerons tous nos combattants si vous démantelez l’occupation. Enfin, même dans le cadre de la résistance armée, ils limitent cette résistance aux colons dans les territoires occupés — non pas les civils israéliens juifs dans les limites de la Palestine historique, mais les colons qui occupent illégalement des colonies en Cisjordanie ou dans la Bande de Gaza.
Ce faisant, le mouvement, de façon implicite ou pas vraiment implicite — et parfois explicite — évoque la création d’un État palestinien sur les frontières de 1967, ce qui est prétendument la demande des autorités israéliennes et la communauté internationale : la solution à deux États. Pourtant, plutôt que de dialoguer avec le Hamas, plutôt que d’essayer de limiter le nombre de morts civiles qui surviennent sur le terrain et d’entrer en rapport avec le Hamas sur le plan politique, tous les efforts sont menés pour poursuivre la diabolisation du Hamas, présenté comme une partie irrationnelle qui ne met en avant aucune solution praticable.
Cela renforce le narratif selon lequel la seule façon d’entrer en rapport avec le Hamas ou plus généralement avec les Palestiniens est militaire. Et les échos de cette position sont lointains, dans le passé historique comme dans le futur. Historiquement, les Israéliens ont toujours essayé de dépolitiser les mouvements palestiniens, même l’OLP au Liban, en les présentant comme de simples terroristes, et en détruisant complètement le projet politique de l’OLP au Liban, qu’ils ont utilisé pour justifier leur invasion de Beyrouth en 1982. Plus récemment, Israël a refusé de traiter avec le Hamas sur le plan politique ou de s’intéresser à ses projets politiques, choisissant de dépeindre le Hamas en particulier, et plus généralement les Palestiniens, comme des terroristes, même quand ils cherchent à réaliser leurs droits par des moyens non violents.
Daniel Denvir
Le cessez-le-feu de 2005 a vu Israël retirer huit mille colons qui avaient contrôlé 30 pour cent des terres sur la Bande de Gaza. Le Hamas a considéré cela comme une victoire pour la résistance, mais vous estimez qu’Israël a intégré ce geste dans une stratégie visant à l’annexion de la Cisjordanie. Est-ce l’un, ou l’autre ?
Tareq Baconi
Les deux. Pour le Hamas, le mouvement s’appuyait en fait sur ce qu’il appelait le modèle du Hezbollah, c’est-à-dire le modèle de résistance pratiqué par le Hezbollah contre les Israéliens, qui a finalement abouti à ce qu’Israël cesse de contrôler le Sud-Liban et d’occuper cette région. Le Hamas a considéré le retrait par Israël de huit mille colons de la Bande de Gaza comme une victoire dans le sens où cela mettait en évidence l’impossibilité pour l’État de supporter le coût du maintien de cette colonie.
Soyons clairs : il s’agit de huit mille colons qui contrôlent 30 pour cent de la terre, et de deux millions de Palestiniens dans les 70 pour cent restants. Le degré d’entassement des Palestiniens pour faire de la place aux colons juifs était extrême dans la Bande de Gaza. Ces huit mille colons occupaient les terres les plus fertiles, profitaient d’infrastructures développées et directement connectées à Israël, et menaient la vie d’Européens dans une banlieue aisée, avec des piscines et des pelouses, pendant que deux millions de Palestiniens vivaient non loin d’eux dans des camps de réfugiés dépourvus d’infrastructures et n’avaient pas de liberté de circulation. Les formes les plus extrêmes d’apartheid.
Après le retrait des colons et la modification de la structure d’occupation d’Israël — au lieu de maintenir l’occupation de l’intérieur en protégeant les colons, il se reconfigure en mettant en place de l’extérieur un blocus de la Bande de Gaza — le Hamas ne nourrit pas l’illusion que l’occupation serait terminée. Il considère cela comme une victoire car il a forcé Israël à retirer ses colons, mais il ne croit pas pour autant que l’occupation serait terminée.
Mais, par certains côtés — et je n’aurais pas pu affirmer cela de façon aussi assurée il y a trois semaines — ce que nous avons vu le 7 octobre 2023 découle du fait que le Hamas a pu considérer cette bande de terre comme un “territoire libéré”. Même si le blocus signifiait de toute évidence que les Palestiniens soumis à ce blocus étaient encore sous occupation, à l’intérieur de la Bande de Gaza le Hamas avait une autonomie relative, à la différence des Palestiniens de Cisjordanie, parce que l’armée israélienne envahit la Cisjordanie jour après jour : elle mène des raids, elle terrorise les civils, elle démantèle toutes les formes d’organisation. Cela se produit encore en Cisjordanie, et non dans la Bande de Gaza. La Bande de Gaza était un espace où le Hamas pouvait se centrer sur le développement de son infrastructure et sur les projets politiques et sociaux, et les projets militaires qui lui ont permis l’offensive qu’il a menée en octobre 2023.
Daniel Denvir
En 2005, le Hamas est entré pour la première fois dans l’arène électorale, briguant le pouvoir au sein de l’Autorité Palestinienne – d’abord à des élections municipales puis en 2006 en remportant la majorité aux élections législatives. Mais vous écrivez que le Hamas voulait réellement réformer l’OLP plutôt que gérer une Autorité Palestinienne qu’il voyait à juste titre comme un outil pour administrer l’occupation. Que cherchait le Hamas dans le projet de réformer l’OLP et pourquoi ? Si c’était son but plus large et qu’il voyait l’Autorité Palestinienne comme fondamentalement compromise, pourquoi a-t-il néanmoins décidé de participer aux élections ?
