Par une belle fin après-midi d’aout 2012, devant le port de Douarnenez, notre petit voilier s’approche pour se mettre à couple d’un autre voilier, un 3-mats bien plus imposant, qui vient de mouiller (de jeter l’ancre). C’est l’Estelle, qui venant de Norvège, vient faire escale avant de mettre le cap sur la Méditerranée, direction Gaza, Palestine. Il sera bientôt arraisonné par la marine israélienne, un acte de piraterie de plus, après bien d’autres comme l’attaque du Mavi Marmara en 2010, de la part de cet Etat qui se dit « juif » ; quelle importance, puisque la « communauté internationale » laisse faire.
Mais comment ne pas évoquer ici une histoire familiale (et maritime) datant de 70 ans, celle de l’Exodus.
C’est la fin de guerre, la jeunesse juive, enfin ce qu’il en reste, s’interroge. Quel avenir dans cette Europe détruite, responsable de la disparition de tant de parents, de frères, de sœurs, de cousins ?
Il n’est donc pas étonnant que cette jeunesse prête une oreille attentive à ceux qui lui faisaient miroiter un espoir de vivre en « Eretz Israël » une vie nouvelle et saine, dans une société idéale loin de ces horreurs qu’elle venait de vivre. Deux tout jeunes gens ont été « embarqués » dans l’aventure de l’Exodus : faire venir à Sète en cet été 1947 par dizaines de camions les survivants des camps d’extermination, qui deux ans après la fin de la guerre végétaient toujours dans ces mêmes camps devenus d’internement, dont les « vainqueurs » ne savait que faire ; pour les faire monter sur un vieux rafiot pourri, dans des conditions d’hygiène épouvantables à fond de cale ; avec interdiction de communiquer avec « l’extérieur » (la population, les journalistes). La suite est connue : l’Exodus sera arraisonné par les Anglais et les « passagers » mis dans des bateaux-prisons pour les ramener à Sète ; mais avec interdiction de débarquer de la part de l’organisation sioniste. Presque tout le monde obtempère sauf ces deux jeunes gens maintenant fiancés. Le jeune homme est en proie à une crise nerveuse, il ne peut supporter ces conditions inhumaines faites à ces Juifs survivants dans un but de propagande : apitoyer la communauté internationale afin d’obtenir le feu vert pour la création du futur État d’Israël.
Ces deux fiancés, ce seront bientôt mes parents. Ce jeune homme, ce sera mon père. Voilà pourquoi je me considère en quelque sorte comme un juif antisioniste de « naissance ». Aussi loin que je me souvienne, il me semble que j’ai toujours su, consubstantiellement à ma judéité, à la fois que les flics français ont emmené à Drancy bien des nôtres ici et que les milices sionistes ont massacré à Deir Yacine là-bas.
Au cours du Talmud-Torah (c’est l’équivalent du catéchisme pour les juifs) j’avais été scandalisé que l’enseignant nous explique que Moché Dayan, lors de la campagne de Suez en 1956, s’était inspiré des manœuvres de Josué bataillant contre les peuplades « idolâtres » qui avaient aussi et surtout la malencontreuse idée d’occuper la « Terre Promise ». Déjà pour moi, la Torah avait une tout autre signification. Pourtant, et bien que moyennement intéressé par la pratique religieuse, j’ai fait ma Bar-Mitzva dans les règles de l’art.
Vient mai 68. Non les CRS n’étaient pas tous des SS. Non nous n’étions pas tous des « juifs allemands » (juste une bonne partie des leaders…), mais pour moi comme pour beaucoup de camarades, ce fut une prise de conscience politique qu’il était possible que le monde puisse « changer de base ». Alors tout naturellement, nous soutenions le combat anti-impérialiste du peuple palestinien, exactement comme celui du peuple vietnamien, comme nos aînés quelques années auparavant avaient soutenu le combat des Algériens pour leur indépendance.
Sans avoir conscience encore clairement de la spécificité du projet sioniste en cours, peu après je me suis retrouvé avec quelques militants révolutionnaires en Jordanie dans un campement de fedayins du FPDLP (une scission du FPLP) où des discussions politiques intenses nous ont permis de mieux cerner la situation. C’était quelques mois avant Septembre Noir. Un soir les avions israéliens sont venus bombarder un camp voisin du FPLP. J’ai encore dans mes oreilles le bruit des bombes. Un autre jour visitant l’hôpital de la ville voisine, nous avons vu arriver un paysan avec une blessure importante à l’aine : c’était un avion israélien qui avait fait un « carton » alors qu’il labourait son champ.
