CHRONIQUES DE LA NOIRCEUR : SURVIVRE AUX OMBRES DE LA LIBYE ET DE L’EUROPE.

Le quatrième anniversaire de l’expulsion de notre manifestation à Tripoli, en Libye, approche. J’essaie d’écrire ce que j’ai sur le cœur et ce que je vois en Europe jusqu’à présent. Pour le lecteur, je ne sais pas ce que vous en tirerez, mais j’espère que vous commencerez pour une fois à vous poser les bonnes questions.

J’écris ces lignes depuis l’Europe, ce pays qui s’est tant battu pour me tenir à l’écart, mais qui ne semble pas pouvoir se passer de moi. Je suis ici maintenant, non pas parce que je le veux, mais parce que cet endroit s’est rendu inévitable. Il a pénétré profondément dans mon pays, a pris ce qu’il voulait et a laissé le reste en ruines. Il a armé les mains qui ont déchiré mon pays, et lorsque j’ai tenté de fuir les décombres, il a érigé des barrières pour m’en empêcher. Pourtant, je suis ici, debout sur un sol qui me considère comme un problème, comme une ombre qui n’a pas sa place. J’ai porté cette ombre avec moi, à travers des déserts qui semblaient déterminés à me dévorer et des mers qui ne se souciaient pas de savoir si je vivais ou si je mourais. Mes pieds ont touché des terres qui ne promettaient rien et qui ont tenu encore moins. Et maintenant, debout ici, je me demande si le sol sous mes pieds ressent le poids de mes pas ou s’il fait simplement comme si je n’étais pas là du tout.

Je ne suis pas venu en Europe en conquérant. Je ne suis venu avec rien d’autre que la volonté de survivre. J’ai traversé des déserts où le soleil semblait déterminé à me réduire en cendres. J’ai vu des hommes ensevelis par le sable et des femmes volées par des mains sans pitié. J’écris ces lignes depuis l’Europe, j’ai traversé la Libye, ce cimetière des rêves noirs, où la vieille maladie du racisme arabe continue de pourrir et de s’envenimer, sa puanteur emplissant l’air.

La Libye est une plaie qui refuse de se refermer, un lieu où le passé n’a jamais cessé de saigner. Il ne suffit pas de dire que la Libye est chaotique ou anarchique. Ce serait trop gentil. La Libye est une machine construite pour réduire les corps noirs en poussière. J’ai vu des hommes enchaînés et vendus comme du bétail, des femmes violées jusqu’à ce que leur esprit se brise, et des enfants utilisés comme si leur jeunesse n’était pas sacrée.

En Libye, j’ai été torturé, affamé et détenu dans des lieux dont les noms me hantent encore : Tarik Al Sekka, Ainzara, Al Mabani, Mitiga, et j’en passe. Mon crime était simple : je n’étais recherché ni par l’Europe ni par la Libye. Mais s’ils m’ont rejeté en tant qu’être humain, ils m’ont adopté en tant qu’outil. J’ai été forcé de travailler, de construire les toits sous lesquels ils ronflaient sans honte, de fabriquer les abris qui les protégeaient du soleil brûlant de la Libye. Mes mains construisaient les murs, mais ma présence était refusée à l’intérieur. J’ai cultivé la nourriture qu’ils mangeaient, mais je n’ai jamais pu en partager une bouchée.

En Libye, la survie s’est faite au prix de l’effacement, alors même que je m’efforçais de soutenir la vie des autres. Les milices font cela en toute impunité, et pourquoi ne le feraient-elles pas ? L’Europe les paye pour nous garder piégés, pour nous briser avant que nous n’atteignions ses frontières. Les échos du passé se font entendre en Libye. Les ventes aux enchères d’aujourd’hui comportent les mêmes calculs froids que celles d’il y a des siècles : un homme réduit à la force de ses bras, une femme à la courbe de son dos, un enfant au potentiel de ses années. Et alors que je me trouvais au milieu de tout cela, j’ai senti le poids de l’histoire peser sur moi, me disant que c’est ce que la noirceur a toujours signifié pour eux, un corps à utiliser, une âme à ignorer.