Tareq Baconi
C’est une question très importante, et je pense que le Hamas en a vraiment débattu et je ne suis pas sûr qu’il soit arrivé à une réponse assez satisfaisante. Aussi, permettez-moi juste d’exposer quelques éléments. Tout d’abord, l’OLP est le seul représentant du peuple palestinien ; c’est ce que les Palestiniens ont obtenu des Accords d’Oslo. Le Hamas et le Jihad Islamique ont toujours été marginalisés par l’OLP.
Donc, tous les efforts étaient faits pour assurer que ces partis n’entrent pas à l’OLP. Ainsi, historiquement, le mouvement s’est toujours rebellé contre cela et a cru jouir d’assez de légitimité dans le peuple palestinien pour faire partie de cette organisation faîtière qui rassemble toutes les factions palestiniennes qui luttent pour la libération. Et la raison pour laquelle le Hamas a été marginalisé par l’OLP est en partie parce que l’OLP en 1988 et jusqu’aux accords d’Oslo a reconnu l’État d’Israël et accepté le cadre établi par Oslo.
Et le Hamas est contre ces accords. L’entrée du Hamas dans l’OLP signifierait que l’OLP devrait débattre de cette concession historique qu’il a faite alors qu’il n’a pas eu la volonté de le faire. Et donc en 2005 et 2006, lorsque les élections ont été imposées au peuple palestinien, il faut comprendre cela dans le contexte de la guerre contre le terrorisme ; il y a cet effort de l’administration Bush pour créer une direction palestinienne démocratique. Aussi ils ont poussé à des élections après que les plus hauts dirigeants palestiniens ont été assassinés ou sont morts.
On est alors à un moment où les Américains poussent à des élections dans l’Autorité Palestinienne. Et le Hamas arrive et dit que l’Autorité Palestinienne est illégitime. Les Accords d’Oslo ont échoué. Nous ne pouvons pas penser les autorités palestiniennes en dehors du cadre des accords d’Oslo. Donc si nous nous présentons aux élections, c’est dans un moment qui succède à la deuxième intifada, où les Palestiniens cherchent à reconstruire leur projet politique après cette violence écrasante qui a été mise en œuvre contre les Palestiniens – après la restructuration de l’occupation, après la mort de nombreux leaders palestiniens, dont Arafat et d’autres. Ce moment post-deuxième intifada est celui d’une renaissance du projet de libération palestinienne.
Et donc le Hamas, à tort ou à raison, pensait qu’il pouvait entrer dans l’Autorité Palestinienne et révolutionner l’establishment politique palestinien en y ayant mis un pied. Il espérait profiter d’avoir mis le pied dans l’Autorité Palestinienne pour entrer vraiment dans l’OLP ou ouvrir au débat tous les principes fondamentaux que l’OLP avait alors acceptés, dont la reconnaissance de l’État d’Israël. Le mouvement était convaincu qu’il n’y avait pas de possibilité de négocier après la deuxième intifada, en considérant le point auquel était arrivé le projet politique palestinien. L’inconvénient était cependant qu’Israël, l’OLP ou la communauté internationale n’en étaient pas là. Ils pensaient que le projet politique palestinien avait été suffisamment décimé et que c’était précisément le moment de renforcer l’idée de l’Autorité Palestinienne et de reprendre des négociations avec les Palestiniens sur une base plus faible.
Il y a émergence d’une incompatibilité d’attentes. Le Hamas se présente aux élections et c’est le démarrage de réactions en chaîne dans plusieurs événements. Le premier est que le Hamas est élu démocratiquement lors d’élections prônées par l’Union Européenne (UE) et les États-Unis et dont la régularité est constatée par des observateurs internationaux.
Daniel Denvir
Dont Jimmy Carter, qui y était.
Tareq Baconi
Oui, Jimmy Carter et d’autres, des représentants officiels de l’UE qui ont dit : ce sont des élections régulières. Le Hamas les remporte démocratiquement. Voilà ce que produit la démocratie palestinienne. Et, de nouveau, je dois être clair, ce sont des Palestiniens sous occupation. Ce qui veut dire que les réfugiés palestiniens, la diaspora et les citoyens palestiniens d’Israël ne votent pas, mais c’est lui que les Palestiniens choisissent en 2006 pour différentes raisons. Et la réponse de la communauté internationale est de lancer des actions pour pousser à un changement de régime – de commencer à préparer un coup d’État affaiblissant le parti élu et de rétablir le Fatah, qui est le parti engagé dans les négociations sous l’apartheid israélien.
Ces préparatifs prennent la forme de soutien financier, de soutien militaire et de soutien diplomatique contre le Hamas et de soutien au Fatah. Et ainsi nous avons à peu près un an au cours duquel le Hamas tente de vaincre cette tentative de coup et d’essayer de créer une Autorité Palestinienne unie, qui place même le Fatah dans le gouvernement – pour essayer de créer une Autorité Palestinienne qui accepte des exigences internationales, qui reconnaisse un État palestinien dans les frontières de 1967, accepte la partition d’une certaine manière et qui avance des concessions majeures.
