Comment la colonisation efface la Palestine

La colonisation de la Palestine n’a pas commencé en 1967. Elle a débuté à la fin du XIXe siècle quand l’idéologie sioniste a inventé le mythe de l’exil et du retour. Bien que majoritairement non-croyants, les premiers sionistes ont utilisé la Bible comme un livre de conquête.

Une dépossession fondée sur le négationnisme

Vers 1900, la « gauche » européenne est massivement colonialiste, avec l’idée que le colonialisme apporte le « progrès » à des sociétés inférieures. Quand les sionistes choisissent la Palestine pour construire le futur Etat juif, ils inventent une histoire falsifiée : les Juifs auraient vécu autrefois dans un grand royaume unifié. Ils auraient été chassés de leur pays par les Romains et auraient vécu 2000 ans en exil. Les sionistes leur promettent le retour dans leur patrie. Le pays où ils arrivent est décrit (la phrase est de Zangwill) comme une « terre sans peuple pour un peuple sans terre ». L’aventure coloniale commence par une reconstruction de l’histoire et de la mémoire.

Le processus d’implantation et d’acquisition de la terre est classique dans les processus coloniaux : on trouve des féodaux locaux complaisants qui vendent la terre. On crée des protections contre les indigènes. Petit à petit, on confisque la terre et on repousse les autochtones un peu plus loin.

Le KKL (Keren Kayemeth LeIsrael = Fonds National Juif) est créé en 1901. Jusqu’à la fondation de l’Etat d’Israël, il est chargé d’acquérir par tous les moyens des terres pour les nouveaux colons. Il aura acquis 12% de la superficie de la Palestine en 1948.

Pourtant la Palestine était habitée. C’était une des provinces les plus développées de l’empire Ottoman. Dès 1920 apparaissent dans le pays des syndicats et des partis politiques avec une vie intellectuelle ancienne et vivace.

En 1919, les futurs dirigeants israéliens Ben Gourion et Ben Zvi écrivent un livre. Selon eux, ces « fellahs » qui vivent en Palestine sont sûrement les descendants des Hébreux (là ils n’avaient pas tort) et ils accepteront le projet sioniste (là ils se trompaient lourdement). En fait les Palestiniens n’avaient rien contre l’immigration juive. Ils se révoltent (1929, 1936) contre la création progressive d’un Etat qui accapare la terre, colonise et expulse les autochtones. Dès cette époque, les colons inventent des thèses négationnistes vis-à-vis des Palestiniens. Ce ne serait pas un vrai peuple, mais une population composite amenée là par les Ottomans. Ils seraient très peu nombreux. Les Juifs auraient toujours vécu là et seraient majoritaires à Jérusalem depuis des décennies. Ces sornettes sont toujours enseignées dans les livres d’histoire en Israël. Ce négationnisme de l’existence, de la dignité et des droits des Palestiniens légitime la théorie du « transfert » (l’expulsion des Palestiniens au-delà du Jourdain) qui apparaît vers 1930. En ce sens, le sionisme est un colonialisme très particulier : il ne vise pas à exploiter le peuple autochtone mais à nier sa légitimité et à l’expulser.

La Naqba : une institutionnalisation de l’effacement

Le partage de la Palestine décrété par l’ONU en 1947 était inacceptable à tout point de vue. Au nom de quoi cette institution s’arrogeait-elle le droit de priver les Palestiniens de la moitié de leur pays ? Dans ce qui était censé devenir l’Etat palestinien, il n’y avait que 10000 Juifs, alors que dans le futur Etat juif qui était plus grand et plus riche, 45% de la population était palestinienne et donc vouée à l’expulsion. Et c’est ce qui s’est pas passé. Le 15 mai 1948, quand Israël est reconnu par l’ONU et que la guerre débute officiellement, 375000 Palestiniens ont déjà été victimes de la purification ethnique et ont déjà été chassés. À la fin de la guerre (la Naqba = la catastrophe), 800000 Palestiniens sont dans les camps de réfugiés. Les premières mesures du gouvernement israélien consistent à violer délibérément la résolution 194 de l’ONU qui stipule le retour des réfugiés dans leurs foyers. Pire, le gouvernement israélien détruit délibérément plusieurs centaines de villages palestiniens. Il s’agit de détruire la mémoire et la trace de ce peuple. Parmi les organisations anticolonialistes israéliennes, il y a Zochrot qui a pour but de faire revivre la mémoire des villages palestiniens détruits. Parfois les militants de Zochrot organisent des confrontations (souvent houleuses) entre les expulsés (ou leurs descendants) et les occupants actuels de leurs maisons ou du territoire de leur village. Le fondateur de Zochrot, Eitan Bronstein, un Israélien d’origine argentine a réalisé un jour par Internet que son kibboutz était installé sur les ruines d’un ancien village palestinien dont les habitants vivaient en territoire occupé à quelques kilomètres de là. Il est entré en contact avec eux et a créé Zochrot.

