CHRONIQUES DE JERUSALEM : LA GRANDE EXPULSION ?

jerusalem vue du mont scopus

Par Eric Coquerel, secrétaire national du Parti de Gauche et conseiller régional d’Ile-de-France

18 Mai 2015

Alors que le nouveau gouvernement Netanyahou vient d’obtenir le vote de confiance à la Knesset, je reviens dans cette note, exceptionnellement longue, sur mon déplacement du 17 au 21 avril à Jérusalem.

Le cadre : le partenariat entre la région Ile de France et le Gouvernorat de Jérusalem

Il s’agissait d’une mission de coopération entre la Région et le Gouvernorat (palestinien) de Jérusalem. Ce partenariat repose sur un soutien direct au gouvernorat en matière institutionnelle et aux ONG et institutions palestiniennes sur les thèmes prioritaires que sont l’éducation et la formation professionnelle, la santé, l’action sociale et la culture. Ce partenariat équivaut à une aide globale de 800 000 euros. C’est une somme significative en regard de la situation économique des Territoires palestiniens. Mais il s’agit surtout d’un accord de portée politique. Il est en effet, d’une part, un des seuls signés entre une collectivité territoriale française et une émanation politique du peuple palestinien et la seule avec Jérusalem Est. Cette coopération rentre bien sûr en résonance avec le vote qui a vu notre assemblée régionale reconnaitre officiellement l’Etat palestinien le 21 novembre 2014.

Cette mission avait pour objectif de procéder à un premier bilan de ce partenariat et de dresser de nouvelles perspectives. La délégation, menée par Jean-Paul Huchon, Président de la Région, était composée de dix élus régionaux (PS/EELV/FDG-PCF/PRG/UDI/et moi-même pour le FDG-PG & Alternatifs), et de plusieurs responsables des services concernés. J’ai pu vérifier que ce partenariat constituait un véritable événement pour nos interlocuteurs. En plus des associations, ONG et institutions palestiniennes rencontrées et des représentants du Gouvernorat, nous avons eu l’occasion d’échanger avec le consul général de France, Hervé Magro, ses collaborateurs ainsi que des personnalités de la gauche anticolonialiste israélienne. Il s’agissait de mon premier séjour dans la région. Il a été dense en rencontres et contacts. J’y ai beaucoup appris. J’en ai tiré quelques enseignements. C’est l’objet de cette note.

Un si petit espace pour un si grand conflit

Ma première impression concerne l’espace. Il est aussi restreint que sont gigantesques sa place dans l’histoire des civilisations et le conflit géopolitique dont il est le cadre depuis 60 ans. L’échelle des cartes nous renseigne bien sûr mais sur place le paradoxe est bien plus frappant : il ne faut tout d’abord que 40 minutes pour arriver en voiture de l’aéroport Ben Gourion de Tel Aviv à un des check point israélien qui filtre l’accès à Jérusalem. Grimper sur n’importe quelle hauteur de la ville, le Mont des Oliviers ou le Mont Scopus par exemple, permet d’appréhender quasiment tout Jérusalem dont le cœur reste sa vieille ville. Et si vous rejoignez une autre hauteur, sur The Goldman Promenade Jerusalem, cette fois au sud-est, vous pouvez, d’un seul travelling visuel, passer de sa partie ouest, israélienne, jusqu’à la Mer Morte que l’on devine au loin derrière le mur qui sépare, à l’Est, la ville de la Cisjordanie.