Et au lieu de s’intéresser à l’une ou l’autre de ces propositions, la communauté internationale, à travers ce qu’elle appelle les conditions du quartet, met en avant les mêmes conditions qu’elle avait présentées à l’OLP – vous devez renoncer à la résistance armée, reconnaître l’État d’Israël et accepter les Accords d’Oslo – quand ces conditions ne sont pas mises en œuvre ni acceptées par Israël, qui continue à envoyer la force armée contre des civils, qui a sapé Oslo et qui continue à étendre ses colonies.
Donc il faut un réel effort pour essayer de marginaliser le Hamas et cela marche. Cela facilite une guerre civile entre le Hamas et le Fatah et aboutit à une situation où le Hamas s’empare alors de la bande de Gaza et où le Fatah devient l’autorité gouvernante en Cisjordanie. Et c’est là où nous voyons la division politique et institutionnelle dans les territoires palestiniens commencer à s’imposer.
Daniel Denvir
Comment le Hamas a gagné ces élections ? A-t-il gagné des voix à cause de sa résistance à Israël ou était-ce davantage sur les bases d’un bon gouvernement et de sa critique sans faille de la corruption du Fatah, ou étaient-ce les deux, peut-être liés ? Et comment alors le Hamas envisageait-il d’agir politiquement d’une manière incluant la gouvernance et la résistance ?
Tareq Baconi
Alors je pense qu’il y a eu beaucoup de spéculations autour de la façon dont le Hamas a gagné ces élections et je pense qu’un des arguments que nous entendons souvent est qu’il a gagné par un vote de protestation contre le Fatah. Pour situer le contexte, le Fatah à ce moment-là avait perdu beaucoup de sa légitimité, non seulement parce qu’il était engagé dans des négociations ne conduisant nulle part de toute évidence, mais aussi parce que sa direction était de plus en plus corrompue et ne parlait pas au nom de ce que voulaient les Palestiniens.
Au moment des élections, c’était un parti qui avait largement dépassé son apogée, qui vivait sur une gloire passée et qui n’était pas aligné avec les Palestiniens. Donc beaucoup de gens expliquaient la victoire du Hamas aux élections comme un vote de protestation contre le Fatah. Je pense que cette interprétation minimise ce qui s’est réellement passé. Le Hamas a mis en avant un programme politique très cohérent et judicieux, qui se centrait sur le ménage à faire dans l’Autorité Palestinienne. Il plaidait pour une réforme, il réagissait à la corruption et il ciblait les besoins des Palestiniens sous occupation.
En ce sens, il se reliait vraiment aux Palestiniens de Cisjordanie et de la bande de Gaza. Mais la résistance du Hamas est aussi quelque chose que les Palestiniens soutiennent. Ils peuvent avoir des différences idéologiques au sens où tous les Palestiniens ne sont pas islamistes, évidemment ; et ils peuvent avoir des différences tactiques au sens où tous les Palestiniens ne soutiennent pas les attaques contre des civils – mais l’idée d’une résistance qui affronte Israël par la force est quelque chose que les Palestiniens apprécient, parce que c’est vu comme une forme de défense contre la violence coloniale agressive.
L’idée d’une coordination et d’un accord sur la sécurité, c’est, pour les Palestiniens, accepter une situation où des civils palestiniens sont tués tous les jours, sans réaction et sans protection. Donc, le projet de résistance du Hamas à ce moment-là et maintenant est toujours quelque chose que les Palestiniens admirent et apprécient parce qu’ils le voient comme quelque chose qui les protège de la force israélienne. Tous ces facteurs mis ensemble signifient que le Hamas était dans une position très solide dans ces élections et je dirais qu’il était bien plus capable de mobiliser et d’organiser que le Fatah dans la préparation des élections.
Mais, en ce qui concerne la deuxième partie de votre question sur la gouvernance, je pense que le Hamas était très ambivalent en la matière. Je ne pense pas que le Hamas voulait émerger comme autorité de gouvernement. D’une certaine manière, la victoire aux élections fut une surprise, même pour le Hamas. Je pense que ce que le mouvement voulait faire était de reconstituer toute la conception de la gouvernance et la faire passer de l’administration sous occupation à la résistance – en posant la question sur comment faire que les gens sous occupation cessent de s’imaginer avoir une bonne vie et se tournent vers l’idée de résister à l’occupation. C’était cela son idée de la gouvernance.
Et d’une certaine manière, c’est ce que nous voyons dans la bande de Gaza, dans l’espace qu’ils ont gouverné pendant les quinze dernières années. Donc je pense que l’idée de gouvernance telle que nous pourrions la comprendre – prendre soin d’une population sous occupation – n’était pas nécessairement quelque chose que poursuivait le Hamas. Bien sûr il cherchait à fournir cette structure d’action sociale pour les civils, mais il était plus important pour lui de rechercher la possibilité d’utiliser cet espace pour faire avancer un projet politique visant à défaire l’occupation.
Daniel Denvir
Nous devrions faire ici une pause sur l’histoire pour parler de la place du Hamas dans l’ordre géopolitique régional, maintenant que nous avons dépassé le point où il devient une puissance gouvernante à Gaza. Traditionnellement, le Hamas a dépendu du soutien de l’Iran, de la Syrie et du Hezbollah en tant qu’allié militaire puissant à la frontière nord d’Israël. Du moins, c’était la dynamique jusqu’à ce que ledit Printemps arabe complique les choses.
