L’image des Juifs a longtemps été celle d’un groupe humain discriminé, persécuté, victime d’un génocide majeur. C’est aujourd’hui celle d’un État fasciste piétinant tout ce qui ressemble de près ou de loin aux droits humains, qui nie l’existence, les droits et la dignité du peuple palestinien. Comment est-on passé de l’un à l’autre ?
Pendant un an et demi à Gaza, l’armée israélienne a commis des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Des immeubles et leurs habitants ont été pulvérisés, des civils palestiniens ont été exécutés sommairement, des prisonniers ont été torturés, des manifestants israéliens ont bloqué les camions d’aide humanitaire, des dirigeants politiques ont déclaré « qu’il n’y avait pas d’innocent à Gaza » et ils ont donné l’ordre de tuer les femmes et les enfants, des hôpitaux ont été rasés, des soldats se sont filmés jouant avec des jouets d’enfants ou des sous-vêtements pris dans des maisons détruites …
La société israélienne sombre-t-elle ? Comment les barrières morales se sont-elles écroulées massivement ? Ont-elles jamais existé ? Comment cette société en est-elle arrivée à se considérer comme victime et à déshumaniser « l’autre », le Palestinien, à ce point ? L’hypothèse de cet article, c’est que c’est la transformation du Juif de « paria asiatique inassimilable en Europe »1 en colon européen en Asie qui a engendré cette violence extrême et cette insensibilité totale. Et c’est l’introduction d’une conception nationale et territorialiste du judaïsme, accompagnée de la volonté de créer un « homme nouveau », qui ont abouti au génocide en cours à Gaza.
Le Juif diasporique
Les Juifs d’aujourd’hui ne sont pas les descendants des Judéens de l’Antiquité. Le judaïsme a été pendant longtemps une religion prosélyte. Il n’y a bien sûr pas de race juive. La notion de « peuple juif » est une notion religieuse. Mais si on entend par « peuple » une unité d’origine, de langue, de coutumes, de façon de vivre, il n’y a pas de « peuple juif », il y a des peuples juifs ayant une communauté de destin liée à la religion.
Des identités très diverses se sont formées avec des rites assez différents selon les endroits. Toutes ces identités avaient en commun je fait que le Juif vivait en minorité au milieu des « autres » qui lui sont parfois hostiles.
Dans la religion juive traditionnelle, le « peuple élu », c’était celui qui a le plus de devoirs, pas le plus de droits. « L’an prochain à Jérusalem », ça veut dire « nos pensées vont vers Jérusalem » comme celles des musulmans vont vers La Mecque. Ça ne signifie pas « je vais à Jérusalem, j’y crée un État et j’expulse les autochtones ». Et dans la tradition religieuse, le peuple juif a été puni par Dieu pour s’être mal conduit et il lui est interdit de retourner en terre sainte avant l’arrivée du Messie.
Les communautés juives étaient organisées autour des autorités religieuses qui servaient d’intermédiaire entre la communauté et le seigneur local. Il y avait des langues juives, le judéo-arabe, le ladino, le yiddish. L’hébreu était réservé à la synagogue.
Dans la deuxième moitié du XIXème siècle, l’antisémitisme racial se répand dans toute l’Europe. L’Empire Russe où vivent 60% des Juifs du monde entier adopte une politique violente contre les Juifs en organisant des pogroms. Il en résulte un exode très important des Juifs de cet empire vers l’Amérique et l’Europe Occidentale. Beaucoup de Juifs abandonnent la religion et s’engagent dans différents partis progressistes ou révolutionnaires. Pour eux, l’émancipation des juifs comme minorité opprimée passe par celle de l’humanité.
Après le génocide nazi pendant lequel les deux tiers des Juifs européens ont été exterminés, il y a un sentiment général de sidération et de honte dans le monde. L’image du Juif est celle d’une victime qui a gardé son identité malgré le racisme, la haine et les massacres de masse.
Qu’est-ce qui a changé ?
L’idéologie sioniste est une réponse redoutable à l’antisémitisme.
Elle prône la séparation des Juifs et des non-Juifs en théorisant l’impossibilité du vivre-ensemble. Elle va inventer une histoire fantastique : « après 2000 ans d’exil, les Juifs rentrent chez eux ». Cette légende, qui ne repose sur aucun élément historique, crée pour les Juifs un territoire qui devra être pour eux le centre de leur identité.