Une ville blanche

Ma seconde impression est visuelle : c’est l’apparente unité de la ville. Un plan large de Jérusalem montre une ville uniformément blanche ou presque. L’explication : les roches de calcaire avec lesquelles elle a été bâtie à travers les siècles. De loin, donc, peu de différences entre l’ouest et l’est, entre les cités des colons et celles des palestiniens. De près on verra qu’il n’en est rien. Un détail me frappe d’ailleurs rapidement : des citernes noires singularisent justement les toits des immeubles côté palestinien. J’en connaîtrais la raison plus tard : faute de permis de construire accordés par l’administration israélienne, environ 18 000 logements palestiniens ne sont pas « légaux » sur 50 000 construits. On ne leur autorise donc pas l’accès à l’eau. En conséquence, plusieurs des co-habitants se branchent chez ceux qui disposent d’un point d’arrivée d’eau. La pression devient dès lors insuffisante. On a donc recours à ces retenues d’eau en hauteur qui permettent de libérer davantage de pression. Disposant de toutes les autorisations voulues, les immeubles israéliens n’ont pas ce problème : aucun réservoir ne décore leur toit.

La grande expropriation

De l’extérieur, on perçoit principalement le conflit à travers ses manifestations violentes. On connaît moins le harcèlement administratif et policier continu dont les palestiniens font l’objet. Il répond à un objectif simple : rendre leur vie ici insupportable. La question des terres et du logement est de ce point de vue central. Tout est bon pour diminuer la présence de palestiniens à Jérusalem Est. Le fondement de cette politique ? Le vote à la Knesset en 1980 de la « loi de Jérusalem ». Cette loi donne une valeur constitutionnelle aux frontières de Jérusalem comme à son statut de « capitale une et indivisible » de l’Etat d’Israël. C’est évidemment contraire au droit international et aux résolutions de l’ONU. Il découle en effet de ces dernières qu’aucune souveraineté ne peut être aujourd’hui reconnue sur la ville. C’est la doctrine du « corpus separatum », décidé en attendant que le statut soit réglé par négociation. L’Etat israélien a une toute autre doctrine : celle du « fait accompli ». Au début des années 2000, il a ainsi planifié de faire passer la part des habitants juifs à Jérusalem Est de 45 % aujourd’hui à 70 % dans les décennies à venir. Que cet objectif soit atteint et il en sera définitivement finie de la possibilité d’une paix reposant sur deux Etats. Les palestiniens ne seraient plus réduits qu’à occuper des ilots en Cisjordanie et dans la bande de Gaza sans liens de communication entre eux. Des bantoustans en quelque sorte. La question de Jérusalem est donc centrale.

L’Etat Israélien prétendant posséder 87 % des terres de Jérusalem, il est évidemment facile de rendre aisée la vie des uns, les colons, en leur accordant un permis de construire et ardue, voir impossible, la vie des autres, les palestiniens, en le délivrant qu’avec une extrême parcimonie voire pas du tout. Sans oublier que le simple dépôt d’une demande d’autorisation de permis de construire coûte de 35 000 $ à 40 000 $. Sans, évidemment, aucune certitude de l’obtenir. Ajoutez que celui qui a construit une maison sans être muni de permis subit des amendes régulières. Au final, il devra même payer sa destruction quand les autorités l’ordonneront. On a ainsi idée de la précarité et l’incertitude dans laquelle vive une grande part des familles palestiniennes de Jérusalem Est. Elles sont soumises à une véritable épée de Damoclès et au fait du prince.

La « colonisation par lanières »

L’inégalité se traduit aussi dans l’accès aux services publics. Il n’y a aucun rapport entre la qualité des infrastructures et services dont profitent les cités de colons et celle des palestiniens. Les premières ne se distinguent pas seulement par les nombreux drapeaux à l’étoile de David arborés sur les balcons et fenêtres mais aussi par de larges trottoirs, une voierie parfaitement entretenue, des écoles en nombre etc… Tout l’inverse des cités palestiniennes. Ces derniers payent d’ailleurs 36 % des taxes récoltées par la municipalité pour ne profiter que de 10 % des services alloués par cette dernière.

L’implantation des colonies est donc évidemment le phénomène le plus voyant. En plein quartier palestinien sont construit des cités ensuite protégées par de véritables polices privées et armées. Elles sont reliés ensuite par des voies rapides qui forment de véritables bandes de colonisation isolant les quartiers palestiniens les uns des autres : c’est ce que l’on appelle une stratégie de « colonisation par lanières » m’explique mon collègue EELV Jacques Picard, véritable cheville ouvrière de cet accord de partenariat.