Comment le soutien et l’opposition au Hamas s’inscrivent dans la géopolitique régionale depuis la fin des années 1980, jusqu’à ce que les manifestations remplissent la place Tahrir ? Et comment ces manifestations massives contre les régimes dans le monde arabe – qui, entre autres, ont brièvement porté au pouvoir les alliés des Frères Musulmans au Caire – ont-elles changé les dynamiques géopolitiques pour le Hamas ?
Tareq Baconi
Alors, le Hamas et l’OLP, avaient toujours compris, avant ces événements qu’en tant qu’organisation et peuple dotés de peu de ressources, les Palestiniens avaient besoin de s’appuyer sur des mécènes de la région à même de leur fournir un soutien financier, militaire et diplomatique. Et le Hamas était vraiment bon à s’assurer de ce soutien de la part de différentes entités. Aussi s’était-il engagé dans des discussions avec l’Égypte, l’Arabie Saoudite, le Liban, la Jordanie, la Syrie, l’Iran, le Qatar et la Turquie au cours de son existence. Avec des fluctuations et souvent des conflits entre ces mécènes. Mais ce à quoi il a été particulièrement bon a été de s’assurer que son projet ne dépassât jamais son objectif immédiat, qui est la libération de la terre de Palestine. En d’autres termes, jamais il n‘a été coopté, pour ce que j’en sais, afin d’agir comme mandataire de mécènes de la région dans d’autres guerres.
Le Hamas a de bonnes relations avec l’Arabie Saoudite, la Turquie et d’autres. Les choses ont vraiment commencé à changer et à devenir assez tumultueuses pour le mouvement quand la révolution a commencé au Moyen Orient. Deux éléments principaux : le premier est qu’aux premiers jours des révolutions, le Hamas – qui se pense toujours comme un mouvement très lié au peuple à cause de son infrastructure sociale – s’est aligné sur le peuple syrien contre le régime de Bachar al-Assad, ce qui a créé une fissure majeure. Son aile politique basée à Damas a été chassée de Syrie. Et le financement qu’il recevait de l’Iran qui est bien sûr un allié du régime d’Assad, a pris fin brutalement au moment où le Hamas gouvernait.
Après avoir été chassé de Syrie, il a relocalisé son bureau politique au Qatar et a commencé à négocier d’autres formes de financement. Donc ce fut un des gros changements intervenus après le début des révolutions. Et l’autre fut que dans les premiers jours et années de la révolution, on a vu les Frères Musulmans accéder au pouvoir en Égypte. Nous avons vu [Mohamed] Morsi être élu démocratiquement et le mouvement prendre rapidement ce train en marche. On considère que c’était le moment de la renaissance islamique. Ce fut le temps où les Frères Musulmans sont revenus au pouvoir et ont très ouvertement accueilli Morsi.
Et, juste un mot, nous devrions insister sur la grande importance au plan pratique pour Gaza et pour le Hamas parce que nous ne l’avons pas encore mentionné – mais c’est quelque chose que la plupart des auditeurs savent – que l’Égypte est fondamentalement complice du blocus de Gaza en gardant fermé, ou presque fermé, le passage de Rafah.
Donc, lorsque le blocus a été instauré, l’effet recherché était de tenter d’étrangler complètement le Hamas. Et le mouvement a alors investi beaucoup de ressources dans le creusement de tunnels de la bande de Gaza vers la péninsule du Sinaï, sous Rafah. Et ces tunnels sont devenus une bouée de sauvetage pour le mouvement.
[L’ancien président égyptien Hosni] Moubarak a été complice du régime israélien au sens où il a institué le blocus contre la bande de Gaza. Mais il a détourné le regard des tunnels. Donc pendant les années Moubarak, le Hamas a encore pu bénéficier d’un flux entrant de biens et de personnes par les tunnels sous la frontière de Rafah. Lorsque Mohamed Morsi est arrivé au pouvoir, il y a eu un changement drastique. Et les tunnels – et non seulement les tunnels mais la frontière de Rafah elle-même – sont devenus beaucoup plus perméables. Le blocus a été en quelque sorte rendu plus supportable. Et la complicité du régime égyptien avec Israël sur la bande de Gaza a été ébranlée, c’est pourquoi il y a eu tant de jubilation parmi les Palestiniens de Gaza à ce moment-là.
On voyait le portrait de Morsi partout dans la bande de Gaza. Et une croyance était apparue selon laquelle désormais, l’idée que les Palestiniens allaient rester sous blocus était fondamentalement contestée et qu’ils héritaient d’un mécène régional opposé à l’apartheid israélien et au blocus. Mais le virage rapide pris par les événements en Égypte a vraiment mis fin à cet espoir. Et de fait, quand [Abdel Fattah el] Sissi est arrivé au pouvoir, une de ses premières actions a été de mettre la pression sur tous les tunnels, de raser une grande partie de l’espace autour de Rafah et de renforcer le blocus, et c’est là qu’on en est aujourd’hui : le régime de Sissi étant activement complice du blocus.