La cruauté de la Libye n’est pas nouvelle. Elle n’a pas commencé avec ses milices ni avec la chute de son dirigeant. Elle a des racines bien plus anciennes, bien plus profondes. Les Arabes ont commencé le commerce des corps africains bien avant que les Européens n’arrivent avec leurs navires. Cette histoire n’est pas morte, elle est simplement habillée de vêtements modernes. Là où il y avait autrefois des chaînes et des fouets, il y a aujourd’hui des centres de détention et des bateaux en caoutchouc ramenés sur le rivage. Les outils peuvent changer, mais l’intention reste la même : tirer profit de la souffrance des Noirs tout en niant leur humanité. Ils ont enseigné au monde que la noirceur pouvait être achetée, que les vies africaines pouvaient être volées. Et si les siècles ont passé, cette maladie n’a pas disparu. Elle persiste en Libye, dans la manière dont les migrants noirs sont traités comme une ressource à consommer et à jeter.

Mais l’Europe prétend qu’elle n’a rien à voir là- dedans. Elle regarde la Libye et la qualifie de tragédie, comme si elle n’était pas l’architecte de ce cauchemar. L’Europe finance les milices, construit les centres de détention et appelle ce dispositif « contrôle des frontières ». Elle condamne la violence dans des discours tout en donnant de l’argent à ceux qui la commettent.

La Libye est la création de l’Europe, son sombre secret, l’enfer qu’elle a construit pour garder les mains propres. Le voyage de la Libye à l’Europe n’est pas seulement un passage d’espoir, c’est une négociation avec la mort. Chaque vague de la Méditerranée porte le poids de notre désespoir, de nos futurs volés. Elle nous rappelle que la survie n’est pas un triomphe, mais un simple retard de l’inévitable.

Ils appellent cela de la politique, mais c’est de la cruauté déguisée en bureaucratie. Ils signent des accords avec ceux-là mêmes qui font commerce de notre douleur, offrant de l’argent pour arrêter les bateaux tout en fermant les yeux sur les chaînes. L’Europe garde la tête haute lors des sommets et des conférences, parlant des droits de l’homme tout en finançant la destruction de vies humaines. Et pourtant, elle ose se demander pourquoi nous continuons à venir.

Et pourtant, me voici en Europe, en vie, mais pas libre. J’ai traversé la Méditerranée non pas parce que je croyais aux promesses de l’Europe, mais parce que je n’avais pas d’autre choix. Cette terre ne veut pas de moi, mais elle a besoin de moi. Mes mains cueillent ses fruits, ma sueur construit ses maisons, mon travail alimente la machine qui s’appelle une civilisation. Je suis le travailleur dont elle ne peut se passer, mais je suis aussi la menace qu’elle ne peut supporter de voir. Chaque jour ici me rappelle que je suis à la fois visible et invisible. Ils voient mes mains quand ils en ont besoin, mais jamais mon visage. J’ai travaillé dans les champs sous le même soleil qui a menacé un jour de me tuer dans le désert, seulement pour être payé en chuchotant et pour qu’on me dise de partir avant que les vrais résidents n’arrivent. Dans les rues, leurs yeux me suivent non pas avec curiosité, mais avec suspicion, comme si ma présence elle- même était un crime.

L’Europe est malade de sa propre histoire. Elle me craint parce que je suis la preuve de ses péchés. Elle me regarde et voit les terres qu’elle a pillées, les gens qu’elle a asservis, le sang qu’elle a versé. Elle me traite d’envahisseur pour se distraire de la vérité : je suis ici parce qu’elle était là. Mon voyage n’est pas un acte d’intrusion, c’est la conséquence de la cupidité de l’Europe.

