Vendredi 27 mai
Une dame âgée nous raconte sa Nakba :
« J’avais trois ans et demi. Ma famille et les Juifs, nous vivions ensemble à Zanouba (aujourd’hui Rehovot). En un jour, ils sont venus et ils ont commencé à tirer. Mon grand-père maternel, qui était un mokhtar, est venu avec un camion. Il a pris l’ensemble de la famille. Mon père travaillait dans un kibboutz à la transformation des fruits ».
Un dirigeant du kibboutz lui a demandé de rester en disant que lui et sa famille ne seraient pas menacés. Le père est momentanément resté. Comme les bombardements aériens s’amplifiaient, le reste de la famille est parti pour Yibna (aujourd’hui Yavné) et a habité chez des membres de la famille. Ils sont resté trois jours et la Haganah est arrivée.
Ils tiraient dans les jambes. Nouvelle fuite jusqu’à Asdud (aujourd’hui Ashdod), à nouveau dans la famille. Les bombardements se sont amplifiés, il y a eu beaucoup de morts. Nouvelle fuite dans le village d’Al Jora près d’Ascalon (aujourd’hui Ashkélon). La famille part à Ascalon où une tante est en train d’accoucher sous les bombardements. Quand on dit au grand-père que c’est un garçon, il répond qu’il n’y a plus d’endroit pour être heureux.
L’armée égyptienne, défaite, évacue Ascalon et la famille part pour Gaza. Ils vivront trois mois sous la tente. C’est l’armée égyptienne qui amène la nourriture. L’UNRWA arrive et crée le camp de Nuseirat. Jusqu’en 1953, il y aura des petites maisons de terre sans eau (il faut aller la chercher au puits) ni toilettes.
En 1956, elle se souvient des mitraillages quand l’armée israélienne est entrée dans Gaza. Les soldats israéliens sont arrivés par la mer, impossible de fuir. Les gens se sont enfermés dans les maisons. Les Israéliens ordonnent : « personne ne doit sortir ». L’armée égyptienne s’est évaporée.
Là elle nous raconte un épisode terrifiant arrivé dans la famille de son oncle :
« Les soldats ont pris une mère avec ses 7 enfants en ordonnant à la mère de choisir un enfant qui survivrait. La mère refuse. Un soldat lui lance un enfant choisi au hasard. Les autres sont mitraillés, un seul survivra.. La mère se jette sur les soldats et est exécutée à son tour. D’autres exécutions sommaires de ce type ont eu lieu à Rafah.
Les soldats israéliens sont rentrés dans notre maison. Parmi eux, il y avait un Bédouin qui connaissait mon père et savait qu’il travaillait pour l’UNRWA. Il s’est mis à fouiller partout en cherchant de l’argent. Un supérieur lui a dit d’arrêter.
Plus tard les Égyptiens sont revenus. » (Quand le vote de l’ONU a contraint Israël à évacuer Gaza et le Sinaï).
Elle en garde un mauvais souvenir, celle d’une époque de très grande pauvreté. Pas de travail pour beaucoup et des salaires très bas pour les autres.
L’occupation israélienne commence en 1967. Beaucoup de Gazaouis partent travailler en Israël. En un jour ils gagnent une somme correspondant à un mois de salaire égyptien. La frontière était alors ouverte.
En 1968, elle va à Rehovot voir son ancienne maison. Les nouveaux occupants ne la laissent pas entrer. Elle a une image contrastée de la période 1967-86 depuis les injures lancés aux soldats à ces mêmes soldats donnant du chocolat aux gamins. Poussée par nos questions à caractériser l’Intifada, elle hésite mais dit qu’après son déclenchement la situation empire.
Nous l’interrogeons sur la perspective d’avoir des voisins juifs : »des voisins juifs, pourquoi pas ? » Sa belle-fille à ses côtés n’y croit pas.
Le centre de jeunesse » Le Coeur Battant »
Dans le camp surpeuplé de Khan Younis, au premier étage au fond d’une minuscule impasse, le centre « Heart Beat » a vu le jour il y a 6 mois. Un espace suffisamment confortable pour tenir des cours et conférences pour une vingtaine de personnes, deux petites pièces, et une dizaine de jeunes actifs et tout sourire, ces fameux volontaires qui nous semblent en passe de devenir la colonne vertébrale de la vie sociale gazaouie. Totalement inactif y compris financièrement, le ministère n’en est pas moins venu évaluer ce centre (positivement).
