Chroniques de Gaza (14)

Samedi 4 juin

Rencontre avec deux jeunes francophones

Il s’agit de peaufiner un projet dont le seul coût est d’avoir un sens de l’organisation.

D’un côté, les jeunes de Gaza utilisent Facebook. Ils sont francophones et sont capables d’animer chacun une communauté Facebook. De l’autre côté, en France, beaucoup de jeunes manifestent spontanément leur solidarité pour Gaza. Mais ils ignorent tout de cette société, de ses problèmes, de son fonctionnement, de ses aspirations.

Ce besoin de connaître et le travail par réseaux sociaux se rencontrent peu. L’idée est de combler cette lacune en mettant en contact par skype, d’un côté des groupes de jeunes Français, organisés ou non souhaitant dialoguer en direct avec les jeunes de Gaza, et de l’autre côté des jeunes Gazaouis francophones. Baptisée « Gaza en direct », cette initiative sera coordonnée par nous dans un premier temps avant de prendre son autonomie.

Interview sur Hispan TV

Cette télévision iranienne en langue espagnole a une équipe permanente à Gaza où les médias occidentaux sont absents. Elle a fait une émission sur « l’Initiative française » et la conférence de Paris. Dans ce cadre, l’un de nous a été interviewé. La réponse a porté sur ce que le droit international dit et sur la partialité de la politique étrangère de la France. L’émission a été diffusée le soir et est visible sur youtube : www.hispantv.com. Puis taper sur Palestina. Elle commence par un discours très radical du secrétaire général du Jihad Islamique, continue avec des images des principaux dirigeants politiques protagonistes de cette guerre et se termine avec l’interview.

Rencontre avec Anthony Bruno, directeur de l’institut français de Gaza.

Le bâtiment est superbe, mais on n’y rentre plus librement. Il faut sonner et passer par un portique de sécurité. Anthony Bruno nous reçoit dans la fraicheur de la cafétéria (la chaleur est accablante, 40° ou peut-être plus) et nous avons un long et agréable échange. Il nous explique pourquoi l’institut a été fermé pendant un an et demi.

Il y a eu un premier attentat en octobre 2014 (peu après la guerre). Le centre a été fermé. Le 12 décembre, alors qu’il y avait une réunion pour organiser la réouverture rapide, un deuxième attentat a eu lieu. Juste après, il y a eu l’attentat contre Charlie Hebdo à Paris. Quand Charlie Hebdo reparaît avec la couverture où la prophète dit « Tout est pardonné », il y a une manifestation salafiste avec drapeau de Daesh dans Gaza. Jusque-là, ce courant n’apparaissait pas au grand jour et était confiné dans le Sud (vers Rafah). Ce courant se nourrit de la frustration de la population. Les autorités du Hamas ont tardé à réagir. En juillet 2015, les Salafistes ont commencé à s’en prendre à des véhicules du Hamas. La riposte a été très brutale : il y a eu de nombreuses arrestations et on n’a plus entendu parler d’eux depuis. L’institut a réouvert et reprend petit à petit ses activités.

Anthony Bruno est en Palestine depuis 2004. Il nous dit avoir évolué par rapport aux idées qu’il avait en arrivant. Nous évoquons le désengagement décidé par Sharon à Gaza et l’évolution jugée inquiétante de la société israélienne. La classification traditionnelle parlant de la droite israélienne et des modérés (les travaillistes) lui paraît erroné. Stratégiquement, tout le monde est du même côté.

Nous évoquons les lignes de partage idéologiques au sein de la société française : l’affirmation de la légitimité de la ligne verte et l’illégitimité de la présence israélienne au-delà, le mur comme protégeant la civilisation contre la barbarie, la multiplicité des sens derrière l’expression « un seul État en Palestine » et le risque d’un bain de sang dans la région.

Nous lui présentons le projet de coopération avec l’ESPE qu’il trouve intéressant. Dans la discussion, nous comprenons la complexité de la situation : l’institut n’a pas de relations avec le gouvernement de Gaza.

Anthony Bruno pense qu’en France on a souvent une vision « hors sol » de la bande de Gaza vue uniquement comme un territoire réprimé par le Hamas alors qu’il s’agit d’une société éduquée et développée dans une situation carcérale absurde. En France, il y a souvent une vision diabolisée ou au contraire très romantique de Gaza. Il note avec la prolongation du blocus une dégradation progressive. Lui-même a le droit de franchir Erez en voiture. Il y a 13 à 14 portes sécurisées sur ce petit parcours.

Nous terminons cette discussion amicale sur les Français qui partent au Proche-Orient, soit pour s’engager dans Daesh, soit pour s’engager dans l’armée israélienne.

Distribution de colis de nourriture dans un endroit sinistré

Précisons d’abord les lieux. Le Wadi Gaza est une véritable rivière, loin d’être à sec en ce moment alors que les fortes chaleurs ont commencé. Dès qu’on approche d’un des ponts qui le franchissent et qui permettent d’accéder au centre et au sud de la bande de Gaza, l’odeur devient pestilentielle. Les égouts de Gaza s’y déversent et, d’après ce qu’on nous a dit, des déchets israéliens aussi. Lors des inondations de 2013, une des zones sinistrées était les bords du Wadi Gaza avec là encore des accusations lancées contre Israël qui aurait ouvert les vannes d’un barrage situé en amont.