La colonisation par le squat

D’autres stratégies sont utilisées. Il y a ce que j’appellerai la colonisation par le squat. Mais des squatters surprenants puisque soutenus par la police. C’est ce qui est arrivé à Nabeel Al-Kurd et sa famille. Nous sommes allés le voir avec Zacharia Odeh, directeur de Coalition Civique réunissant 22 ONG palestiniennes en faveur des droits civiques. Le quartier de Sheikh Jarrah est Palestinien depuis 1956. Comme 27 autres familles, tous réfugiés de 1948, Nabeel a construit lui-même sa modeste maison. Le quartier est alors sous administration jordanienne. La Jordanie autorise sans problème leur implantation dans ce quartier désert mais omet de les inscrire au cadastre. A partir de 1967, date de l’occupation israélienne, les choses se compliquent. En 1972 commence une bataille juridique avec une association de juifs américains revendiquant cette terre au nom d’une supposée occupation datant de 1882. Pas facile quand les autorités judiciaires sont israéliennes. Les revendications de l’association ne reposant sur rien, les plaintes paraissent cependant s’enliser. Jusqu’en 2008 où tout s’accélère. Soixante familles palestiniennes habitent alors dans ce quartier tranquille composé de maisons individuelles quand des militants d’organisations intégristes juives s’installent de force dans les maisons palestiniennes. En 2009, 10 familles palestiniennes sont carrément expulsées manu militari en 30 minutes sous la protection de 1000 soldats malgré les manifestations de soutien. Notre hôte voit lui sa maison carrément coupée en deux avec l’installation brutale de jeunes juifs ultra orthodoxes originaires d’Haïfa. Pour accéder chez elle, la famille de Nabeel doit désormais passer devant une maison défendue par des chiens de garde peu engageants. L’angoisse est permanente, quelques mètres seulement séparant ces « voisins » qui donnent sur la même cour. En tout 14 familles palestiniennes auront ainsi été expulsées. Les autres peuvent l’être d’un moment à l’autre. Ce quartier est donc plongé dans un état de tension permanente.

Quand Nabeel tire les enseignements de sa situation, la voix est posée mais amère : « Israël finira par avoir un problème majeur avec les extrémistes religieux qu’il utilise au service de sa politique d’occupation. Mais je dirai que c’est son problème pas le notre car il n’y a plus de gauche israélienne posant la question palestinienne».

Expropriation au nom du roi David

A Jérusalem, l’archéologie est politique. J’y reviendrai plus loin mais dans le quartier palestinien de Silwan, au sud immédiat de la vieille ville, elle sert de prétexte, là encore, à exproprier des Palestiniens.

C’est carrément ici la mémoire du roi David qui est convoquée par la municipalité israélienne. Les autorités entendent en effet détruire 88 maisons pour ériger un parc sur l’un des lieux présumé du passage du premier monarque juif. Une véritable saignée à laquelle le Comité populaire de Silwan, qui nos reçoit, résiste depuis des mois. Là encore, malgré la voiture de police qui est venue se garer ostensiblement en face de la terrasse où a lieu notre rencontre, les phrases résonnent aussi calmement que fermement. Check Moussa est l’un des responsables du comité : « On repère ici les gens avec un N°, moi je suis le N°59. Mais nous en sommes pas des numéros, nous sommes une histoire avec un passé, un présent et un futur. Ma famille habite ici depuis 150 ans, et moi j’ai les clefs de la maison depuis 35 ans. Il m’arrive de poser le Coran mais jamais la clef de ma maison. On a payé ce quartier par des impôts, de la prison et des morts. Tous les hommes du quartier ont été incarcérés, tous mes fils. Le plus jeune de 14 ans a déjà été plusieurs fois en prison pour avoir manifesté. Moi j’ai été en prison car j’ai dit qu’il s’agissait d’une politique d’occupation. La résistance que nous pratiquons ici se fait au nom de valeurs universelles, au nom de la liberté et des droits humains. Nous refusons un politique d’épuration de ses habitants historiques, pour qu’ils deviennent une minorité ethnique à Jérusalem ».

