«Commémorer n’est pas célébrer» : un insupportable sophisme

Publié le 1er février 2018 sur le site du journal Libération

Commémorer la naissance de Maurras ou la mort de Chardonne revient inévitablement à leur reconnaître une grandeur – et donc à minimiser leurs actes. Il faut de toute urgence réfléchir à la manière dont se décident les célébrations officielles.

On ne peut que se réjouir de la décision de Françoise Nyssen de retirer Charles Maurras de la liste des commémorations nationales de l’année 2018. On espère que la ministre de la Culture procédera également au retrait du nom de Jacques Chardonne, qui fut, comme Charles Maurras, un antisémite forcené et un complice actif de la collaboration.

Mais on aimerait surtout que les raisons du retrait soient comprises, retenues – remémorées à l’avenir – et ne soient pas recouvertes par d’étranges sophismes qui circulent et sont repris par des esprits dont on ne l’attendait pas.

Il y a, bien sûr, ceux dont les réactions ne surprennent pas : les néomaurrassiens. Jean-Christophe Buisson, directeur adjoint du Figaro Magazine, n’a pas eu peur d’écrire sur Twitter que ceux qui ont dénoncé la présence de Maurras sur la liste des commémorations nationales ne l’ont pas lu. On lui suggérera une autre possibilité : qu’ils l’aient lu plus à fond que lui et qu’ils aient pris au sérieux ce qu’il disait lui-même de sa pensée, à savoir qu’elle était strictement indissociable de la haine des Juifs, des protestants, des «métèques» et des francs-maçons. Il est inutile ici de dresser un florilège des textes les plus abjects de Maurras. Rappelons simplement qu’il prôna, jusqu’à la fin de sa vie, un «antisémitisme d’Etat» qui ramènerait les Juifs français au rang de simples «campeurs» sur le territoire. Et qu’il fut un des responsables de l’assassinat de Pierre Worms, cible en tant que Juif de la milice de Vichy.

Il y a ceux qui, tel Yann Moix, oubliant toute décence en même temps que leurs amitiés anciennes, n’hésitent pas à qualifier le refus de commémorer la naissance de Maurras de «révisionnisme (sic)» qui trahirait une volonté d’effacer ou de dissimuler le passé. Comme si le refus d’une commémoration nationale de l’anniversaire d’un homme condamné en 1945 à la dégradation nationale était la même chose que la volonté de passer son importance sous silence.

Il y a enfin les membres du Haut Comité aux commémorations nationales qui s’obstinent à justifier leur choix, comme le font Jean-Noël Jeanneney et Pascal Ory, dans une tribune publiée par le Monde, en affirmant que «commémorer n’est pas célébrer». Commémorer la Saint-Barthélemy ou l’assassinat d’Henri IV, nous disent-ils, ce n’est pas célébrer. C’est «se souvenir». Cette dernière affirmation est juste et la distinction, pour le coup, n’est pas fallacieuse ; elle est parfaitement légitime en certains contextes. Mais, dans le contexte présent, elle est honteusement sophistique. Tout d’abord, parce que «commémorer la naissance de Maurras» ne peut pas avoir le sens de «commémorer un massacre». Il ne s’agit pas ici de commémorer la naissance de Maurras comme une tragédie, ni de commémorer sa dégradation nationale en 1945. Ce qu’on commémore, c’est quelqu’un qu’on tient pour une figure importante parce qu’on lui reconnaît, comme à Chardonne, des qualités d’écrivain ou d’intellectuel. «Commémorer» ici a inévitablement le sens d’une reconnaissance de grandeur qu’on met en balance avec des méfaits qui se trouvent ipso facto minimisés. La preuve : inscrirait-on Marcel Déat, Jacques Doriot, Pierre Laval, Philippe Henriot sur la liste des commémorations nationales ? Bien sûr que non ! Pourtant, ils ont la même importance historique que Maurras ou Chardonne. Mais leur nom choquerait davantage, parce qu’on ne peut pas voir en eux le «grand écrivain». Il suffit de se reporter aux présentations euphémisantes du site des Commémorations nationales pour constater que Maurras et Chardonne y sont traités avec déférence.

On est loin de l’affirmation avancée par les membres du comité, de vouloir «évoquer officiellement les pages noires de [notre] Histoire». Car en la matière, de pages noires, il n’y a pas dans la brochure éditée. Rien, en ce qui concerne Chardonne, sur son œuvre collaborationniste et ses escapades en Allemagne à l’invitation de Joseph Goebbels. Chardonne qui écrivait en juin 1943 dans un livre hagiographique sur les SS : «Si l’on peut découvrir les secrets de la valeur et vraiment éduquer les êtres, les méthodes du national-socialisme sont incomparables», ou encore : «Quand Israël est roi, un pays est perdu» (le Ciel de Nieflheim).

