Chroniques de Gaza (18)

Mercredi 8 juin

Les pêcheurs de Khan Younis

Grâce à un membre du PCHR qui nous accompagne, nous sommes reçus dans un petit bâtiment en bord de mer au milieu de nombreux bateaux et filets par Fouad Alamodi, président du syndicat (officiel) des pêcheurs de Khan Younis. Il nous souhaite la bienvenue. En général, il y a très peu d’informations sur Khan Younis et il est très content de nous voir.

Le port de Khan Younis, c’est-à-dire la plage où les bateaux sont tirés sur le sable par un vieux tracteur rouillé et le bâtiment, a été fermé de 2001 à 2006. Cela s’est passé de la manière suivante : un officier israélien a dit aux pêcheurs de quitter leurs installations et d’aller pêcher à Rafah (extrême sud de la bande de Gaza). Comme président du syndicat, Fouad a refusé, car à Rafah, il y a déjà des pêcheurs et la zone de pêche est exigüe. Il a été menacé d’être battu. L’armée israélienne a installé un check-point pour empêcher tout mouvement à cet endroit. En 2005, la zone a été ouverte à nouveau puis aussitôt fermée (des soldats israéliens avaient été enlevés). Il y a eu ensuite des ouvertures par intermittence.

Quand les Israéliens se sont retirés de Gaza et que les colons sont partis, les bateaux qui étaient restés 5 ans sur le sable étaient inutilisables. Ils se sont mis à réparer. Les pêcheurs avaient le droit de pêcher jusqu’à 20 milles (= 37 Km). Mais dès que l’Autorité Palestinienne a quitté Gaza, en représailles de l’arrivée au pouvoir du Hamas, l’occupant a imposé 6 milles (= 11 Km).

En 2014, il y a eu un accord auquel participait l’Égypte. On a promis aux pêcheurs 20 milles mais l’accord n’ jamais été appliqué. Il y a eu une rencontre à Erez entre les pêcheurs de Gaza, ceux de Khan Younis et le ministre de la pêche du gouvernement (de Ramallah) Nizar Ayash. Les Israéliens ont essayé d’arrêter le ministre avant de le relâcher.

Aujourd’hui, sur les 40 Km de côte de la bande de Gaza, la situation est la suivante : à moins de deux milles d’une frontière (Erez ou Rafah), interdiction de pêcher. Au nord jusqu’à la rivière, 6 milles autorisés. Au sud jusqu’à Khan Younis, 6 milles aussi et au milieu une espèce de triangle qui va jusqu’à 9 milles. C’est là que la majorité des 4500 pêcheurs viennent pêcher. Il y en a 850 à Khan Younis.

Fouad nous décrit un processus assez incroyable. Quand les vedettes israéliennes considèrent qu’un bateau leur pose problème, les Israéliens relèvent son numéro et le transfèrent à l’Autorité Palestinienne. Celle-ci le communique au ministère de l’agriculture de Gaza (c’est-à-dire au Hamas) qui le communique à la police qui vient arrêter le pêcheur. Cela peut se traduire par une semaine d’arrestation et l’interdiction de pêcher. L’accusation est toujours d’avoir franchi les 9 milles mais les attaques ont souvent lieu beaucoup plus près de la côte, voire quasiment en bord de mer.

« Ce matin, trois pêcheurs ont été arrêtés, ils étaient à l’intérieur de la zone des 6 milles. Ce n’est pas la « réglementation » qui compte, l’occupant fait ce qu’il veut selon son humeur ». En avril trois jours après l’annonce tonitruante des 9 milles, ils ont arrêté des pêcheurs et abandonné le bateau à la dérive. Quand celui-ci est arrivé sur la côte, le gouvernement l’a confisqué. Quand les pêcheurs ont été relâchés par Israël, le gouvernement de Gaza leur a dit qu’ils étaient en situation illégale. Les pêcheurs souffrent de trois côtés : Israël, l’Autorité Palestinienne et le Hamas. »