D’une vingtaine d’années ans son cadet, Mourad Chafiai, un autre responsable poursuit : « Nous n’avons pas de responsabilité dans l’holocauste, dans les malheurs du peuple juif. On ne comprend pas. Ils tuent nos pères, emprisonnent nos enfants, détruisent nos maisons. Certains prétendent s’installer sur Mars à l’avenir, nous voulons seulement le droit de construire ou garder nos maisons sur la planète Terre. Nous vivons une situation de guerre tous les jours contre une armée, une police armée, des milices privées armées, des colons armés. C’est la seule démocratie au monde qui se prétend au dessus des lois. On ne déteste pas les israéliens, et on saura bien mieux se comporter avec eux qu’ils ne se comportent aujourd’hui avec nous, mais nous voulons vivre sous autorité palestinienne. »

Sous la terrasse, Coutaiba Ouda, directeur du centre culturel, du quartier nous fait visiter les locaux où tout à l’heure se déroulera une fête de mariage. Pour le moment les salles sont bien vides mais il espère rapidement ajouter d’autres livres à la bibliothèque rudimentaire qu’il est en train de rassembler et installer des ordinateurs.

Derrière chaque centre culturel et social, une histoire de résistance

Lors de notre rencontre officielle avec les représentants de son gouvernorat, le gouverneur Adnan Husseini, nous dira : « derrière chaque centre social il y a une histoire de luttes, de résistance pour survivre ».

Celui de Burj al Luqluq en est le plus symbolique. Nous sommes cette fois dans l’enceinte de la vieille ville. Le centre social s’adosse d’ailleurs à ses remparts. Il est le symbole d’une lutte pour préserver une culture palestinienne mais aussi la présence de ces derniers dans la vieille ville (Mr Muntasseur, son directeur : « nous défendons le caractère palestinien de Jérusalem, un des lieux de l’affirmation palestinienne »). Comme ailleurs, la situation reste précaire : l’implantation n’a jamais été officiellement autorisée même si les 9000 m2 sont loués au centre par une famille palestinienne qui avait la propriété de ce bout de terre. Mais ici devait être implantée une colonie juive en 1998. C’est justement en réaction à cette tentative que le centre Burj al Luqluq est né. Rien ne dit que d’autres tentatives d’implantation de colonie n’aient pas lieu puisque là comme ailleurs les permis de construire ne sont pas octroyés. Ainsi, le directeur nous montre fièrement deux bâtiments neufs sans cacher qu’il craint chaque jour que les démolisseurs arrivent pour les raser. Pourtant le centre a un rôle indéniable : il accueille 500 personnes par jour dans un quartier populaire qui en compte 19000. Sur le terrain stabilisé de foot tout neuf, son directeur, Mr Muntasseur explique « nous voulons montrer que les gens ici peuvent agir, échanger avec le monde entier ».