Daniel Denvir
Et Sissi accuse tout bonnement le Hamas d’alimenter des militants salafistes qui opèrent dans le Sinaï, qui est tellement extérieur à de nombreux égards. Je veux dire que nous n’avons pas beaucoup parlé de cela, mais que le Hamas est opposé théologiquement et idéologiquement à cette sorte de salafisme antinational et plus nihiliste incarné par Al Qaïda ou par l’État islamique, et qu’en fait il a, à plusieurs reprises fait pression sur Daesh et l’a réprimé dans ses opérations à Gaza et fait de la propagande contre son idéologie.
Tareq Baconi
Absolument. Et le mouvement est actuellement très strict en la matière. Il ne tolère aucune forme d’idéologie engagée dans la violence pour la violence ou la violence transnationale que nous voyons dans des organisations comme Daesh ou autrement. Il exerce une police active contre toute sorte de réseaux salafistes dans la bande de Gaza et les réprime ; et il a de fait par le passé engagé des programmes éducatifs pour essayer d’en détacher les jeunes ouverts à ce genre de propagande sur leurs équipements virtuels.
Plus généralement, l’amalgame entre les Frères Musulmans et des organisations est inquiétant, et c’est fait en fonction d’un programme politique particulier qui est d’encadrer toutes les revendications politiques, certainement celles de partis islamiques, comme une forme de terrorisme transnational. Et à la suite du coup d’État qui a défait le gouvernement de Morsi, le régime de Sissi a malheureusement pris le train en marche du terrorisme islamique dépolitisé et accuse le Hamas de fomenter cette agitation dans la péninsule du Sinaï, pour justifier le blocus de la bande de Gaza.
Daniel Denvir
En 2014, le Hamas cherchait activement à se décharger de ses responsabilités de gouvernement. Pourquoi le Hamas voulait-il se dégager du gouvernement de Gaza et pourquoi Israël était tellement déterminé à s’assurer que cela n’arrive pas ?
Tareq Baconi
Donc Israël à ce moment-là, ne voulait pas que cela se produise pour la simple raison qu’il voulait une direction qui stabilise la bande de Gaza et le décharge de la responsabilité de s’occuper de deux millions de Palestiniens sous son occupation. Il croyait dur comme fer qu’il avait suffisamment freiné le Hamas et qu’il avait suffisamment fait en sorte de le limiter et de limiter son emprise sur la bande de Gaza. Et son calcul était que quelques roquettes tous les deux mois valaient le prix du maintien de Gaza sous blocus et de la stabilisation du Hamas dans la bande de Gaza. C’était quelque chose qu’il pouvait administrer et tolérer relativement facilement. Et ainsi il voulait être sûr que le Hamas reste au pouvoir en tant qu’autorité de gouvernement. Comme vous le dites, il est amusant d’avancer rapidement dans le temps et de voir qu’en 2023 le discours israélien est que le Hamas a toujours été Daesh et doit être détruit.
Et la différence entre ce Hamas et celui d’aujourd’hui est, bien sûr, qu’il n’y a pas de différence. Mais dans la sphère politique israélienne, la différence est que le Hamas n’était pas aussi fort dans sa résistance ni aussi explicite dans sa résistance que le Hamas d’aujourd’hui, après le 7 octobre. Et le problème c’est la résistance. Le problème est que les Palestiniens n’ont pas le droit de résister.
Israël voulait maintenir le Hamas en autorité de gouvernement. C’est après Morsi et ainsi toutes les bouées de sauvetage du Hamas sous forme de tunnels qui permettraient l’entrée de marchandises et de personnes sont désormais inaccessibles, ce qui amène à une grave crise financière. Le mouvement n’est pas en capacité de fournir des services aux Palestiniens de Gaza et les Palestiniens commencent à se retourner contre le Hamas. Alors ils commencent à voir le Hamas comme un facteur de leur souffrance. Ils comprennent bien sûr que le blocus est la raison fondamentale, mais le blocus n’est pas quelque chose qu’ils peuvent changer. Le Hamas, si.
Et donc le Hamas devient le destinataire de la colère dans la bande de Gaza. Et pour revenir au point que j’ai soulevé précédemment, le Hamas a toujours été ambivalent sur la gouvernance. Il ne voulait gouverner que dans la mesure où sa gouvernance pouvait lui servir à développer un projet politique palestinien engagé dans la résistance. Ainsi, en 2014, tout cela signifiait que la gouvernance du Hamas le menottait en vérité : il ne pouvait plus continuer à opérer soit comme une véritable autorité de gouvernance à cause des contraintes financières, ni lancer aucun projet réel de résistance contre les Israéliens.
Daniel Denvir
À ce moment-là, en 2014, le Hamas avait respecté un cessez-le-feu en place depuis 2012, depuis la guerre Opération Pilier de Défense d’Israël. Et ce que cela montrait était que le Hamas pouvait contrôler et empêcher des tirs de roquettes depuis Gaza, de la part de soldats du Hamas aussi bien que de soldats d’autres factions comme le Jihad Islamique. Mais vous écrivez que la politique israélienne se poursuivait à un rythme soutenu. En fait, elle s’est intensifiée cette année-là. Israël a lancé l’Opération Bordure Protectrice dont vous écrivez qu’elle représentait un extrémisme nouveau dans l’assaut israélien contre des vies civiles. En même temps, des frappes aériennes sur des infrastructures rasaient précisément des blocs de tours d’habitation, très semblablement à ce que nous voyons aujourd’hui : 2200 Palestiniens ont été tués, dont 1 492 civils et 551 enfants.