Le sionisme considère que la vie des Juifs en diaspora est une parenthèse sans importance. Dès l’arrivée des Juifs en Palestine, il va impulser la fabrication d’un homme nouveau.
Il va s’acharner à effacer l’histoire et les identités des Juifs. Les langues juives vont être vouées à la marginalisation et à la disparition. Elles vont être remplacées par une langue artificielle, l’hébreu religieux modernisé.
Des communautés juives vont être arrachées de leur territoire ancestral. Les Juifs yéménites avaient comme tradition le fait que le Messie viendrait le chercher sur ses ailes. Les sionistes sont arrivés en avion. En quelques semaines, ils ont déraciné une communauté vieille de plus de 2000 ans qui parlait arabe, cuisinait arabe, pensait arabe … pour les installer dans des bidonvilles autour de Tel-Aviv. Comment s’étonner que, des décennies plus tard, l’assassin de Rabin soit un Israélien d’origine yéménite.
Les Juifs du monde arabe étaient culturellement intégrés à ce monde arabe. Ils ont été sommés, à leur arrivée en Israël de « gommer leur arabité ».
Il n’y avait aucune tradition militariste chez les Juifs. L’État d’Israël s’est construit comme une antithèse des valeurs juives. La blague qui se raconte en Israël, c’est que ce n’est pas un État doté d’une armée mais une armée dotée d’un État.
Face à l’antisémitisme racial à la fin du XIXème siècle, de nombreux Juifs se sont engagés dans la lutte pour un monde meilleur. Après le génocide nazi qui a provoqué l’extermination des 2/3 des Juifs européens, le cri unanime était : « que cela n’arrive plus jamais ». Qu’on traque partout le racisme, la discrimination, le suprémacisme, tout ce qui conduit au fascisme. Le sionisme a remplacé ces valeurs universelles par une pensée tribale : « que cela ne NOUS arrive plus jamais ». Et cela veut dire tout le contraire. Cela signifie : « tout nous est permis, nous n’avons pas de limite ».
La peur comme moteur de la barbarie
L’État d’Israël s’est construit sur le déni. David Ben Gourion a affirmé dès la fin de la guerre de 1948 : « nous n’avons expulsé personne, les Arabes sont partis d’eux-mêmes ». L’Israélien nouveau s’est construit sur le déni des identités juives et sur le déni du nettoyage ethnique qui a permis la création de l’État.
« Les Israéliens ont peur de ne plus avoir peur ». m’avait dit un négociateur palestinien. En ayant peur en permanence, les Israéliens se sont fabriqués une identité de victime. Ils ont pris l’habitude d’asséner régulièrement comme affirmations « les ennemis d’Israël sont des antisémites », « si nous ne sommes pas les plus forts, nous serons jetés à la mer », « ce pays est à nous, rien qu’à nous, nous ne voulons pas vivre avec ces gens-là ».
Le Juif diasporique n’avait pas de territoire. Il avait appris à vivre dans un monde non juif ou à résister à la persécution. Israël a rompu avec cette tradition. Le pays a fabriqué une sacralisation de la terre, un nationalisme exacerbé pour lequel l’autre est illégitime et surnuméraire. Il a théorisé l’idée de l’impossibilité du vivre ensemble et la nécessité d’un État ethniquement pur.
Le livre de Josué dans la Bible hébraïque était un texte parmi d’autres. Dans ce livre, Josué prend les villes les une après les autres et massacre les impies. C’est devenu le livre de chevet des colons, la justification des pires exactions.
Quand on a rompu avec son identité, il reste les pires textes : « Va maintenant, frappe Amalek, et détruisez tout ce qui lui appartient ; tu ne l’épargneras point, et tu feras mourir hommes et femmes, enfants et nourrissons, bœufs et brebis, chameaux et ânes ». Il suffit d’avoir persuadé la population israélienne que les Palestiniens sont des Amalécites et on obtient le génocide à Gaza.
Pierre Stambul
Note-s
- C’est Hannah Arendt qui a défini le concept de paria. Et ce sont les antisémites qui considéraient que les Juifs formaient une race inassimilable.[↩]