Nous publions ce texte d’Houria Bouteldja en réponse aux attaques infâmes dont elle fait l’objet, après la « dépublication » de son article par Médiapart. Cet article en question, L’anti-tatarisme des Palestiniens (et des banlieues) n’existe pas – A propos de Miss Provence et de l’antisémitisme (le vrai) avait été hébergé alors sur notre site.
La Commission communication externe, pour la Coordination nationale de l’UJFP le 30-12-2020
« On ne peut être Israélien innocemment ». C’est cette phrase qui a mis le feu aux poudres et qui a valu à mon article publié sur mon blog d’être dépublié par Médiapart. Sitôt censuré (parce qu’il n’y a pas d’autres mots), il était republié en signe de solidarité et de soutien par l’Union Juive Française pour la Paix, par le philosophe Alain Brossat, par des sites décoloniaux amis mais aussi diffusé et largement commenté par de nombreux internautes, certains l’interprétant comme un brûlot antisémite, d’autres comme une contribution à la lutte contre le colonialisme mais aussi contre l’antisémitisme. C’est évidemment cette dernière interprétation qui est la bonne mais comment expliquer ce mystère qui fait passer un propos résolument décolonial pour son contraire ? Bien sûr, il y a l’agenda cynique des instigateurs du bad buzz qui ne perdent aucune occasion d’empoisonner le débat. A termes, on le sait, ils cherchent à faire de l’antisionisme un délit d’opinion et de soumettre toutes les résistances à un point de vue occidentaliste. La question est : pourquoi ça marche ?
Faisons cette hypothèse : La conscience politique de ce pays est d’une part saturée par une fausse bonne conscience de soi et elle est, d’autre part, volontairement maintenue à un niveau relativement bas par l’ensemble des appareils idéologiques d’Etat, deux conditions (nécessaires mais heureusement pas suffisantes) qui empêchent de libérer les forces de la contestation et brident toute velléité critique. Il s’agit de ne pas sortir du chemin balisé par les classes dominantes. Un chemin de plus en plus étroit qui fait de tout récalcitrant, un délinquant en puissance.
Pour l’arc de cercle qui unifie les néo-conservateurs français, type « Printemps républicain » et l’extrême droite blanche ou sioniste, cette situation est du pain béni.
Gilles Clavreul qui est le grand instigateur du bad buzz est un personnage trop intelligent pour ne pas comprendre à la première lecture que mon texte est irréprochable mais fin connaisseur des failles béantes de la gauche blanche, trop imbibée de sa propre bonne conscience, il sait exactement où appuyer pour déclencher une émotion, sincère mais idiote auprès d’une opinion malléable, feinte quand elle est relayée par Valeurs Actuelles (qui en fait des tonnes), par la Licra (qui joue son rôle à la perfection) et par tous les autres « chiens de garde » : Gilles William Goldnadel, le Figaro, Marianne, la LDJ… (dont il faut rappeler qu’elle est une organisation tellement extrémiste qu’elle est interdite en Israël). Ils jouent sur du velours puisqu’il suffit de pousser des cris d’orfraie, formuler quelques phrases magiques ponctuées de oh !! et de ah !! et le tour est joué. Ils font le taf et il le font non sans un certain panache, aidé il est vrai par un contexte politique favorable : une extrême droite triomphante et une gauche qui regarde ses souliers. Nous savons d’eux qu’ils agissent la plupart du temps comme des lâches puisqu’ils le font à partir de position de pouvoir et au cœur de la machine médiatique. Nous savons aussi que lorsqu’ils s’aventurent à accepter des débats avec notre camp (ce qui arrive très rarement car ils contiennent presque tous un BHL en eux), ils ne le font pas sans avoir au préalable assuré leurs arrières. C’est ce qu’a tenté de faire Gilles Clavreul face à moi, avec la complicité de quatre journalistes du Nouvel Obs (tout seul c’était trop risqué) mais, il faut le dire, sans succès. Il suffit de lire notre confrontation ici 1.
Voilà ce qu’il en est de cette bande de scélérats. Il serait inutile d’en dire plus. Leur portrait est vite dressé et leurs desseins transparents. La vraie question au fond est de comprendre pourquoi Médiapart cède si facilement ? Cette déprogrammation, si elle a donné du baume au cœur aux milieux les plus réactionnaires, a aussi suscité l’incompréhension chez bon nombre de militants décoloniaux et antiracistes2. Mon hypothèse est simple : la gauche française est globalement inconsistante quand il s’agit d’anticolonialisme. Les Algériens en savent quelque chose. Elle a globalement abandonné le combat anti-impérialiste quand elle n’y a pas totalement renoncé. Enfin, quand on aborde la question du sionisme, elle devient carrément bête et stupide. Dans tous les cas, c’est son inconsistance qui l’empêche de comprendre ses propres ornières et surtout d’être à la merci de Clavreul et du Printemps Républicain passeurs de plats pour l’extrême droite. Qu’a t-elle appris du « Discours sur le colonialisme » ? Elle ne tarit pas d’éloge pour Aimé Césaire. Et si on le lui demandait, elle prétendrait avoir tout compris de son message. Mais si on gratte un peu, on réalise qu’elle comprend que ce qui n’incommode pas sa morale.