Pourtant des gens habitent sur les bords de cette rivière et de nombreux baigneurs vont sur les plages situées à son embouchure.

C’est tout près de cette rivière que se situe le village de baraquements (bidonville ?) d’al Mugraga. La population, principalement bédouine, vit dans une extrême pauvreté.

L’association française Umma Soul (= l’âme de la communauté des croyants), comme de très nombreuses associations principalement communautaires, collecte des fonds en France. Elle envoie ces fonds à un volontaire palestinien qui achète les produits, fait les cartons d’une valeur variable suivant les donations et, avec une équipe de jeunes volontaires qu’il a réunie, distribue ces cartons aux plus démunis. Ce jour-là, il s’agit d’une distribution pour 30 familles de ce lieu. Le volontaire, guidé par le responsable de ce quartier qui assiste à la distribution, a sélectionné les bénéficiaires à qui on donne un document. Il y a d’ailleurs un petit incident : pour une bénéficiaire arrivée en retard, le colis est donné à quelqu’un d’autre. Sa colère est grande. Chose promise, chose due, elle sera livrée le lendemain.

Les cartons ce jour-là contiennent des produits de première nécessité : huile, lait, jus de fruit, boites de conserve … Dans le bidonville, des pistes de sable et aucune maison en dur. Par endroits, des petits vergers. Les familles sont nombreuses et massivement sans ressources. Les donateurs souhaitent avoir les preuves que les donations ont été faites, aussi des photos sont prises de chaque famille recevant son colis. La petite foule d’enfants que l’événement émoustille est rieuse et très amicale.

Discussion avec de jeunes volontaires

Les volontaires qui ont fait cette distribution sont souvent des garçons très jeunes (3 de 15 ans, 1 de 20 ans). Jusque là, nous avions eu des entretiens avec des gens pouvant encore témoigner (directement ou indirectement) de la Nakba ou qui avaient connu la période où les Gazaouis avaient trouvé du travail en Israël. Là, nous avons affaire à une génération qui n’a rien connu d’autre que le blocus et trois guerres.

Nous leur demandons pourquoi ils ont choisi d’être volontaires. « Pour faire quelque chose de bien ». « Aider c’est un but humain, si quelqu’un ne peut pas, on doit l’aider ». Ce n’est pas leur première expérience de volontariat, ils affirment tous qu’ils continueront.

Nous leur demandons pourquoi il y a des gens si pauvres : « parce qu’il n’y a aucune chance de trouver du travail à Gaza. »  » Parce que ces gens n’ont pas d’éducation. » Ont-ils espoir pour eux-mêmes de trouver du travail ? « Peut-être, on espère » disent les plus jeunes. « Non, aucun espoir » dit celui qui a 20 ans et vient de terminer ses études de cadre hospitalier. Qu’attendent-ils pour eux-mêmes de ce qu’ils sont en train de faire ? « De l’expérience ». Au-delà du mois de ramadan, sont-ils préoccupés par l’aide aux plus pauvres ? L’un explique que sa famille distribue de la viande tout au long de l’année. Un autre a été volontaire pour collecter des vêtements.

Les volontaires présents sont des garçons mais le responsable affirme que c’est un hasard et qu’il travaille le plus souvent avec des filles. Ont-ils été étonnés de ce qu’ils viennent de voir ? « Oui, ces gens n’ont rien, pas d’eau et ils vivent avec les animaux ».

Tous appartiennent à des familles de réfugiés venus d’Abdes, Beersheva et al Jora.

Pourquoi leurs familles sont-elles réfugiées ? « Parce que la mafia juive est venue avec des armes et a commencé à nous tuer ». Pensez-vous que vous retournerez un jour chez vous. Tous sauf un déclarent en être sûr. Pour l’autre, ça va être difficile parce qu’il n’y a pas d’union et que les autres guerres font qu’on nous oublie. Comme leur meilleur point d’appui, ils citent la famille et le fait qu’on se soucie de l’autre « On a de la chance d’avoir des parents, on a la possibilité de rêver ».

Aucun n’est sorti de la bande de Gaza. Tous souhaitent voyager, parcourir le monde, soit pour revenir ensuite à Gaza, soit pour rejoindre de la famille déjà au loin, soit même (le plus âgé) partir définitivement « parce qu’ici vraiment c’est dur ». Que feront-ils d’emblée si un jour il y a la paix ? « Retourner dans mon village, sortir et revenir, visiter al Aqsa, reprendre mes études à l’étranger … Le monde entier peut voir al Aqsa mais pas nous. »

Pourriez-vous vivre avec des Juifs ? La réponse fuse et est unanime : « Non » avec deux arguments : « Ce sont nos ennemis et ils nous tuent » et « Le Coran le dit ». L’un ajoute : « Mais comment pouvez-vous poser une question aussi évidente ? » « On n’a aucun futur ensemble après l’occupation et le blocus ».