Vous avez avancé que c’était le plus haut niveau de morts civiles qu’Israël ait infligé aux Palestiniens en une seule année depuis 1967 ; le nombre exceptionnellement haut d’enfants de moins de seize ans morts a provoqué des accusations selon lesquelles Israël ciblait systématiquement la population jeune de Gaza. Si l’on revient en arrière pour un moment en traçant la courbe des conflits militaires entre Israël et Gaza sous gouvernement Hamas, on a des événements incroyablement unilatéraux ayant tué une poignée d’Israéliens et des centaines de milliers de Palestiniens. Expliquer cette courbe plus longue de conflits, de guerres, ou d’attaques depuis 2007 jusqu’à la veille de la récente opération du Hamas. Est-ce que les opérations militaires israéliennes contre Gaza sont devenues plus extrêmes et écrasantes avec le temps, ou y avait-il simplement un schéma plus cohérent que l’expression « tondre le gazon » des dignitaires de la sécurité israélienne pourrait laisser penser ?
Tareq Baconi
Ce que je veux dire : ce qu’Israël en est venu à appeler « tondre le gazon » était une doctrine fondamentalement destinée à affaiblir les capacités militaires du Hamas de façon intermittente. Donc, tous les quelques mois ou années, Israël lançait une opération théoriquement ciblée sur les infrastructures militaires du Hamas. Dans les premières années du régime du Hamas, la puissance de feu du mouvement n’était pas aussi développée qu’elle le serait quelques années plus tard. Et ainsi, d’une certaine façon, les attaques militaires d’Israël étaient moins dures que ce qu’elles deviendraient. Mais je pense important de mentionner que les attaques militaires israéliennes sur la bande de Gaza ne se sont jamais centrées uniquement sur des infrastructures militaires à cause de ce qu’est la bande de Gaza, avec une telle densité de population, à cause de sa réalité qui est une suite de camps de réfugiés connectés les uns aux autres.
Le Hamas opérait dans des zones civiles et Israël répondait dans des zones civiles avec une force disproportionnée qui visait à affaiblir les capacités militaires du Hamas mais aussi le désir du Hamas et le désir des Palestiniens de Gaza en général de continuer à soutenir la résistance armée.
Donc, d’une certaine façon, il était concentré sur l’élévation du coût civil de ses attaques militaires. Ce que l’on voit changer à partir de 2014, c’est qu’Israël commence à employer une doctrine appelée la doctrine Dahiya. C’est une doctrine qu’Israël a mis en œuvre contre les Palestiniens du Liban dans le passé et c’est une référence spécifique à Dahiya, localité du Sud-Liban. Il s’agit d’une zone densément peuplée, où vivent de nombreux dirigeants politiques du Hezbollah.
La doctrine Dahiya était essentiellement une stratégie israélienne consistant à raser des bâtiments d’habitation et d’attaquer de façon indiscriminée des zones civiles de manière à faire payer un lourd tribut au Hezbollah. C’est une doctrine qu’Israël met ensuite en œuvre en 2014. C’est toujours dans le cadre de “tondre le gazon” – c’est encore une opération vue comme une tentative sporadique d’affaiblir les capacités militaires du Hamas. Mais à cause de la façon dont a commencé l’attaque de 2014 – où il était clair que le Hamas exposait une forme de roquette plus sophistiquée que ce qu’il avait en, disons 2008 – le blocus a été instauré peu après.
Et à cause des enjeux propres à Netanyahou à ce moment-là, le gouvernement avait besoin de faire payer un plus lourd tribut. Donc il a réellement lancé une campagne de cinquante et un jours qui fut cruelle et, pour les Palestiniens, plus cruelle que tout ce qu’ils avaient vu auparavant, envers une population captive, composée essentiellement de réfugiés. Avec cette politique, ils ont fait feu sur des blocs d’immeubles d’habitation. Ils ont commencé à abattre quelques-unes des plus hautes tours de Gaza dans les zones les plus densément peuplées et ce fut un épisode très choquant pour les Palestiniens et pour Gaza. Et d’une certaine façon cela explique en partie pourquoi, pendant des années après, le Hamas s’est effectivement plus employé à mettre la résistance en retrait.
Daniel Denvir
Pourriez-vous expliquer le style de gouvernement du Hamas ?
Tareq Baconi
Le Hamas opérait dans des couloirs politiques, donc après l’élection de 2006, le mouvement a essayé très activement de faire avancer un programme politique inclusif. Il a essayé d’amener le Fatah dans la structure de gouvernement, par exemple ; je ne pense pas que le Hamas soit tout à fait opposé à un pluralisme politique. Le problème est que dans les instances où le parti est engagé aujourd’hui avec le Fatah – disons dans de possibles accords de réconciliation – il croit fondamentalement que le projet mis en avant par le Fatah est un projet fondé sur la capitulation palestinienne. Et donc il a pris une position forte contre l’engagement dans le pluralisme ou dans une sorte de pluralisme avec le Fatah. Je pense que des accords de réconciliation entre les deux parties sont un peu paralysés.