Une poudrière d’1km²

Depuis la bibliothèque du centre social Burj al luqluq, on surplombe le toit doré du Dôme du rocher, ainsi appelé parce qu’il protège le rocher d’où est censé s’être envolé Mahomet sur son cheval blanc. Je n’apprendrais rien à personne en rappelant que la vieille ville rassemble sur 1 km2 parmi les plus importants lieux sacrés des trois principales religions monothéistes : l’esplanade des mosquées soit celle d’Al Aqsa et le dôme du rocher, le mur des lamentations et le St Sépulcre. Nous aurons la chance de faire la visite de ces lieux avec pour guide le Père Luc. Ce père jésuite est attaché au consulat français. Il y est en charge de la protection des communautés religieuses latines. La France exerce cette mission en vertu d’un traité franco-Ottoman signé entre François 1er et Soliman le magnifique. Il n’a jamais été remis en question depuis ! Voilà qui attribut au consul français une autorité diplomatico-religieuse aussi étonnante pour le pays de la laïcité que réelle. Le Père Luc tient cette fonction depuis 2 ans mais vient régulièrement dans la région depuis bien plus longtemps. Il est donc un témoin et un acteur avisé de la situation. Avec lui, et parce que nous visitons les lieux avec une délégation du gouvernorat, nous avons la chance rare en tant que non-musulman de rentrer dans la mosquée Al Aqsa. Elle est en effet interdite aux non-musulmans depuis les attentats meurtriers en son sein. Le lieu est quasi vide ce matin et l’esplanade des mosquées assez paisible si ce n’est quelques cris de protestation à l’encontre de militants intégristes juifs venus troubler les lieux. Le Père Luc confirme « Tous les matins quasiment, des extrémistes juifs entrent sur l’esplanade, jusqu’à essayer de rentrer dans la mosquée Al Aqsa. En théorie les soldats israéliens qui gardent l’entrée de l’esplanade ont pour ordre de les en empêcher mais ils bénéficient souvent de complicités parmi ces derniers». En 2014 la tension a été très vive. Des appels avaient été lancés de se rendre massivement sur l’esplanade en soutien à Yehuda Glick, une figure de la droite ultranationaliste juive qui milite pour le droit des juifs à prier sur l’esplanade. J’apprendrai plus tard dans l’entourage du consulat français que le roi de Jordanie, qui a autorité religieuse sur l’esplanade, a fini par intervenir fermement auprès du gouvernement israélien pour que cessent ces provocations. Du coup les services de gardes israéliens ont tous été changés. La situation s’est provisoirement améliorée, même si les incidents restent fréquents.

La vieille ville est magnifique. Elle est aussi une véritable poudrière. Sur quelques arpents chaque espace, chaque symbole est disputé. L’arrivée sur la place située devant le Mur des Lamentations vous renseigne en un seul coup d’œil : ‘levez la tête et vous découvrez au dessus de ce mur (seul vestige du second temple de Salomon, détruit par l’armée romaine en l’an 70), la Mosquée Al Aqsa ! Le mur des lamentations est en effet adossé à l’enceinte de cette dernière construite sur une hauteur de la ville. Dans cette ville où chaque pierre porte une histoire millénaire – « les dalles sur lesquelles vous marchez – nous explique le Père Luc lors de notre promenade dans le souk – n’ont pas changé depuis Rome » – l’archéologie est éminemment politique. Elle constitue, je l’ai déjà décrit précédemment pour le quartier de Silwan, le prétexte d’un « gagne-terrain ». Ainsi la place qui donne sur le mur des lamentations abrite en ce moment des fouilles importantes décidées par une association de juifs orthodoxes espérant trouver les restes du 1er temple de Salomon. (il aurait été détruit en l’an 587 avant JC, et n’est connu qu’au travers du texte de la Bible). L ‘objectif est de montrer son antériorité quitte même à remettre en question la légitimité des lieux de culte de la religion « concurrente ». Davantage que ces fouilles aux résultats plus qu’hypothétiques, ce qui inquiète le Père Luc, c’est le tunnel bien concret, mais pour le moment invisible, en cours de forage dans la prolongation du mur des lamentations. Car il passe sous la ville musulmane. La maison où il ressort a déjà été achetée par des colons israéliens. D’où la crainte qu’on décide d’ouvrir au grand jour ce prolongement du mur. Les conséquences en seraient terribles car bousculant tout l’équilibre religieux, et donc politique, de la ville. Explosion garantie.