« L’occupant a matérialisé la zone des 6 milles en installant deux balises flottantes. Les pêcheurs sont attaqués partout, ils ont peur et restent assez près de la côte. Ils ne savent pas s’ils ont ou non le droit de pêcher. Ça crée la confusion. L’occupant dit aux médias qu’il a ouvert la mer. C’est faux, là où tu vas, ils t’attaquent. »

Fouad nous décrit la flotte de Khan Younis : 75 petits chalutiers, 10 sardiniers (environ 25 personnes), et 118 « Hazakas » (de 2 à 5 personnes). Les chalutiers sont très maltraités. L’énorme investissement que représente le filet (5000 dollars) peut être perdu sous la menace suivante : « vous quittez la zone en abandonnant le filet, ou nous vous arrêtons ». Malgré l’aide que tentent d’apporter des organisations comme l’UAWC ou Mercy Corps, la catastrophe est souvent définitive.

Presque tous les pêcheurs sont équipés de GPS, mais à chaque capture de bateau cet équipement est perdu, et il n’existe pas à Gaza.

Pour la répression, les canons à eau des vedettes israéliennes utilisent de l’eau fétide. En hiver, ils obligent les pêcheurs arrêtés à enlever leurs vêtements.

Les pêcheurs de Khan Younis n’ont de contacts avec aucune organisation professionnelle européenne. Fouad souhaiterait en avoir. Presque tous les pêcheurs sont sous le seuil de pauvreté. Le niveau sanitaire est mauvais.

Fouad a 54 ans, il pêche depuis l’âge de 11 ans. Il connait la mer de Port Saïd à Erez. Les pêcheurs n’ont pas de retraite. Quand ils en revendiquent une, le gouvernement leur répond : vous avez un bateau, vous n’êtes pas éligible à une aide.
La situation est actuellement tellement dégradée que pour 90% des sorties, il n’y a aucune prise. Fouad se souvient qu’après 1971, le Sinaï étant occupé, les pêcheurs pouvaient travailler d’Erez jusqu’au canal de Suez. Ils étaient des pachas, « comme des docteurs », dit Fouad. « 1978 (restitution de Sinaï à l’Égypte) est pour nous pêcheurs une nouvelles Nakba : la pêche devient interdite du canal à Rafah ». Il ajoute que, pendant la courte période révolutionnaire en Égypte (2011), les pêcheurs ont pu à nouveau pêcher dans cette zone, et que cette possibilité a été maintenue sous le gouvernement Morsi. Nous subissons aujourd’hui une double interdiction (Égypte et Israël). Dès le coup d’État de Sissi, pêcher en eaux égyptiennes a été interdit. Les soldats de ce pays ont tué un pêcheur de Gaza, Mohamed al Bardaweel.

Visite de la zone frontière à Rafah

Nous visitons le double poste frontière. Rafah pour les piétons qui arrivent ou repartent d’Égypte (mais cette frontière est très rarement ouverte) et Kéren Shalom. Cette frontière avec Israël est celle du trafic des camions. La police nous autorise à pénétrer la zone frontière. Rafah était fermé et ses installations en léthargie. Par contre, à Kéren Shalom, on voit des dizaines et des dizaines de gros semi-remorques immatriculés en Palestine et en cours de chargement. Ce jour-là, le transbordement des marchandises d’un camion circulant en Israël à un camion circulant à Gaza était obligatoire. Ce n’est pas toujours le cas et cela augmente très sensiblement les coûts.

À l’extérieur d’autres dizaines de semi-remorques attendaient de pouvoir pénétrer sur la zone.

Nous nous rendons sur la plage de Rafah, à la frontière de l’Égypte dont on voit le drapeau à 100 m sur ue petite colline. La zone est militarisée. Des policiers palestiniens nous signalent que l’armée égyptienne a tué à deux reprises des Palestiniens qui tentaient de passer par la plage.

Nous longeons le camp de réfugiés de Tel al-Sultan et nous arrivons dans la zone des tunnels. Le coup d’œil qu’on a sur la suite d’entrepôts (structures légères) sous lesquels démarrent les tunnels n’est pas très différent de ce qu’on a vu en 2013, même si la zone paraît beaucoup plus calme et moins animée.

