Combien de futurs Mbappé et Kanté se sont noyés en Méditerranée ?

Les Bleus, « 6ème équipe africaine » ? Ce surnom présente un défaut majeur, celui d’occulter totalement l’expérience pourtant décisive de l’exil. Car l’histoire de l’équipe de France de football, c’est l’histoire des immigrations coloniales et postcoloniales. Et ce n’est pas qu’une belle histoire.

Steve Mandanda est né à Kinshasa, la mère de Blaise Matuidi et les pères de Steven Nzonzi et Presnel Kimpembe sont Congolais ; Samuel Umtiti est né au Cameroun d’où est originaire le père de Kylian Mbappé ; la mère de l’attaquant du PSG est algérienne, tout comme le sont les parents de Nabil Fékir ; N’golo Kante est un binational malien, les parents de Djibril Sidibé sont eux aussi originaires du Mali et ceux de Paul Pogba de Guinée-Conakry ; sans oublier Corentin Tolisso (Togo), Benjamin Mendy (Sénégal), Adil Rami (Maroc), Ousmane Dembélé (Mauritanie)…

Les Bleus, « 6ème équipe africaine » ? Ce surnom présente un défaut majeur, celui d’occulter totalement l’expérience pourtant décisive de l’exil. Car l’histoire de l’équipe de France de football, c’est l’histoire des immigrations coloniales et postcoloniales. Et ce n’est pas qu’une belle histoire.

La réussite des joueurs afrodescendants dans le football de haut niveau est incontestable. Dans un sport où selon une terminologie malheureuse les clubs « vendent », « prêtent » et « achètent » des joueurs, quatre des cinq plus grosses transactions de l’histoire concernent des joueurs noirs (Neyman Mbappé, Dembélé et Pogba). Que les Français occupent une place de choix dans ce classement atteste de la compétitivité de leur équipe nationale, dont il faudrait aujourd’hui valoriser tout autant les performances sur le terrain que le symbole de modernité et de diversité qu’elle représente.

La « success story » des Bleus masque la réalité d’un milieu où la concurrence fait rage et où l’on compte beaucoup d’appelés et assez peu d’élus. La surreprésentation de Noirs parmi les joueurs d’élite s’accompagne également de leur absence aux postes de direction. Combien de joueurs noirs se retrouvent après leur carrière professionnelle aux postes d’encadrement, à la Direction technique nationale ou au Conseil fédéral de la FFF ? Pratiquement aucun. Les cas de Pape Diouf (président de l’OM entre 2004 et 2009) et Philippe Diallo (ancien directeur général de l’Union des clubs professionnels de football) demeurent des exceptions. Sur les 40 clubs de Ligue 1 et de Ligue 2, on ne trouvait pendant longtemps qu’un seul entraineur noir (Antoine Kombouaré), rejoint cette saison par Patrick Vieira. Aucun Noir n’a été sélectionneur de l’équipe nationale. Aux uns la performance sportive, aux autres l’intelligence, la stratégie et la logique. Dans le football professionnel masculin, la racialisation des rôles joue à plein.

Le succès sportif et la composition ethnique de l’équipe de France renvoient l’image d’une nation à la fois joyeuse et apaisée. Huit joueurs d’ascendance africaine ont participé au match face à l’Argentine et à la qualification de la France pour les ¼ de finale. Trois jours plus tard, Aboubakar Fofana, 22 ans, était abattu à Nantes lors d’un contrôle de police. Et tandis que nous suivons pas à pas le parcours des Bleus, des milliers d’Africain.es, jeunes et moins jeunes, tentent chaque jour au péril de leurs vies de gagner l’Europe au bord d’embarcations de fortune. Pour tant de Pogba, Zidane, Kanté, Desailly ou Mendy, combien sont morts en mer ? Depuis le premier titre de champions du monde des tricolores il y a 20 ans, pas moins de 50 000 Africain.es sont mort.es en Méditerranée.

La France a bâti son succès dans le sport de haut niveau sur son immigration, tandis que les autorités de ce pays mènent une chasse implacable aux migrants et que les populations en provenance des anciennes colonies continuent de subir toutes sortes de discriminations. A côté des médailles olympiques et des victoires en Coupe du monde, il y a la sueur des femmes de ménage et des ouvriers spécialisés, les larmes et le sang versé par les exilés. Avant que les Sidibé, Dembélé et Fékir ne fassent le bonheur de leurs clubs respectifs et des Bleus, quelles souffrances ont enduré leurs parents ou grands-parents ?

Tous ces joueurs qui sont la vitrine multiethnique de la France sont les enfants d’une gigantesque entreprise de dépossession, la colonisation. Sans elle, nul doute que les structures du football africain seraient bien meilleures. Et les résultats des équipes du continent aussi. Les travaux pionniers de Walter Rodney ont montré comment l’Europe a sous-développé l’Afrique. Et le football ne fait pas exception.

Sport le plus populaire de la planète, le football possède une caisse de résonance sans pareille. Le dirigeant d’une nation performante dans cette discipline est tout heureux de pouvoir capter à son profit une partie de ce succès. Une société unie et pacifiée est le rêve totalitaire et technocratique d’un social qui ne soit plus conflictuel et ce n’est pas pour rien si l’annonce du « plan pauvreté » d’E. Macron a été reportée après le Mondial. Mais l’illusion est souvent de courte durée.

Malgré les succès retentissants de 1998 et 2000, la France labellisée « Black-Blanc-Beur » n’a pas fait long feu. L’arrivée de J-M Le Pen au second tour de la présidentielle de 2002 a coïncidé avec le début de la décennie Sarkozy. Il y a eu la loi sur les signes ostentatoires à l’école, les banlieues à nettoyer au « Karcher », les émeutes de l’automne 2005 consécutives à la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, l’affaire des quotas dans le foot…

Loin d’être la face lumineuse d’une société multiculturelle, nous savons d’expérience que cette équipe de France est l’arbre qui cache l’immense forêt des discriminations. Ses succès (ceux de 1984, 1998 et 2000, et dans une moindre mesure les finales perdues de 2006 et 2016) ont surtout servi à masquer les hiérarchies raciales existantes plutôt qu’à contribuer à ouvrir le débat sur elles. Comme toutes les générations qui les ont précédées, les Bleus d’aujourd’hui ont la couleur du déni.

En cas de victoire face à la Croatie, une douce euphorie gagnera le pays, diffusant à nouveau l’image d’une France métissée et triomphante, certainement plus présentable que la réalité actuelle d’enfants enfermés dans des Centres de rétention administrative ou de demandeurs d’asile soudanais torturés à leur arrivée à Khartoum après avoir été expulsés par les autorités françaises (Omar el-Béchir sera d’ailleurs l’invité d’Emmanuel Macron pour soutenir l’équipe de France lors de la finale moscovite). « Il n’est pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie », écrivait Walter Benjamin. Et le football ne fait pas exception.

Par Rafik Chekkat. Publié le 15 juillet 2018 sur son blog Médiapart.