Parmi les nombreuses activités du centre, en direction des enfants, des femmes (l’intervention du « comité des femmes palestiniennes travailleuses pour le développement » qui se tient quand nous entrons porte sur le droit du travail), de tous les secteurs en besoins spécifique, le directeur insiste sur le soutien psychologique, sous toutes ses formes, même les plus minimes, comme de petits cadeaux distribués aux enfants.
Le centre met actuellement sur pied deux initiatives nouvelles :
– « La lumière » : les incessantes coupures d’électricité non seulement compliquent infiniment les gestes de la vie quotidiennes, elles sont aussi la cause d’accidents domestiques majeurs (incendies causés par les bougies). Le projet est de remplacer l’usage des bougies par un système « batterie + led ». Le centre appelle à une aide pour équiper dans un premier temps 20 familles (besoin : 800 dollars)
– Éducation à la santé. Beaucoup plus lourd, ce projet « Aidez-les à avoir une meilleure vie » entend mettre sur pied, en direction des zones surpeuplées de Khan Younis et des familles les plus démunies de Khuza’a, et équiper, un groupe d’intervention santé comprenant 3 infirmières urgentistes, 1 infirmière généraliste, 1 sage-femme et 1 psychologue. Ce seront des bénévoles, mais le centre veut les défrayer de leurs transports et communications, et surtout les équiper du matériel indispensable pour leur travail (stéthoscopes, tensiomètres, etc…). C’est une opération qui dépasse les 2000 dollars, le centre recherche parmi les internationaux une personne prête à coordonner.
Remarque : ce travail de santé de proximité, fondamental, n’est pas pris en charge par l’État faute de moyens ou par choix, il est entièrement assumé par des bénévoles..
Nous questionnons les volontaires présent-e-s sur leurs motivations. Le principal thème qui ressort est qu’après l’obtention des diplômes (ici, nous avons un éventail large : designer, sociologue, technicien électronique), dans la très grandes majorité des cas, il n’y a pas d’emploi possible. La plupart des bénévoles présent-e-s devant nous sont des jeunes femmes. Il y avait certes une difficulté spécifique à l’entrée sur le marché du travail pour celles-ci,. Depuis le blocus, si cet aspect a reculé (voire une certaine préférence à l’embauche de femmes pour le travail social, leur entrée dans les maisons ne posant pas de problèmes), l’aggravation de la pénurie d’emplois fait que hommes et femmes sont touchés au même insupportable niveau.
La deuxième motivation avancée est l’acquisition d’expérience, avec l’espoir que cela sera le tremplin pour un emploi futur.
Citons quelques moments qui nous ont frappés :
– une des bénévoles anime parallèlement un autre groupe qui propose, contre la violence (familiale, scolaire, politique) des sketchs silencieux de rue, une autre réalise des dessins animés.
– une troisième est thérapeute dans la prison de femmes de Gaza (au moment de sa dernière intervention, il y avait 25 détenues à Gaza, toutes de droit commun). Elle-même a un long passé comme femme de prisonnier (2003-2013). Son histoire est singulière. Le mari a été condamné comme membre du Hezbollah libanais, elle n’a pas pu le voir pendant 10 ans, et il a eu les plus grandes difficultés à rentrer à Gaza. C’est à son retour qu’il a pu connaitre les deux jumeaux nés au moment de son arrestation. Comme il n’appartenait à aucun des grands partis palestiniens, la famille n’a commencé à recevoir une aide qu’au bout de trois ans de détention (dans les autres cas, les partis aident leurs prisonniers, souvent par le maintien du salaire – au moins en partie – si tel est le cas.
L’équipe de soutien psychologique de l’hôpital de Shifa.
À l’initiative d’une psychologue en poste à l’hôpital, ce sont 26 jeunes diplômé-e-s, dont 23 femmes, strictement sélectionné-e-s par entretien et examen formel parmi 100 candidat-e-s. Ils interviennent dans trois départements : obstétrique, chirurgie et urgence. C’est la seule équipe de ce type dans tout Gaza.