En fait, tout Israël est bâti sur des ruines effacées.

Il y avait cinq villages palestiniens qui ont été détruits pour construire Tel-Aviv. La route qui monte à Jérusalem est parsemée de villages palestiniens détruits sur lesquels les Israéliens ont planté des arbres pour les faire disparaître. Le village emblématique de la guerre de 1948, c’est Deir Yassine où les milices terroristes de l’Irgoun et du groupe Stern ont massacré 200 Palestinien-ne-s avant que l’armée « régulière » (La Haganah) n’occupe le village. Deir Yassine a disparu. Sur son territoire, on a bâti un « nouveau quartier » de Jérusalem-Ouest qui s’appelle Givat Shaul. Le tunnel routier qui passe sous ce quartier s’appelle tunnel Menachem Begin, du nom de l’assassin. Sur le territoire de Deir Yassine, on a construit Yad Vashem, le musée de la Shoah. La colonisation, c’est aussi remplacer une mémoire par une autre.

Dès la fin de la guerre, via le KKL, les Israéliens se sont emparés de 92% de la terre. Ces terres ont été distribuées aux nouveaux immigrants avec des discriminations flagrantes, les Ashkénazes (juifs européens) étant envoyés vers les régions riches et les Séfarades ou Misrahis (juifs arabes) dans les régions frontalières ou le désert.

La minorité palestinienne qui a échappé à l’expulsion a été confinée dans quelques villes ou villages (avec une grosse concentration en Galilée dans la région du « Triangle »).Tout est fait pour les pousser à partir : dans les villes, ils ne peuvent pas construire, même en cas d’accroissement démographique. Dans les campagnes, on leur vole la terre. En 1956, les villageois palestiniens de Kafr Kassem ont été massacrés par la police des frontières pour « ne pas avoir respecté le couvre-feu » alors qu’ils rentraient des champs. En février 1976, le gouvernement israélien décida de confisquer des terres agricoles en Galilée. La révolte palestinienne fut durement réprimée, elle est célébrée depuis avec la « journée de la terre ». Dans le désert du Néguev, 100000 Bédouins furent expulsés dès 1949 et les autres parqués dans quelques réserves au nord du désert.

Le virage de 1967

La guerre des six jours n’est pas la réaction désespérée d’un pays encerclé. Les plans d’agression contre les pays voisins étaient prêts depuis longtemps. À cette époque, Israël s’attend à une immigration accrue, notamment en provenance des pays de l’Est et le pays manque de place. C’est le ministre le plus « à gauche » et le plus anticlérical du gouvernement de Levi Eshkol, Yigal Allon qui va programmer la colonisation. L’objectif principal, c’est Jérusalem et la Cisjordanie.
Les frontières de Jérusalem-Est sont considérablement agrandies, allant de Ramallah à Bethléem et dès 1967, la ville est déclarée « réunifiée » puis annexée en 1980. En plus de 40 ans, environ 250000 Israélien-ne-s se sont installé-e-s dans les « nouveaux quartiers » de Jérusalem qui sont en fait des colonies. Les Palestinien-ne-s restent majoritaires dans leur ville, mais de justesse et leurs quartiers (la vieille ville, Silwan, Sheikh Jarrah) sont un à un attaqués avec expropriations et destructions de maisons. De grandes infrastructures (larges avenues, tramway) transforment les colonies autour de Jérusalem en quartiers de banlieue.

Pour la Cisjordanie, les travaillistes au pouvoir ont rencontré un gros problème. Il leur manquait le personnel politique pour coloniser. Les religieux (juifs orthodoxes) qui formaient moins de 10% de la population en 1967 étaient jusque-là peu intéressés par la politique ou le sionisme. Il existait un petit courant religieux qui avait fait la synthèse entre judaïsme orthodoxe et sionisme, c’était celui des disciples du rabbin Kook (mort en 1935). Les travaillistes vont offrir des sommes folles aux religieux pour qu’ils aillent s’installer en Cisjordanie. La conquête du mur des Lamentations va provoquer partout dans le monde une forme de messianisme perverti. Les colons religieux vont affluer par milliers du monde entier dans cette « terre que Dieu leur a donnée ». Ils vont donner des noms bibliques (Efrat, Eli, Kiryat Arba, Shavei Shomron …) à leurs colonies. Ils vont expulser les Palestiniens d’une partie de la vieille ville de Jérusalem et du centre d’Hébron.
Aux Etats-Unis existe un mouvement très puissant, celui des chrétiens sionistes qui sont plusieurs millions. Ce sont des millénaristes et des antisémites. Pour eux, Dieu a chargé les Juifs d’expulser Armageddon (le mal, les Arabes) de la terre sainte. Après cette expulsion, les Juifs devront se convertir, sinon ils disparaîtront. Les chrétiens sionistes ont donné une aide économique décisive à la colonisation. Et leur poids politique explique en partie le fait que tous les présidents américains soutiennent la colonisation.