Invités chez un habitant de Rafah qui habite tout près, nous aurons les renseignements suivants : Rafah a été artificiellement coupé par la frontière et ce sont souvent la mêmes familles qui habitent de part et d’autre. Les tunnels ont souvent rejoint les maisons d’une même famille. Il est faux de croire que tous les tunnels ont été détruits après le coup d’État du Maréchal Sissi. D »après notre interlocuteur, 70% n’ont pas été détruits et 30% sont toujours en activité. Qui en profite ? Les propriétaires des tunnels bien sûr, mais aussi le gouvernement du Hamas d’un côté et l’armée égyptienne de l’autre qui perçoivent des taxes.

Soirée chez B qui nous raconte comment il a vécu la guerre de 2014.

« Cela a commencé à Beit Hanoun et à l’Est de Shoujaïa. On apprend que les Israéliens ont franchi la frontière. Les avions attaquent partout, je pars vers l’hôpital avec quelques internationaux. Pour pouvoir nous déplacer, nous louons une voiture. De jour en jour, le nombre de morts par attaque augmente. Une semaine après le début des bombardements, des familles entières sont décimées. Au début, nous nous déplaçons d’hôpitaux en hôpitaux (Shifa, al Aqsa, Khan Younis …) pour prendre des photos, écouter les médecins et écrire les rapports.

Le directeur de l’hôpital de Wafa convie à une conférence tous les internationaux présents : les Israéliens viennent d’annoncer qu’ils allaient attaquer l’hôpital de Wafa. Le directeur refuse d’évacuer son hôpital et propose aux internationaux d’y être présents 24 H sur 24 par rotations : deux personnes le jour et deux personnes la nuit. À l’encontre de l’opinion de ses amis, B critique cette proposition : « il vaut mieux transférer les malades, les Israéliens vont attaquer. »

Effectivement l’hôpital a été attaqué. Il a fallu l’évacuer sous le feu. Certains internationaux ont pallié le manque de chauffeurs en conduisant les ambulances pour évacuer les patients. L’hôpital Wafa est devenu un lieu de confrontation militaire entre les brigades al Qassam (branche militaire du Hamas) et l’armée d’occupation.
Le lendemain, B et son petit groupe de volontaires internationaux se sont mis au service de la défense civile (c’est-à-dire les marins pompiers). B dit : « nous avons travaillé très dur avec eux. Moi qui avait peu de considération pour leur travail avant l’attaque, j’ai complètement changé d’avis en les voyant sous les bombardements. La défense civile est organisée par zones. Le petit groupe rejoint la zone centre que B connaît bien. Identifiés par les fameux gilets jaunes des internationaux, ils restent jour et nuit au point de départ de l’ambulance (au bord de la route Saladin). Ils interviennent pour tout appel de civils. L’ambulance ne prend ni les hommes en uniforme, ni les hommes armés. Un service d’ambulances particulières vertes fonctionne pour les militaires.

Au bout d’une dizaine de jours, les Israéliens commencent à utiliser les tanks. Au bout de 15 jours, les F16 attaquent. B qui est très grand nous dit : une roquette tirée par un F16, c’est plus grand que moi et ça a 1,5 m de largeur. Il nous fait une démonstration orale des bruits que font les 5 types d’attaques que Gaza a subis : F16, drones, tanks, Apaches (hélicoptères) et vedettes maritimes.

Lorsque la défense civile n’est pas appelée en opération, B fouille les décombres à côté des bulldozers pour collecter des restes humains. Il raconte les corps en morceaux, le ramassage de tout petits morceaux, la découverte de parties de cadavres à des dizaines de mètres de l’impact de la bombe. Une bombe tirée par un F16, ça veut dire plus rien de vivant. Pourtant B redoute encore plus les drones et le fait qu’on ne les entende pas. « Ils nous rendent fous, on sait qu’ils sont là, c’est comme être mis à nu ».

Dans les premiers temps de l’attaque, l’armée israélienne appelait au téléphone : « quittez votre maison et dites à vos voisins de partir, nous allons la détruire. » En général, la première frappe vient d’un drone en signe d’avertissement. Puis le F16 bombarde.