Mais la maladie de l’Europe est plus profonde que la peur. Elle a besoin de moi, même si elle me déteste. Elle dépend du migrant, du réfugié, du corps noir, pour maintenir ses systèmes en vie. Des vignobles français aux oliveraies italiennes, des chantiers de Berlin aux équipes de nettoyage de Londres, ce sont nos mains qui font fonctionner l’Europe. Ils qualifient ces emplois de non qualifiés, mais sans eux, leurs so- ciétés s’effondreraient. L’ironie est grande : ils ne peuvent pas construire leur monde sans nous, mais ils insistent sur le fait que nous n’y avons pas notre place. Ainsi, il me tolère juste assez pour m’utiliser. Je suis nécessaire, mais je ne serai jamais le bienvenu.

Vivre en tant que migrant noir en Europe, c’est marcher sur une ligne entre la survie et la disparition. C’est être considéré à la fois comme indispensable et jetable. Ma présence n’est tolérée qu’en silence, tant que je ne rappelle pas à l’Europe ce que je représente vraiment. Je ne suis pas seulement un ouvrier, je suis un miroir qui reflète tout ce que ce continent préfère oublier.

La Libye m’a appris ce que signifie être déshumanisé. L’Europe m’apprend ce que signifie être effacé. Le soi-disant système d’asile en Libye et en Europe est un échec, mais ce n’est pas un hasard : il n’a jamais été conçu pour l’enfant noir africain. Ses origines ont été forgées lors du déplacement fatidique des Européens de l’Est dans une Europe ravagée par ses propres guerres. Lorsque ces blessures ont été pansées et guéries, et que le système n’était plus nécessaire, il a tourné sa flèche vers l’enfant africain, prétendant lui offrir un refuge et des droits de l’homme. En réalité, il n’est rien d’autre qu’une machine à contenir, une usine à désespoir déguisée en compassion. Ces machines à contenir, menées par le HCR et l’OIM, travaillent sans relâche pour s’assurer que ceux qui osent convoiter le sol européen n’y goûteront jamais. Et s’ils y parviennent, ce ne sera qu’après que la guerre, la pauvreté causée par l’homme et la trahison auront brisé leur corps et leur esprit.

Les camps de réfugiés du Tchad, du Niger et de la Libye ne sont pas des sanctuaires, mais des entrepôts pour des vies jugées indignes. Ce sont des prisons en quelque sorte, conçues pour maintenir le migrant noir à distance, loin des frontières dorées de l’Europe. Pour ceux qui bravent la Méditerranée et foulent le sol européen, un autre système de déshumanisation les attend. Ici, le migrant est raffiné, comme le maïs que l’on moud pour en faire de la farine fine.

Ce processus extrait de lui ce dont l’Europe a besoin : son travail, sa force, sa conformité à une culture à laquelle il n’appartiendra jamais vraiment. S’il ne répond pas à ces critères, il est problématisé et rejeté, laissé à l’abandon dans des centres dits d’hébergement, où il attend non pas un refuge, mais un jugement. Des années passent pendant que l’Europe débat de la part d’humanité qu’il mérite, et même lorsqu’elle lui est accordée, cette humanité est fragile, un simple document qui se dissout comme du papier sous la pluie, emportant sa vie avec lui.

La résistance n’est pas tolérée. Ceux qui refusent de renoncer à leur dignité sont marqués pour l’expulsion, renvoyés vers les terres « barbares/ trouilles » que l’Europe juge indignes de la vie, mais essentielles à sa propre survie. L’Afrique, le continent qui nourrit l’Europe de ses ressources et de ses habitants, est traitée à la fois comme une malédiction et comme une commodité. Il ne s’agit pas d’un asile, mais d’un sys- tème conçu pour contenir, exploiter et rejeter.