Mais pour revenir à votre question particulière sur la gouvernance, je pense vraiment important d’aborder la gouvernance du Hamas dans le contexte du blocus. Il est limité dans ce qu’il peut faire et ne pas faire, et cela signifie que sa gouvernance est loin d’être idéale. Je décrirais la gouvernance du Hamas comme un autoritarisme soft parce que le mouvement a certainement affaibli le pluralisme politique. Il n’a pas permis au Fatah de mobiliser ni d’organiser, disons à Gaza. Et il y a une histoire derrière. La raison tient en partie – sans vouloir justifier – au degré de paranoïa. La mobilisation passée du Fatah avait visé après les élections de 2006 à initier un coup d’État et à saboter la croissance démocratique du Hamas.
Mais le mouvement a aussi montré de l’autoritarisme d’autres manières. Il a réprimé des activités sociales. Il n’y a pas autant de liberté de parole ou d’organisation collective dans la bande de Gaza et des protestataires ont été réprimés à différents moments au cours des seize dernières années. Donc je pense qu’il est important d’interpeller le Hamas sur ces faiblesses dans sa gouvernance tout en remettant cela dans le contexte des défis particuliers qui existent sous occupation et singulièrement sous blocus.
Daniel Denvir
Quel était le contexte de l’opération du Hamas et pourquoi a-t-il été ressenti comme un tel point de rupture du statu quo ?
Tareq Baconi
Alors se pose la question du contexte plus large et celle des délais immédiats. Dans le contexte plus large, le Hamas a été, d’une certaine manière, endigué, ce qui a commencé à limiter la résistance de la bande de Gaza, certainement celle d’autres factions comme le Jihad Islamique et d’autres, pour maintenir le calme. Et pour ce que les Israéliens et d’autres comprenaient, cela ressemblait à une forme de coordination de sécurité et à une forme de restriction du pouvoir du Hamas, limité à la bande de Gaza d’une façon qui n’était pas trop dérangeante pour les civils israéliens.
Pendant de temps, le Hamas n’a jamais changé d’idéologie, à l’inverse du Fatah dont la coordination sécuritaire est ancrée dans la reconnaissance de l’État d’Israël et de la partition de la Palestine. Le Hamas n’a jamais fait de concessions idéologiques, c’est pourquoi je défends l’idée dans mon livre que même si l’endiguement était effectif, il était susceptible d’être temporaire parce que le Hamas pouvait toujours recourir à sa véritable idéologie qui insiste sur l’importance de la lutte armée pour la libération.
Le contexte plus large est que l’endiguement du Hamas a rendu le régime d’apartheid plus féroce et plus acceptable aux plans international et régional. Il se fait plus féroce au sens où il inflige plus de restrictions sur la bande de Gaza, plus d’attaques de colons contre les Palestiniens en Cisjordanie, plus d’ébranlement du statu quo à Jérusalem, plus d’agitation en Israël même pour faire monter les crimes et la violence contre les localités palestiniennes. Israël, sous le gouvernement le plus explicitement fasciste d’extrême droite qu’il ait jamais eu, fait avancer les idées de colonisation et de nettoyage ethnique.
Cependant que l’administration (Joe) Biden s’attire les bonnes grâces d’Israël, avec un programme d’exemption de visas et une avancée d’accords de normalisation avec l’Arabie Saoudite. Il y a donc une constellation très désagréable d’éléments dans lesquels les Palestiniens sont plus exposés à la violence coloniale d’Israël tandis qu’Israël est de plus en plus favorablement accueilli des points de vue politique et diplomatique. Et donc c’est cela le contexte dans lequel le Hamas choisit de casser l’idée qu’il a été endigué et d’émerger comme parti armé.
S’agissant du moment précis, nous devrions garder à l’esprit que ce n’était pas une opération préparée en quelques semaines. C’était clairement une opération préparée de longue date. Je pense que plusieurs facteurs ont guidé le moment précis. Je pense que le plus important pour moi, et d’autres pourraient ne pas approuver, est la perception de la faiblesse de l’armée israélienne. Le fait que tant de réservistes ont manifesté contre les changements que le gouvernement de Netanyahou promouvait en Israël signifiait que l’armée était plus fable que jamais. Et il y a là un certain degré de suffisance, parce que l’armée croyait vraiment avoir réussi à étouffer la résistance de la bande de Gaza, aussi ont-ils plus ou moins négligé de compléter leurs préparatifs dans la bande de Gaza pour se centrer sur la protection des colons dans leur déferlement de violence contre les Palestiniens de Cisjordanie. Du point de vue du Hamas, je pense que c’était le bon moment pour agir militairement de manière à pouvoir faire payer le coût le plus élevé à l’armée israélienne.
Daniel Denvir
La Marche du Retour de 2018-2019 à la barrière d’apartheid de Gaza a vu une protestation de masse non violente à laquelle Israël a répondu en tuant plus de deux cents personnes et en en blessant des milliers ; le mouvement de Boycott, Désinvestissement et Sanctions, une stratégie classique de résistance non-violente a été farouchement diabolisé et réprimé. Comment est-il possible d’avoir une stratégie de discussions dans un contexte où Israël et les États-Unis font tout leur possible pour garantir que toute stratégie échouera ?