Protéger une ville ouverte

A rebours de cette vision, le Père jésuite s’accroche à une toute autre conception : « Protéger les lieux saints c’est protéger une ville ouverte ». C’est, pour lui, la première condition pour préserver l’espoir d’implanter deux capitales dans la même ville, condition elle-même indispensable à deux états indépendants. Car si d’aucun aimerait draper le conflit exclusivement dans les plis commodes, puisque par essence communautaire et dogmatique, du religieux, il reste politique. Bien sûr le choc des civilisations est convoqué pour justifier la politique de Netanyaou mais c’est en réalité de colonisation qu’il s’agit. Côté palestinien il est ici, dans les territoires occupés, question essentiellement de décolonisation et de revendication nationale et non de propagande théocratique. Dans les jardins de St Anne, un des « territoires français » de Jérusalem, le Père Luc explique que si le Hamas est devenu, désormais, majoritaire même en Cisjordanie et à Jérusalem Est ce n’est pas le signe, ici, d’une radicalisation intégriste des Palestiniens mais un vote politique pour la force qui semble résister quand les accords d’Oslo ne sont plus que lettre morte : « l’Islam palestinien conserve sa tradition ouverte » précise ce fin connaisseur de la région. D’ailleurs ici aussi, dans la vieille ville, la colonisation est omniprésente. Elle prend des aspects étonnants puisque souvent « verticale ». Il n’est ainsi pas rare qu’un colon israélien s’installe au 1er étage d’une maison d’un quartier arabe. Le relief se prête, il est vrai, à cet empilement.

Un mouvement national politique

D’autres rencontres vont continuer à m’en convaincre : même privé d’un Etat, même dans une situation de précarité terrible, même sans droit à une citoyenneté normale, le mouvement national palestinien ne s’est pas dissout dans les fractures religieuses du choc des civilisations. Je m’en convaincs dans la vitalité culturelle et artistique du centre culturel Yabous où nous accueille sa directrice Rania Elias. Le centre Yabous abrite expos, festivals (on y trouve la seule salle de cinéma palestinienne) et spectacles. Nous y bénéficierons ainsi d’un superbe concert des « filles de Jérusalem », une quinzaine de jeunes filles aux chants aussi souriants que les paroles sont politiquement fortes. Je constate le même engagement le lendemain au Théâtre national palestinien. Ici, avec trois fois rien, on conserve la tradition vivante du théâtre palestinien. Sa troupe de comédiens jouera pour nous Zone 6. Il s’agit d’une pièce sur la condition d’une troupe de théâtre amenée à se déplacer en France. Sous couvert d’un humour décapant et d’une autodérision salutaire elle traduit les difficultés à voyager d’un peuple dépourvu de passeport. A commencer par le bon vouloir des autorités israéliennes à les laisser partir. Les rires fusent tout au long de la pièce. C’est la même volonté et la même fierté, cette fois de montrer la qualité d’un service public de santé palestinien, que nous montreront la direction, les chirurgiens et le personnel de l’hôpital Makassed situé sur le mont des Oliviers.

De la volonté, Shereen Eweida, directrice de l’association « Al-Mortaqa pour les femmes », n’en manque assurément pas. Comme son nom l’indique, cette association milite en faveur des droits des femmes. Dans ses locaux, Shereen Eweida nous décrit l’activité de son association centrée sur l’insertion et la formation professionnelles des Palestiniennes. Elle contribue à maintenir la tradition d’un mouvement national dans lequel les femmes tiennent toujours une place importante. Shereen rappelle ainsi avec fierté que 50 % des étudiants palestiniens sont des étudiantes. Elle tient aussi à mettre en avant la lutte de son association contre les violences faites aux femmes qui s’accroissent au fur et à mesure que la situation sociale et politique du peuple palestinien s’aggrave. Les homicides sont fréquents : « ce n’est pas facile car ce que l’on appelle les « meurtres d’honneur » (où un adultère présumé est souvent convoqué pour le définir) ne sont pas jugés comme d’autres crimes. Et évidemment la plupart des femmes se refusent à en appeler à la police israélienne pour se protéger. Elles se murent dans le silence et subissent ». Silence contre lequel l’association Al-Mortaqa lutte avec courage.