Un adulte présent ajoute : »les Juifs ne respectent pas les accords qu’ils signent. Leur programme c’est : de la mer au Jourdain. Notre terre ne leur suffira pas. Ce sont des criminels. Cette jeune fille de 15 ans avec un couteau à la main, le soldat pouvait lui tirer dans les jambes, il l’a assassinée. »

Nous faisons remarquer qu’avant la Nakba, Juifs et Arabes vivaient ensemble. Ils répondent à la fois « on les combattra jusqu’à la fin, c’est ce que dit le Coran » et « notre religion nous dit d’être bon avec tout le monde ». L’un des plus jeunes affirme : « notre combat n’est pas contre une religion, pas contre les Juifs, il est contre Israël, contre les sionistes qui ont attaqué notre pays. » « C’est quand les Juifs sont devenus des Israéliens qu’ils nous ont attaqués. »

En ce qui concerne les pays arabes, ils font une distinction entre les gouvernements qui ne leur veulent pas du bien et les peuples qui, eux, sont bons. Ils protestent contre la fermeture de Rafah : « ils affirment vouloir punir le Hamas, pensent-ils donc que tous les Gazaouis appartiennent au Hamas ? »

Ils soulignent que trop souvent les étrangers qui viennent à Gaza ne sont pas des solidaires et soutiennent de fait Israël.

« On est le dernier pays occupé au monde. Les Juifs ont tué Rabin. Oslo, c’était il y a 23 ans. Il n’y a toujours pas de paix, Nétanyahou est contre. »

Êtes-vous favorables à la solution à deux États ? « La terre est une. Supposez que quelqu’un vienne et vous vole la moitié de votre terre, accepteriez-vous ? »

Repas amical chez des gens de gauche.

On passe deux soirées dans le centre de la bande de Gaza. Les invité-e-s sont très éduqué-e-s, étudient et/ou travaillent et sont clairement à gauche. La majorité sont des jeunes. Deux d’entre eux, plus âgés, sont (ou étaient) les correspondants gazaouis pour l’association B’Tselem qui est le centre d’information israélien pour les droits humains dans les territoires occupés.

L’un est un Druze palestinien plein d’humour.

Une des jeunes femmes présentes est héritière d’une tradition familiale FPLP. L’un (il vient de terminer un projet de 3 ans avec les Quakers) nous raconte l’importance pour sa génération des mouvements des jeunes (2010-2011) à Gaza. Il se souvient de la répression et constate que les plus actifs de cette période, sans avoir rejoint un parti politique, en ont tiré de l’expérience et ont un peu partout des engagements dans la société civile.

Tous racontent avec humour des incidents avec la police de la route : l’un voyant venir la police chez lui parce que son voisin de siège s’était débarrassé à la hâte sous ses pieds d’un paquet de cigarettes « amélioré », l’autre interrogé sur sa religion par un policier intrigué par sa compagne tête nue et lui lançant : « vous êtes policier ou cheikh ? »

Tous sont critiques et moqueurs sur les deux gouvernements rivaux. Certains sont clairement athées. Les anecdotes qu’ils racontent soulèvent le rire et ne témoignent d’aucune peur. Ils peuvent pourtant être passés par des situations très difficiles.

Ainsi nôtre hôte (34 ans) a été emprisonné par les Israéliens de 2006 à 2010. Il a connu de nombreuses prisons en Israël ou en Cisjordanie. Il dit n’avoir pas pris une peine plus lourde grâce à son avocate Léa Tsémel (femme de Michel Warschawski). Il était à l’époque membre du FPLP. Il a côtoyé des prisonniers de très longue durée et raconte comment, mentalement, on essaie de survivre à une telle épreuve.

Les prisonniers s’organisaient par partis politiques dans les prisons. Le Hamas et le Fatah se regroupaient dans deux quartiers séparés, le Jihad Islamique et le FPLP se retrouvaient logés tantôt avec l’un tantôt avec l’autre.

Il explique qu’en prison, c’est au bout de longues luttes (grèves de la faim) que les prisonniers palestiniens ont obtenu certains droits. Dont celui de pouvoir lire. Une partie des livres (de théorie politique par exemple) circulaient masqués par une couverture anodine, voire les premières pages d’un livre de cuisine. C’est en prison qu’il a pu lire Franz Fanon et les classiques du marxisme. Le changement fréquent de prison qui, pour les geôliers étaient une façon de briser toute forme d’organisation, permettait, à condition d’être particulièrement inventif et courageux, de faire voyager des informations sensibles d’une prison à l’autre. Ces changements de prison donnaient toujours l’occasion de sévères humiliations. Nu, le prisonnier devait effectuer toute une série de mouvements, permettant entre autre une exploration rectale sous la menace de matraques électriques.

Pourtant, clairement, la prison ne l’a pas brisé.


NDLR
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