Dans un cadre qu’ils définissent marqué par la division politique et l’absence d’emplois, ils se définissent comme humanitaires, paient eux-mêmes leurs uniformes (dessinés par l’équipe, rompant avec le bleu et le blanc hospitalier, mêlant noir, gris et rose) et leur transport (ce qui se traduit fréquemment par de longues marches à pieds). Ils paient donc pour travailler…
Depuis deux mois, cette équipe (qui s’est fait connaitre à la population par une marche dans la ville), assume (entre 7h30 et 14h) une tâche indispensable, dans le but « d’apporter une touche d’espoir aussi bien aux malades qu’au personnel médical ». Alors que les besoins augmentent comme en témoigne la récente augmentation de suicides touchant les jeunes, et dans un contexte de pénurie d’emplois salariés, ce créneau n’est pas tenu par le personnel en poste. Or, disent-ils, la santé psychologique est aussi importante que la santé physique, et influe sur elle.. Des équipes comme la nôtre sont présentes en hôpital partout dans le monde, donc comme volontaires nous pallions à son absence à Gaza.
Ces jeunes disent tous avoir le soutien de leurs familles et espérer déboucher un jour sur un emploi.. Il y a beaucoup d’humanité dans leur démarche, soutenue par la certitude que dans la situation de Gaza, apporter de l’aide est indispensable.
Dans la discussion, intervient le coût souvent exorbitant des études, qui fait que certains abandonnent une formation ou ne peuvent se présenter aux examens. Quelques chiffres ; 750 dollars par semestre en sciences, alors que « seulement » 250 dollars en anglais : les orientations par l’argent sont fréquentes et douloureuses. En médecine c’est encore bien plus (de l’ordre de 1400 dollars par semestre).
Terminons par l’histoire d’un jeune homme, volontaire du centre « Le cœur battant ».
Il est diplômé d’électronique, a été recruté très jeune dans une entreprise saoudienne de travail à domicile (import/export) à Gaza. Il travaillait 14 heures par jour pour 200 dollars par mois. L’entreprise a fermé, mais souhaitait le garder en Arabie Saoudite. Il n’a pas été autorisé à sortir de Gaza. Sans emploi, il décide de quitter Gaza, et doit le faire illégalement. Via l’Égypte, il arrive à Tunis, où il est arrêté et renvoyé en Égypte; Il passe 15 jours en prison, maltraité et battu, parce que gazaoui : dans son portable on a trouvé une photo de Cheikh Yassine et une de Yasser Arafat. Il nous dit « c’est la pire expérience que j’ai vécue ».
Il est expulsé en Malaisie, puis renvoyé légalement à Gaza, où il arrive le premier jour de l’agression israélienne de 2014.
Un des groupes de volontaires auquel il participe s’appelle « votre empreinte est bonne pour la Palestine ». Sous les bombardements, ils s’occupent de ceux qui ont perdu leur maison, travaillant 24h sur 24.
Lui-même écrit des scénarios. Il a intitulé son premier très court métrage : « le rêve de Mahmoud ».
Nous sommes reçus à Abassam chez N une membre du FPLP très active dans la région de Khan Younis. Elle nous raconte l’histoire de sa vie. Née en Algérie, elle arrive très jeune en Libye. Elle se marie à 13 ans, flattée, dit-elle, de l’obstination de l’homme de 28 ans qui la demandait malgré le refus violent de son propre père. Elle a passionnément aimé ce mari. Ils se retrouvent dans le camp de Yarmouk en Syrie où ils resteront 10 ans. Son mari a un long passé de combattant et de prisonnier. Après les accords d’Oslo, son mari, qui est un gradé combattant d’un petit parti de l’OLP, part seul pour Gaza. N a alors trois enfants. Il est bloqué 10 mois par les Israéliens dans le no man’s land de Rafah avec 32 autres combattants. Il a un infarctus et les Égyptiens ne le laissent pas aller à l’hôpital. Suite à de nombreuses interventions, ils acceptent de faire venir une ambulance mais lui imposent de rester sur place. Arafat passe souvent à Rafah et les 32 proscrits ont l’habitude de le saluer. Le mari de N décide que ni lui, ni ses hommes ne salueront plus et c’est cette marque d’irrespect qui décide Arafat à régler ce problème. Le mari décide de rester à Gaza et fait venir sa famille.