L’immeuble de son association donne sur le mur de 8 mètres de haut (soit 2 de plus que celui de Berlin), qui sépare Jérusalem du reste des territoires occupés. Son tracé n’a rien d’innocent puisqu’il rejette hors de la ville des cités palestiniennes entières. Du coup leurs habitants ne sont plus considérés comme des résidents de Jérusalem ce qui est une autre manière d’expulser les Palestiniens hors de la ville. L’immeuble qui abrite le gouvernorat a connu le même sort. Le gouvernorat est donc exclu de la ville qu’il est censé gouverner… Lors qu’il accueille notre délégation, le gouverneur Adnan Husseini nous résumera parfaitement le rôle de mur : « « A l’origine il s’agit soi-disant de protéger Israël, en réalité c’est pour couper les liens entre les Palestiniens. C’est un mur politique. Avec ses 182 km de long, ses 12 portes d’entrée, il occupe 9,5 % des territoires de Cisjordanie. On ne peut pas accepter cette politique d’exclusion des habitants de Palestine, c’est la ville de toutes les religions, de la fraternité. »

La politique du fait accompli et… dangereux

Pour l’heure on en est loin. La victoire de Netanyahou renforce l’ambition d’une politique qui n’est rien d’autre que la poursuite du grand Israël. Qu’elle se prolonge quelques années encore et la loi du plus fort rendra impossible que la ville devienne le lieu de deux capitales. C’est d’ailleurs le constat récent fait par l’un des grands spécialistes de la région, le journaliste de France Télévision Charles Enderlin. On la dit plus haut, cela en serait alors fini d’une paix basée sur l’existence de deux Etats. Or les autres options – un état binational ou fédéral donc forcément laïc – se heurtent à l’essence même du sionisme. Le projet de loi proposé par le gouvernement de Benyamin Netanyahou fin 2014 aggrave ce caractère. Ce projet avait éclaté la coalition au pouvoir. Mais le gouvernement Netanyahou sorti des urnes, qui donne la part belle au parti des colons et à l’extrême-droite sioniste, le remet toujours plus d’actualité : elle ferait d’Israël non plus un Etat « juif et démocratique » mais « l’Etat national du peuple juif ». En novembre 2014, devant la Knesset, le premier ministre l’avait défini ainsi : « « La terre d’Israël est la patrie du peuple juif et le lieu d’établissement de l’Etat d’Israël. Israël est le foyer national du peuple juif, et uniquement du peuple juif, dont il doit réaliser le droit à l’autodétermination ». Au point que les citoyens arabes d’Israël, ajoutait-il, ne feraient plus partie de son « identité nationale ». Des sous-citoyens en quelque sorte peu différents du coup des palestiniens sans Etat. La visée idéologique est claire mais elle est aussi terriblement concrète comme le rappellent les nombreuses sorties du Premier ministre à l’étranger, dont celles à Paris au lendemain des attentats antisémites de janvier, expliquant aux juifs de France que leur patrie était Israël. La question est évidemment démographique : pour rester à terme majoritairement juif, dans un contexte démographique en faveur des populations arabes, il faut impérativement attirer des juifs du monde entier. Ces nouveaux arrivants sont d’ailleurs appelés à s’installer dans les colonies en territoire palestinien.

Le non-retour ?

Lors d’un diner avec les conseillers régionaux EELV et FDG de la délégation, Michel Warchawski, l’un des plus connus des militants anti colonialistes israéliens, déplore cette politique. L’homme reste affable et souriant mais ses mots sont graves, inquiets. Il résume les visées de l’actuel gouvernement : « elles consistent à pousser l’avantage tant que la communauté international laisse faire ». Il décrit l’influence du lobby des colons au gouvernement avec des ministres qui ont un intérêt matériel direct au développement des colonies. Et de s’interroger devant nous « Où est passé le mouvement de la paix autrefois majoritaire dans le peuple israélien ? C’est comme si il s’était évaporé en quelques années ». Warchawski reste convaincu de la pertinence de la solution de deux Etats. Mais il admet que le temps est désormais compté avant que la situation ne devienne irrémédiable et source à terme d’explosions d’autant plus incontrôlables, que sans espoir d’émancipation nationale pour ceux qui la subissent.