Voici une histoire vécue directement. Le frère d’un des marins-pompiers reçoit un avertissement par téléphone : « nous allons détruire la mosquée.  » On lui dit « Va prévenir Ahmed et aussi Abdallah et partez au-delà du carrefour X. Après 2 minutes, nouvel appel : « mais tu as oublié Abdallah ». Puis un troisième appel : »d’accord, tout est clair ». Et les frappes ont lieu.

Cette anecdote semble montrer une connaissance parfaite du terrain et de ses habitants. On connaît la précision des photos prises par les drones et l’écoute des téléphones. Mais une telle connaissance est-elle possible sans collaborateurs sur place ?

Autre anecdote : un homme reçoit un de ces appels : « Va prévenir ton voisin ». L’homme répond : « je ne suis pas votre domestique ». Sa maison sera détruite aussi.
Et pour finir : prévenu au téléphone que sa maison sera détruite, un homme s’exclame : « mais pourquoi ? C’est mon frère qui est dans les brigades al Qassam, pas moi. »
Au bout d’un mois de bombardements, les Israéliens exigent l’évacuation de toute la zone Est et le regroupement de la population au centre de Nusseirat. À partir de ce moment, ils bombarderont sans prévenir. Les combats s’intensifient.

À Shoujaïa, un avertissement de l’armée israélienne exige l’évacuation de la population. Le Hamas réplique en utilisant les haut-parleurs des mosquées : « celui qui partira sera un traitre. ». Dans la nuit, les bombardements seront terribles, il y aura beaucoup de morts. Certains cadavres ne seront retrouvés dans les débris qu’un mois après.

Juste après cette vague de bombardements, les Israéliens entreront par voie terrestre. Dans ce quartier, tout un réseau de souterrains reliait les maisons entre elles. Comme les tanks ont du mal à avancer au-milieu des ruines, des résistants apparaissent soudain, ouvrent les portes des tanks, tuent ou kidnappent les soldats. La réaction de l’état-major israélien recevant l’appel à l’aide de ses troupes sera simple : pour éviter d’avoir des otages, il fera bombarder et tuer sans distinction. Israël reconnaîtra avoir perdu beaucoup d’hommes à cet endroit. Des voix s’élèveront pour dire que la décision prise était mauvaise, certains officiers quitteront l’armée en demandant : « les familles ont le droit de savoir ce qui s’est passé à Shoujaïa. »
Les hôpitaux ont particulièrement souffert : al Aqsa a été attaqué et Wafa totalement détruit. B dit du travail de la défense civile : « à la fois, ils étaient magnifiques et complètement fous, assurant les missions que le Croissant Rouge ne pouvait pas prendre en charge dans des zones trop dangereuses. »

« J’ai su que cela allait s’arrêter parce que, la dernière semaine, ils se sont mis à attaquer les tours d’habitation en en détruisant complètement trois dont la « tour italienne » (qui abritait le consulat italien) dont la carcasse est toujours visible.

Quelques remarques de B sur la résistance :
– Sans espions, l’occupant est aveugle.
– La branche militaire la plus efficace est celle du Jihad Islamique parce qu’il est très difficile d’y entrer alors que les autres partis recrutent sans grande précaution.
– Tant que les bombardements ont eu lieu, les gens ont massivement soutenu la résistance armée. Mais ils se sont remis vertement à critiquer les groupes militaires dès la première minute du cessez-le-feu.
– Ce qu’a fait le gouvernement israélien a été dramatique pour son pays. Ils ont accru le nombre de gens haïssant Israël, ils ont réalisé l’union de la population avec la résistance. Ils ont augmenté le nombre de familles totalement démunies et quel autre choix auront ces enfants-là que d’entrer dans une branche armée ?

Il ajoute enfin pour détendre l’atmosphère : « il serait bien plus intelligent pour les Israéliens de normaliser la situation. Si les Palestiniens s’enrichissaient, ils ne penseraient plus à lutter mais à protéger ce qu’ils ont acquis. »


NOTE
Lire la chronique précédente
Lire la chronique suivante