C’est donc la « gauche sioniste » qui a fait émerger avec l’aide d’antisémites américains le courant national-religieux. Ce courant représente aujourd’hui 25% de la société israélienne. Il est majoritaire à Jérusalem et totalement hégémonique dans les colonies. Il a secrété en son sein des fascistes particulièrement violents, certains de revivre l’épisode biblique (totalement légendaire) de la conquête sanglante de Canaan par Josué.

Là où les fous de Dieu sont en nombre insuffisant pour peupler les colonies, le gouvernement israélien a offert des maisons à prix cassés, beaucoup moins chères que dans les grandes villes israéliennes. Certaines colonies (Ariel, Maale Adumim …) sont devenues des villes de banlieue bon marché, bien reliées à Jérusalem et Tel-Aviv.

En 2002, des rabbins intégristes ont déniché des Indiens Aymaras qui vivaient de façon sectaire près du lac Titicaca. Ils les ont convertis au judaïsme et les ont fait venir dans la colonie de Gush Etzion. Ils parlent Aymara, quelques mots d’espagnol et d’hébreu religieux et ce sont des colons. Tout est bon pour effacer la Palestine.

Enfin dès 1967, la vallée du Jourdain, proclamée « stratégique militairement » est virtuellement annexée. Une partie de sa population est expulsée. La route (israélienne) qui longe le Jourdain s’appelle route Rehavam Zeevi, du nom d’un ministre israélien d’extrême droite exécuté par le FPLP.

Les méthodes utilisées

Il y a eu plusieurs colonisations. Celle du Sinaï avait essentiellement pour but l’exploitation des richesses, en particulier le pétrole.

L’évacuation des colons au moment de la paix séparée avec l’Egypte (1979) a été réalisée aisément, d’autant que les Israéliens ont obtenu de continuer de recevoir le pétrole.

La colonisation à Gaza avait pour but essentiel de détruire la région. 7000 colons occupaient 40% de la superficie face à des Palestiniens 200 fois plus nombreux maintenus dans la misère et contraints pour certains à travailler dans les colonies. Les colons de Gaza étaient des fanatiques pillant l’eau de la région et pratiquant une agriculture « high tech » au milieu d’une région misérable. L’évacuation de ces colons fut un trait de génie de Sharon qui a considérablement accentué ainsi la fragmentation de la Palestine. Les colons de Gaza ont été relogés dans les colonies de Cisjordanie.

Sur le Golan, tous les villages syriens ont été rasés, à l’exception des villages druzes au pied du Mont Hermon. Les Israéliens espéraient faire des Druzes des collabos, mais ça n’a pas marché. Le Golan contient la seule piste de ski de la région et le plus grand champ d’éoliennes. Il produit le meilleur vin d’Israël. Mais surtout il contient 35% des ressources d’eau alors que l’agriculture israélienne a déjà fait baisser le niveau du lac de Tibériade d’un mètre et celui de la Mer Morte de plus de 20 mètres. Les colons du Golan sont des laïques qui votaient pour le parti travailliste. Quand on traverse le Golan, c’est une suite de villages syriens détruits et de carcasses de mosquées. Qazrin, la capitale des colons est pleine de ranchs et de supermarchés. À la sortie de Qazrin, il y a une synagogue antique. C’est cela la purification ethnique : faire disparaître les traces de « l’autre » et pouvoir dire : « vous voyez, nous sommes revenus chez nous ».

Dans le Néguev, le désert a été couvert de villes nouvelles et d’exploitations agricoles. La population des Bédouins qui avaient échappé à l’expulsion a fortement augmenté. La terre appartenant au KKL, les Bédouins du Néguev ont été concentrés dans 7 villages reconnus, plusieurs dizaines de milliers d’entre eux vivant dans des villages non reconnus. Dans ce dernier cas, cela signifie pas d’eau, pas d’électricité, pas de route, pas d’école. Et surtout des destructions incessantes : le village d’Al Araqib a déjà été détruit 36 fois. Un gigantesque projet de colonisation mené par le KKL et le gouvernement prévoit l’installation prochaine de 500000 colons dans le Néguev. Pour cela, il faut définitivement expulser les Bédouins ou les parquer dans des réserves.