Warchawski, comme la plupart de nos interlocuteurs rencontrés au cours de cette mission, ne croit plus à des transformations venant d’un rapport de force interne à la société israélienne. Tous s’accordent sur la nécessité d’une pression internationale d’un tout autre niveau que ce qu’elle est aujourd’hui avec une conférence internationale pour objectif. La reconnaissance de l’Etat Palestinien et des accords de partenariat les plus nombreux possibles, tels celui initiés par la région Ile de France, vont pour moi dans ce sens. Mais pour Warchawski le gouvernement israélien ne changera pas de politique si la société israélienne ne voit pas un intérêt matériel à la modifier. Comme pour l’Afrique du sud en son temps, seules des conséquences négatives économiques, diplomatiques, culturelles, intellectuelles peuvent faire bouger à terme et majoritairement le peuple israélien en faveur d’une paix négociée sur la base de deux états viables aux frontières reconnues et avec Jérusalem pour capitale. Cela passe notamment par le boycott des produits israéliens. Warchawski veut croire que cela aurait des effets car nombre d’israéliens vivraient mal, pas seulement matériellement mais aussi intellectuellement, cet isolement.

L’effet boomerang

Et si rien ne venait arrêter le rouleau compresseur israélien ? Peut-on au final imaginer un gouvernement Israélien arrivant à ses fins en légitimant ce passage en force ? En recourant à une politique qui empreintera de plus en plus les caractéristiques de l’apartheid y compris vis à vis de ses citoyens non juifs ? Manifestement Netanyahou y croit. Il compte sur l’utilisation du choc des civilisations pour empêcher la communauté internationale, et en premier lieu son allié américain, de réellement d’agir. Il présente Israël comme le rempart de la démocratie dans la région contre l’intégrisme islamique de Daesh dans les pays du Moyen-Orient et du Hamas dans les Territoires. Tout en favorisant évidemment le développement de partis intégristes à force d’affaiblir l’Autorité palestinienne.

Ce pari cynique peut l’emporter. Mais à terme il aura un effet boomerang. Il se retournera contre peuple israélien lui-même. Nabeel, le père de famille palestinien victime de squatters intégristes juifs, avait raison de préciser que le principal problème d’Israël viendra de extrémistes qu’il favorise en sein. Netanyahou le démontre aujourd’hui en étant désormais sous la pression d’encore plus extrémistes que lui. L’attribution du ministère de la justice et la présidence de l’Agence en charge du financement des implantations au parti des colons, le Foyer Juif, en est un signe clair.

Cette politique de colonisation et de stigmatisation, qui s’en prend aux Palestiniens, ne peut à terme que développer un Etat toujours plus répressif et autoritaire pour contenir d’une part les Palestiniens, même parqués, et plus largement ses minorités. A ce jeu-là, il n’est pas d’Etat qui ne change pas de nature. La politique de colonisation actuelle, la politique d’apartheid qui lui succédera si la solution de deux Etats devient chimérique, fragilisera toujours plus la démocratie israélienne. Car le niveau de répression nécessaire sera toujours plus grand pour juguler des explosions religieuses, ethniques et sociales non plus externes à Israël mais internes. De source diplomatique, il se dit que le gouvernement israélien et son armée sont eux-mêmes surpris du degré de violence et des dégâts irrémédiables occasionnés par leurs bombardements sur Gaza cet été. Les manifestations récentes durement réprimées des juifs éthiopiens arrivés il y a quelques années sont un autre signe avant coureur de cette évolution. Voilà sans doute l’avenir d’Israël s’il ne résout pas politiquement la question palestinienne. En continuant cette politique, Israël se perdra lui-même et aucun des deux peuples n’aura gagné. Sans compter le facteur toujours plus explosif pour la paix dans cette région du monde. Ce basculement est proche mais il n’est pas irrémédiable. Il y a encore une chance, ténue, pour la paix. Là-bas le pire n’est pas encore sur. Mais on n’en est pas loin.

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