Césaire à pourtant écrit très clairement : « Où veux-je en venir ? A cette idée : que nul ne colonise innocemment (je souligne) ; que nul non plus ne colonise impunément ; qu’une nation qui colonise, qu’une civilisation qui justifie la colonisation – donc la force – est déjà une civilisation malade, une civilisation moralement atteinte… ».
La citation incriminée de mon texte n’est qu’une paraphrase de Césaire : « nul ne colonise innocemment » = « on ne peut pas coloniser innocemment » = « on ne peut pas être Israélien innocemment ». Israël étant un État colonial, ni lui, ni ses citoyens ou ceux qui s’en revendiquent ne sont innocents. Mais encore faut-il à la fois l’admettre et reconnaître que le colonialisme est un crime ce qui effectivement n’est pas une évidence quand on s’appelle Clavreul ou la Licra mais qui l’est quand on s’appelle Césaire et plus modestement Bouteldja. Qu’en est-il alors de Mediapart ?
De plus, cette « non innocence » n’est pas le fait des seuls Israéliens. Elle s’étend à tout État impérialiste. Ainsi, je peux tout aussi bien écrire : « aucun Français n’est innocent », à commencer par moi. Je peux tellement le faire qu’en fait, je l’ai déjà fait ! Pas en lousdé, pas en catimini, non ! Dans un certain livre qui a défrayé la chronique : « Les Blancs, les Juifs et nous » où je déclare, ouvrez bien vos yeux et vos oreilles : « Je ne suis pas innocente ». En effet, ceux qui ont opportunément trouvé dans Miss Provence une espèce de martyr idéale que j’ai – horreur ! – rappelé à ses responsabilités morales, devront se plier à un exercice délicat : expliquer à un public impatient d’attendre la suite du feuilleton, en quoi rappeler la non-innocence de Miss Provence est un crime antisémite quand, moi-même, j’ai fait mon propre procès et qui plus est un procès public prenant à témoin Dieu et ses créatures. Plus précisément, j’écris :
« Pourquoi j’écris ce livre ? Parce que je ne suis pas innocente. Je vis en France. Je vis en Occident. Je suis blanche. Rien ne peut m’absoudre. …. Je ne cherche aucune échappatoire. Certes, le rendez-vous avec le grand Sud me terrifie mais je me rends. Je ne fuis pas le regard des sans-papiers et ne détourne pas le mien des crève-la-dalle de harragas qui viennent échouer sur nos rives, morts ou vivants. Je préfère cracher le morceau, je suis une criminelle 3. »
Non seulement, je ne suis pas innocente – parce que Française – mais en plus je suis une criminelle . Ainsi, si je me suis permise de juger de la non-innocence de Miss Provence, c’est que j’avais déjà procédé à mon propre jugement et que ma sentence était déjà tombée. Et depuis longtemps. Mon crime ne repose que sur un fait, mais il est tangible. Il s’agit du partage de la rente impérialiste entre les classes dirigeantes occidentales et les classes prolétaires blanches et dans une moindre mesure non blanches. Dès lors, la responsabilité de Miss Provence devant l’humanité est pleine et entière et elle ne peut pas être en deçà de la mienne. Si elle est Française, elle partage avec moi la responsabilité de l’impérialisme français : à savoir, toutes les guerres de la Françafrique, la spoliation et l’exploitation des sols et de la main d’œuvre des Africains dont des dizaines de milliers d’enfants, de la corruption organisée, et de la mort de dizaines de milliers de migrants dans ce vaste cimetière qui s’appelle « Méditerranée ». Si elle est Israélienne, elle partage, tout comme son père, la responsabilité du colonialisme israélien : à savoir, l’expulsion des Palestiniens en 48, l’incessante colonisation des territoires palestiniens, les bombardements réguliers de Gaza (parfois au phosphore blanc) dont le dernier a eu lieu pendant la polémique qui nous occupe. De ce lien, aussi ténu soit-il avec Israël, elle peut se libérer, tout comme moi, en adhérant à un projet décolonial. Plus Israélien qu’elle, si j’ose dire, le militant (la « Conscience » devrais-je dire) Michel Warschawski est résolument engagé dans un combat anticolonialiste aux côtés des Palestiniens. Conscient de sa propre non innocence, il prend ses responsabilités pour que cesse la perpétuation du crime. En ce sens, il se sauve lui-même comme il sauve une part de sa judéité prise en otage par le sionisme. Lorsque je cesse moi-même de m’innocenter, c’est moi que je sauve. C’est ce que les bonnes volontés qui peuplent la France ont compris quand j’ai proposé à Miss Provence de rejoindre le combat décolonial : une possibilité de se sauver elle-même.
Pour finir, parce que j’en ai un peu marre de me répéter, si je m’entête, c’est parce que je ne veux pas renoncer à la beauté indigène puisque je sais qu’elle existe. Mais je sens souvent qu’elle est en danger de disparition à cause de cette foutue intégration dont « l’antisémitisme » est l’une des modalités et dont Miss Provence a effectivement été victime mais aussi à cause de nos censeurs qui interdisent notre expression ce qui, croient-ils, est un acte de vertu alors qu’ils ne font que précipiter la haine (ce qui fait la joie de Clavreul et de ses amis) et s’enfoncer dans les marécages de ceux qui finiront tôt ou tard par avoir raison d’eux. Ce jour là, les censeurs ne pourront pas dire qu’ils étaient