En 1998, la Palestine s’embrase à cause de la construction d’un tunnel sous l’esplanade des mosquées de Jérusalem. Depuis la colonie de Gouch Katif, colons et soldats s’en prennent régulièrement au camp de réfugiés de Deir Al Balah. Envoyé pour protéger le camp, il est tué par l’armée israélienne. Son quatrième enfant ne connaîtra jamais son père. Après cet assassinat, N recevra, conformément à la loi palestinienne 70% du salaire de son mari.
On saute 17 ans. En décembre 2015, le fils aîné du couple qui est diplômé ingénieur dans une spécialité très recherché (aéronautique) et a vainement demandé une bourse pour une spécialisation en France décide de fuir vers l’Europe.
Il sort légalement par Rafah et prend l’avion pour la Turquie pour laquelle il a un visa. Avec d’autres migrants, il s’embarque sur un bateau prévu pour 35 personnes, il y en a 75. Le système consiste à faire conduire le bateau par un migrant (celui-ci ne paie pas), le bateau étant abandonné à l’arrivée en Grèce. Le bateau tombe en panne au milieu du voyage. Ce sont les connaissances d’ingénieur du fils qui permettront sa remise en route et l’arrivée en Grèce.
Suit un trajet hallucinant en bus ou à pied : Macédoine, Serbie, Croatie (où ils reçoivent l’autorisation d’aller en Allemagne), Hongrie, Autriche, Allemagne. Étant parfaitement francophone, il poursuit jusqu’en Belgique. Le « voyage »a duré 15 jours et a coûté 3500 dollars.
Après toute une vie de lutte, N est amère : « nous ne nous battons plus pour libérer la Palestine mais pour le pouvoir. Quand les partis se divisent, on ne peut pas parler de liberté. La résistance, c’est du show, les gens ordinaires en paient le prix. Les roquettes, ça ne sert qu’à l’équilibre interne. On lance sa roquette et, sous la menace de continuer, on négocie ce qu’on veut avec le partenaire ».
« Le Hamas veut prouver au monde qu’il a réussi à créer un État islamique. Il rêve toujours de prendre le contrôle de la Cisjordanie. Si on avait posé la question à la population au moment du déclenchement de la guerre de 2014, elle aurait répondu « pas de résistance armée », pour que les bombardements s’arrêtent ».
Elle termine très en colère sur l’impunité d’Israël : « pourquoi le monde ne dit rien quand une famille est brûlée vive (la famille Dawabcheh) alors qu’il fait tant de bruit pour une roquette inefficace ? »
Nous sommes reçus en soirée par un couple. Lui a combattu à très haut niveau, notamment au Liban, a connu la prison et a participé à plusieurs négociations avec les Israéliens. Elle a un poste de responsabilité à l’UNRWA, peut donc voyager (pas lui). Les deux enfants étudient en France.
Notre interlocuteur commence par un panorama géopolitique de la situation. Après le pétrole, c’est le gaz qui va jouer un rôle essentiel dans la volonté des puissants de remodeler la région. Il dessine un avenir où les frontières actuelles ont disparu et où de nouvelles entités correspondant mieux à l’exploitation et l’acheminement de ce gaz les ont remplacées. Pour lui, trois malédictions pèsent sur le Proche-Orient : la géographie (entre est et ouest), les religions et l’existence des sources d’énergie …
Dans ce contexte, il prédit que l’État palestinien proposé dans les discussions à venir sera en fait la bande de Gaza agrandie à son nord et à son sud. La Cisjordanie serait alors annexée à Israël sauf la zone A dont les résidents deviendraient jordaniens. Il y aurait des échanges de population.. Dans la situation de faiblesse de la Palestine, il ne voit pas quelle force pourrait s’opposer à ce plan.
Devant notre scepticisme, il termine : « j’ai eu trois sevrages dans ma vie. D’abord le lait de ma mère, puis la croyance en un dieu et maintenant je suis sevré de l’idée d’un État ».
NDLR:
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