Je suis là, mais pas là. On a besoin de moi, mais on ne veut pas de moi. Et pourtant, la solidarité existe, fragile, hésitante et dispersée. Elle existe dans les espaces entre les cruautés, dans les actes de gentillesse silencieux qui nous rappellent que

l’humanité n’a pas été entièrement éteinte. Nous ne pouvons pas nier cette solidarité, mais nous devons aussi la remettre en question. Car ceux qui la prolongent, à titre individuel ou collectif, sont eux-mêmes les produits malades de ce que les peuples arabes et européens ont fait. Ils imaginent une renaissance, une nouvelle identité pour l’Europe, où les cicatrices de l’histoire peuvent commencer à se refermer. Mais cette vision reste fragile, empêtrée dans l’ego et l’identité propre qu’ils peinent à démêler. C’est une lueur d’espoir, mais trop faible pour éclairer le chemin. Je suis à la fois un outil et une menace. Cette solidarité, bien que bien intention- née, porte souvent le poids de la culpabilité plutôt que la force d’une véritable responsabilité. C’est une solidarité qui offre des pansements tout en évitant le scalpel nécessaire pour éliminer la maladie.

Telle est la réalité des migrants noirs en 2025. Ce n’est pas une vie, c’est une négociation constante avec un système qui a été conçu pour me détruire.

Et pourtant, je suis toujours là. Ma survie est un acte de confrontation. Mon souffle est une résistance. Ils ne peuvent pas m’effacer parce que je ne les laisserai pas faire. Je n’écris pas ces mots pour implorer la compréhension ou la pitié, mais pour exposer la vérité. L’Europe n’est pas un havre de paix pour l’enfant africain. C’est une maladie qui se cache derrière ses richesses et ses monuments, un système construit sur le dos de ceux qu’il refuse de reconnaître.

Je ne sais pas à quoi ressemble la justice, mais je sais que ce n’est pas cela. Je sais que ce n’est pas des chaînes en Libye ou des murs en Europe. Je sais que ce n’est pas un monde où la noirceur est traitée comme une marchandise. Mais jusqu’à ce que la justice arrive, je continuerai à survivre. Pour chaque migrant noir qui a fait ce voyage, la survie n’est pas seulement un acte d’endurance, c’est une déclaration. C’est la preuve que nous sommes plus que ce qu’ils nous prennent, plus que les systèmes qu’ils ont construits pour nous briser.

L’Europe peut nous priver de notre dignité, mais pas de notre humanité. C’est à nous de la conserver, de la protéger et de la transmettre à ceux qui nous succéderont.

Et pour ceux qui marchent encore dans les déserts, qui naviguent encore sur les mers, qui rêvent encore d’air, je dis ceci : nous ne sommes pas des envahisseurs. Nous sommes les héritiers de ce qui nous a été volé. Nous sommes ici parce qu’ils étaient là. Et nous ne disparaîtrons pas. Mais la survie ne suffit pas. Nous devons rêver d’autre chose que d’endurance. La justice doit être plus qu’un mot prononcé dans des salles confortables ; elle doit être une action qui brise les chaînes et construit des ponts. Elle doit être réparatrice, en s’attaquant aux blessures de l’histoire, et transformatrice, en remodelant les systèmes qui perpétuent ces injustices. La justice ne peut pas être une œuvre de charité, elle doit être un bilan.

Il doit s’agir d’une justice construite par les mains de ceux qui ont survécu. Pour nous, la justice n’est pas un idéal abstrait, c’est l’acte quotidien de se lever, de parler, de refuser de disparaître. C’est la solidarité que nous trouvons les uns dans les autres, la lumière que nous partageons même dans les endroits les plus sombres. C’est le fait de savoir que même s’ils ont essayé de nous effacer, nous sommes toujours là et nous ne nous tairons pas.

En attendant, nous nous soutiendrons mutuellement, comme nous l’avons toujours fait. Car même dans les coins les plus sombres de ce monde, nous trouvons la lumière dans la force de chacun.

Si vous devez un jour me donner un nom, veuillez le trouver dans cet essai.

Traduction SD pour l’UJFP

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