La Cisjordanie : une annexion de fait

En Cisjordanie, dès la fin des années 60, des ministres israéliens ont survolé en hélicoptère la région, décrétant que telle ou telle région était « inhabitée ». Ils ont confisqué une énorme partie du pays. La frontière internationalement reconnue (la « ligne verte ») a disparu des cartes israéliennes. Un ministre de l’éducation qui avait voulu la mettre dans les livres d’histoire a été contraint à la démission. Il faut une carte française pour voir que l’autoroute Tel-Aviv-Jérusalem traverse les territoires occupés sur plusieurs kilomètres ou que la grande usine de cosmétiques Ahava au bord de la Mer Morte est aussi en territoire occupé. Toutes les grandes routes israéliennes traversent la Cisjordanie.

Sur les zones déclarées colonisables (sans compter Jérusalem), la croissance démographique est énorme : 80000 colons au moment des accords d’Oslo, 140000 au moment de l’assassinat de Rabin et près de 300000 aujourd’hui. Depuis 1967, tous les Premiers ministres sans exception, ont contribué à la colonisation.

Des routes de contournement interdites aux Palestiniens permettent aux colons de voyager sans encombre alors les Palestiniens connaissent les check-points et les agressions permanentes. Les colonies exploitent l’essentiel de l’eau de la région. Les puits des Palestiniens sont bouchés ou interdits d’accès. Les ordures des colonies (et même d’Israël) sont déchargées dans des décharges à ciel ouvert en Cisjordanie.

Certaines colonies sont dites « illégales » (comme si les autres étaient légales). En quoi cela consiste ? Des colons installent des bungalows et immédiatement, l’armée arrive. Pas pour les expulser mais pour les protéger.

Les colons religieux fanatiques occupent le centre d’Hébron, protégés par 2000 soldats. Le souk de la ville est ruiné.

Entre Jérusalem et Bethléem, il y avait une belle forêt qui a brûlé le premier jour des négociations Barak-Arafat. C’est aujourd’hui la colonie de Har Homa qui arrive jusqu’au centre de Bethléem. Il y a déjà 22000 habitants et une extension de la colonie est en cours de construction.
Les produits des colonies sont exportés sans taxe en Europe. Il est impossible de distinguer un produit venant des colonies d’un produit venant de l’Israël d’avant 1967. Les colonies bénéficient du statut privilégié que l’Union Européenne a accordé aux produits israéliens. Les dattes de la vallée du Jourdain sont devenues un produit d’exportation israélien (à boycotter absolument).

Certaines colonies sont devenues des entreprises industrielles. La colonie de Modi’in Illit (sur l’autre route Tel-Aviv-Jérusalem) abrite une firme informatique employant 2300 personnes. Elle est largement subventionnée et bénéficie d’une main d’œuvre qualifiée et bon marché : les femmes ultra orthodoxes de la colonie.

La Cisjordanie est fragmentée en trois zones A,B,C. La zone C est littéralement annexée de fait.

Le mur de l’apartheid que les Israéliens appellent le mur de séparation coupe les habitants de Cisjordanie d’une énorme partie de leur territoire. Toutes les grandes villes palestiniennes (sauf Jénine) sont encerclées par les colonies et le mur.

Une nouvelle phase de la colonisation est à l’œuvre : c’est la colonisation spatiale qui fait que, même si les Palestiniens de Cisjordanie sont beaucoup plus nombreux que les colons, ce sont les colonies qui encerclent les villes. En fait, toute une partie du territoire des colonies n’est pas encore urbanisée. Alors, on y installe une usine, une décharge, une station-service et le tour est joué, la colonie a triplé de superficie.

Quand une colonie se développe démographiquement, on expulse ses voisins. Ainsi au pied de Maale Adumim qui domine le désert de Judée et pille toute l’eau de la région, on expulse les Bédouins pour permettre l’agrandissement.

Presque tous les lieux touristiques des territoires occupés sont devenus « parc national israélien » (le tombeau de Rachel, Hérodion, la moitié du caveau des Patriarches). À Bethléem, on peut faire un tour de 360°, partout il y a le mur et les colonies. Et au pied d’Hérodion il y a la colonie où ont été relogés les colons de Gaza et celle où vit Avigdor Lieberman.

La colonisation a effacé la Palestine dont il ne reste plus que quelques cantons morcelés et encerclés. .

Quand on interroge les partisans sincères de deux Etats sur la base des frontières d’avant 67 en leur demandant ce qu’on fera des colons, ils répondent que, soit ils partiront, soit ils accepteront de devenir citoyen palestinien.

Mais on le met où l’Etat palestinien ? L’annexion de fait, l’avancée inexorable de la colonisation font qu’on est probablement déjà rentré dans une autre phase : celle de la lutte pour l’égalité des droits dans un espace unique.

Pierre Stambul