Enfin reçus à Radio Amman, le journaliste a eu l’idée bizarre de nous demander quels étaient parmi nous ceux qui étaient juifs ou d’origine juive. A la grande surprise de tous, (surtout de moi) les 2/3 ont levé la main…
Pourtant, le constat n’est pas nouveau : dans les mouvements révolutionnaires, depuis le Bund en passant par la révolution russe jusqu’aux groupes post-soixante-huitards, il semblerait que les militants d’origine juive soient surreprésentés.
Les antisémites diront : « normal, ils sont partout, ces judéo-bolchéviks ». Mais cela ne constitue pas une explication. Plus intéressant est la thèse de Michael Löwy dans son livre Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale. Une étude d’affinité élective. Il lie l’utopie révolutionnaire et celle messianique. Pour le dire vite, le marxisme et les théories anarchistes ne seraient qu’un messianisme sécularisé ; messianisme qui est la caractéristique du judaïsme : les juifs (du moins les religieux et en théorie) espèrent en la rédemption messianique.
Mais la théorie révolutionnaire a bien du mal à être liée à une pratique, en tous cas pour ma part, sauf la participation à tous les mouvements sociaux possibles ; d’autant plus que, en ce qui concerne Israël-Palestine les choses avaient l’air de s’arranger, avec les accords d’Oslo de 1994. J’ai vu un jour à la télé une Jeep israélienne et une Jeep palestinienne patrouillant de concert sur la « ligne verte » séparant Israël de la Cisjordanie. Et je m’en suis réjouis sincèrement. La paix était en vue.
La suite a prouvé le contraire, dissipant rapidement cette illusion. Avec la 2ème intifada et — cerise sur le gâteau Le Pen au 2nd tour des présidentielle de 2002 — le doute n’était plus permis. Il fallait se (ré)engager ; en disant « pas de crimes en notre nom » ; en expliquant inlassablement que le judaïsme sous toutes ses formes, en particulier religieuses ou culturelles, n’a rien à voir avec le sionisme politique. Ceux qui font croire le contraire manipulent à la fois l’histoire et les identités juives.
Herzl, le fondateur de ce sionisme politique, n’avait-il pas appelé, pour mettre fin à l’antisémitisme à une conversion massive des juifs au christianisme, avant d’avoir la « bonne » idée de faire partir les juifs européens dans une contrée lointaine pour la coloniser pour le plus grand bonheur des antisémites.
Et « l’année prochaine à Jérusalem » ? Cela veut dire simplement dans la tradition juive « vivement que le Messie arrive ». D’ailleurs tous les Juifs qui prononcent ces mots à la fête de Pessah ne prennent pas immédiatement leur billet d’avion pour Tel Aviv !
Pas non plus de promesse divine d’une terre « du Nil à l’Euphrate » qui tienne. Pourtant, c’est bien dans la Torah ? Oui mais cette promesse (qui n’a d’ailleurs jamais été tenue, pourtant on ne peut accuser Dieu de se comporter comme un vulgaire homme politique…) est conditionnée à une conduite exemplaire. C’est répété chaque jour par tous les juifs religieux dans la prière la plus connue, le Chema Israël que la terre « vomira » ceux qui ne respectent pas les commandements divins.
Il est écrit dans le Talmud : « Le monde repose sur trois piliers : la Justice, la Vérité et la Paix ». Mais où est la Justice, la Vérité, la Paix dans cet « Eretz Israël » en proie à l’apartheid, à l’épuration ethnique et de façon générale au déni de tous les droits humains envers les Palestiniens ?
Il y aura bien sûr des sionistes religieux qui vont argumenter dans un autre sens, pourquoi pas, le judaïsme c’est aussi et surtout se poser des questions, en débattre, comme Chamaï et Hillel (d’où le verbe « se chamailler ») il y a 2000 ans. Certains prétendent même que chaque verset de la Torah se prête à des milliers d’interprétations possibles.
Mais alors, ne pas se poser ces questions essentielles, ne pas vouloir en débattre, et même au contraire diffamer ceux des Juifs qui portent une autre voix que celle rabâchée jusqu’à la nausée par les politiques et les médias — comme quoi par exemple « l’antisionisme est la forme réinventée de l’antisémitisme » — est l’attitude constante de ceux qui ont la prétention comme le CRIF de « représenter » les Juifs français. Cette attitude est contraire à l’esprit du judaïsme. Elle met de plus en danger les Juifs de ce pays, en les assimilant à des soutiens inconditionnels à un État israélien qui nie le droit du peuple palestinien à vivre en paix sur sa terre.
Daniel Lévyne