Quant à Maurras, la «page noire» tient en à peine deux phrases. Ce qui fait bien peu concernant un homme dont la pensée a irrigué la «révolution nationale» et qui dîna régulièrement avec Philippe Pétain, chef de l’Etat. En revanche, l’une de ces deux phrases nous apprend que Maurras fut «antinazi», rien de moins. De fait, il y aurait là toutes les raisons de commémorer Maurras, bombardé «antinazi». Antinazi de type particulier, certes, lui qui dans les années 30 dénonçait le «bellicisme juif» face aux tensions croissantes avec l’Allemagne. Un antinazi dont le journal n’a cessé de paraître jusqu’à la Libération en ayant comme voisin d’immeuble la milice française, fondée par des maurrassiens dont bon nombre prêtèrent serment d’allégeance à Hitler et rallièrent la SS. Curieusement, cette milice, qui traqua sans relâche les résistants, ne pensa jamais à inquiéter cet antinazi. Il est vrai qu’en matière d’antinazisme, on a connu à l’époque plus engagé, à commencer par de Gaulle, et quelques milliers d’autres qui, en juin 40, ralliaient Londres ou jetaient les bases de la Résistance intérieure.

Sans doute est-ce pour commémorer cette «page noire» que le délégué aux Commémorations nationales et conservateur général du patrimoine s’est également rendu sur Radio courtoisie afin d’évoquer le sujet, sur les ondes d’une radio qui se déclare ouvertement Action française et dont la présidente est la petite-nièce de Maurras ? Car, contrairement à ce qui est désormais affirmé, il ne s’agit pas de commémorer pour rappeler les pages noires de notre histoire. Qu’on aille lire, sur le site des éditions du patrimoine, la présentation du livre des Commémorations nationales 2018. Celle-ci s’ouvre par cette phrase : «Chaque année, le Haut Comité des commémorations nationales sélectionne et propose à l’agrément du ministre de la Culture et de la Communication une centaine d’anniversaires susceptibles d’être célébrés au nom de la Nation.»

«Célébrer au nom de la Nation» : est-il possible d’être plus clair ?

Les commémorations ne concernent pas seulement le passé, elles engagent aussi le présent. Aujourd’hui, ce seraient Maurras et Chardonne qu’on pourrait célébrer avec les réserves d’usage, comme on apprécie un alcool avec modération. Il y a quelques semaines, de nombreuses voix, dont celle du Premier ministre, affirmaient qu’une réédition grand public des pamphlets racistes et antisémites de Céline ne posait aucun problème dès lors qu’elle était pourvue de notes de bas de page. Que la compréhension du présent exige la connaissance du passé, et que celle-ci puisse requérir l’édition scientifique de textes criminels ou répugnants, personne ne le conteste. Mais cela ne peut pas signifier qu’il faille encourager les éditeurs à faire de l’argent en commercialisant les crachats que lancèrent des écrivains célèbres sur ceux que les nazis s’apprêtaient à exterminer sous leurs applaudissements. L’étude historique n’a pas besoin que ces crachats sanglants, enrobés sous une couverture prestigieuse, soient vendus comme des pralines offertes à la dégustation de pseudo-esthètes.

Il n’y a pas un an, la victoire de l’extrême droite était une possibilité concrète dans ce pays, comme ailleurs en Europe où elle parvient par endroits au pouvoir. Prétendre la combattre en banalisant ses maîtres à penser les plus radicaux, ou en les célébrant officiellement, est une contradiction difficilement tenable pour ceux qui ont été élus contre cette menace.

Une réflexion de fond est désormais urgente quant à la définition de la mission du Haut Comité et quant aux possibles dysfonctionnements qui l’ont conduit à inviter à «célébrer au nom de la Nation» la naissance de deux de ses ennemis les plus féroces – ennemis non seulement de la République, mais de l’idée même d’une humanité commune.

Par Un collectif d’historiens, universitaires, militant, et scénariste Tal Bruttmann historien, Catherine Coquio professeure de littérature à l’université Paris-Diderot, Frédérik Detue enseignant-chercheur en littérature, Université de Poitiers, Antoine Germa scénariste, Antonin Grégoire sociologue, François Heilbronn Professeur des universités associé à Sciences-Po, Charlotte Lacoste enseignante-chercheuse en littérature, Université de Lorraine, Nadia Méziane militante antiraciste, Marie Peltier historienne, Jean-Yves Pranchère professeur de théorie politique à l’Université libre de Bruxelles (ULB), Christophe Tarricone historien