Tareq Baconi
Ce que je veux dire : je pense qu’on en est vraiment là avec l’establishment politique israélien et les administrations américaines : le seul bon Palestinien est un Palestinien mort ou un qui se tait. Toutes les formes de résistance rencontrent la force ; les boycotts, le désinvestissement et la résistance économique sont traités d’antisémites ou de terroristes. Agir auprès de la Cour Pénale Internationale ou de la Cour de Justice Internationale est étiqueté terrorisme juridique par les acteurs politiques israéliens. Et même l’écriture ou la culture ou le plaidoyer sur les campus sont une forme de terrorisme intellectuel. Ce que nous voyons en réalité est une action tentant de faire disparaître les Palestiniens, parce que c’est la seule chose que les Israéliens peuvent accepter. Parce qu’Israël est un État colonial et que dans les États coloniaux les indigènes doivent disparaître, il faut les éliminer – parce que sinon ils continuent à rappeler l’injustice qui est au cœur de la création de cet État.
Il n’y a pas moyen qu’Israël et les colons israéliens comprennent que leur État est fondé sur un nettoyage ethnique. C’est dans leur histoire, ils en sont informés et les Palestiniens par leur simple présence leur rappellent cette injustice. Maintenant, si on laisse de côté qu’ils considèrent ou non que c’était une injustice, c’est toujours enraciné dans l’expulsion des Palestiniens de leur territoire. Ils pourraient le justifier comme quelque chose qui s’est produit dans le contexte de la guerre, mais même, fondamentalement la présence des Palestiniens rappelle sur quoi est fondé leur État. Et donc plutôt que de faire avec cette histoire, plutôt que de faire avec cette réalité politique que les Palestiniens mettent sur la table, Israël et les administrations successives des États-Unis se sont concentrés sur le fait de s’assurer de la dépolitisation des Palestiniens – de leur acceptation uniquement comme un peuple jouissant de certains droits civils, calmement reconnaissants, et que toute sorte de revendication politique soit démontée ou éliminée.
Jusqu’au 7 octobre, cette année a été la plus meurtrière pour les Palestiniens. Plus de cinquante enfants ont été assassinés par les forces israéliennes avant ce qui est arrivé le 7 octobre. Mais cela n’était nulle part sur l’agenda mondial. Maintenant les gens pourraient dire, bon, oui, la résistance armée a porté le problème sur l’agenda mondial, mais elle a entraîné ensuite le nettoyage ethnique et le génocide des Palestiniens. C’est correct. Mais le Hamas a pu voir l’alternative comme une mort lente.
Ils allaient continuer à être étranglés dans la bande de Gaza et à avoir des morts civiles tous les jours sans que personne ne dise quoi que ce soit. Donc l’incapacité à traiter politiquement le cœur de la question palestinienne dit en réalité : nous acceptons la mort palestinienne et c’est un prix honnête à payer pour maintenir Israël en tant qu’État juif. Malheureusement, cela ne va pas être soutenable parce que les Palestiniens résisteront tant qu’ils existeront comme peuple.
Daniel Denvir
Après l’opération du Hamas, nous avons vu des réponses désagréables ici et là dans la gauche américaine : de quoi pensez-vous que la décolonisation ait l’air ? Mais ce à quoi ressemble la décolonisation de la Palestine est-il tellement évident ? À quoi ont ressemblé ces débats sur comment libérer la Palestine dans la longue histoire du mouvement de libération nationale palestinien ? Et vers quoi, dans la morosité du moment, pourrait-il s’orienter désormais ?
Tareq Baconi
Écoutez, je pense que les enjeux sont plus élevés que jamais en ce moment et je crois fermement que la décolonisation en Palestine est propre au contexte. Je pense que nous allons apprendre de l’Algérie et que nous allons apprendre de l’Afrique du Sud, mais ni l’un ni l’autre de ces exemples n’offre la solution à ce à quoi ressemble la libération palestinienne. Nous avons un gros travail à faire, Palestiniens et alliés, pour nous représenter et comprendre ce que la décolonisation signifie pour nous. Et c’est quelque chose qui n’est pas spécifique à la Palestine ; c’est quelque chose qui est universel. Nous vivons au vingt et unième siècle. La Palestine est l’un des deux États restant des États de colonialisme de peuplement et d’apartheid.
Les enjeux auxquels sont confrontés les Palestiniens sont très spécifiques à la Palestine mais ils ont aussi des implications universelles sur l’oppression racialisée, et sur le pouvoir et la domination. Nous voyons déjà cela – nous voyons que ce qui est arrivé le 7 octobre lance des débats nouveaux aux niveaux régional et mondial. Donc la Palestine est en quelque sorte au centre de ce que signifie pour nous penser la décolonisation, ce que signifie pour nous entrer pour de bon dans un monde postcolonial.
Enfin, la décolonisation, si elle doit se réaliser, ne va pas se fonder sur la saignée et le meurtre de civils. Ce sera un processus centré sur le démantèlement d’une structure d’oppression. Et bien sûr, il y aura de la violence. Je ne pense pas qu’il y ait eu une seule lutte anticoloniale qui ne soit pas violente, mais il y a une différence entre la résistance armée et le genre de saignée qui a pu en quelque sorte s’engager dans une spirale hors de contrôle sans projet idéologique et sans stratégie politique effective. Et je pense que c’est le travail que nous avons à faire : déterminer quel projet peut porter une stratégie de décolonisation efficace et la faire progresser.
Article originel en anglais sur le site de Jacobin
Traduction SF et SM pour l’AURDIP