Vendredi 3 juin
On n’a pas encore écrit sur les transports dans Gaza. Il n’y a pas de bus. Pour les transports en commun, il y a plein de minibus oranges partant de plusieurs stations dans Gaza. On peut partout demander l’arrêt. Pour nous, c’est le taxi collectif. Ce sont des voitures particulières. Il y a les officielles (identifiées par un numéro sur la plaque et payant une patente) et les autres (qui paieront une amende en cas d’arrestation). Ces voitures sont de toutes sortes, certaines en bon état, beaucoup en état désastreux. Le contact est toujours sympathique. Les prix sont très simples (un shekel par personne pour un petit trajet, 2 pour un trajet plus long, et plus si on change de ville). On pose l’argent dans la main du chauffeur et il rend toujours avec précision la monnaie. Comme tous les commerçants qui sont d’une grande honnêteté. La conduite est souvent sportive, le premier engagé ayant toujours raison.
Si la lutte est énergique, elle n’entraîne aucune agressivité entre chauffeurs. On n’attend jamais, tout taxi se signalant aux piétons par un coup de klaxon.
Nous sommes le dernier vendredi avant le ramadan. Les prêches des mosquées sont diffusées au haut-parleur dans la rue. C’est parfois assourdissant. Nous regrettons de ne pas comprendre.
Les Bédouin-e-s de Gaza
Nous recevons dans notre appartement Maryam Abou Mousa avec un parent et deux de ses petites filles. Nous l’avions déjà vue au centre Alsadaka de Beit Lahia en habit traditionnel. Elle a 53 ans et déjà 15 petits enfants. Elle paraît beaucoup plus jeune. Elle caractérise ainsi son secret de jeunesse : « ma vie est simple. On vit sans courir, naturellement. On mange peu. On laisse le mal mais on n’oublie pas. » Elle donne les mots de l’hospitalité bédouine : « ton visage est comme un beau visage palestinien. Comme nous. »
Elle raconte la Nakba de ses parents. « Avant 1948, ils habitaient à Lakieh près de Beersheva (aujourd’hui un des rares villages bédouins reconnus dans le désert du Néguev/Naqab). En plus de l’élevage, ils cultivaient le blé. Quand les Israéliens sont arrivés, les hommes faisaient la moisson et les femmes faisaient le pain. Les gens des montagnes (le clan des Bani Assad) ont pu se cacher dans la montagne et sont restés mais ceux de la plaine ont été contraints à la fuite.
Le témoignage transmis par les femmes est le suivant : « on pétrissait le pain, on a vu arriver le bétail au galop suivi d’une foule. On a tout laissé et on est parti. »
Il y avait des blessés, certains mourraient. Ils sont arrivés à Gaza à travers le désert. Une grande partie du bétail est morte en route.
Son père a été officier dans l’armée britannique pendant deux ans. Ils l’ont licencié le 15 mai 48 (déclaration d’indépendance d’Israël). Elle dit : « ils l’ont licencié pour pouvoir appliquer leur plan de nous attaquer. Mon père s’est sauvé avec ses armes. » Son père avait deux frères qui possédaient chacun 60 dunums (6 hectares) de terre à Lakieh.
Il y a une tradition de l’accueil chez les Bédouins. Quand un étranger arrive, on le reçoit et on le nourrit sans poser de questions. Quand ils sont arrivés à Gaza, ils se sont installés dans une zone sableuse semi-désertique près de Khan Younis. Ils n’avaient rien. « Alors les gens sont venus, nous ont apporté de la nourriture et quelques animaux, ils ont partagé ce qu’ils avaient. Avec la laine, on a commencé à faire des tapis et des matelas et, jour après jour, on a commencé à s’installer. L’UNRWA est venu, a construit des petites maisons en dur et nous en a attribué une. Nous étions alors 5, nous sommes maintenant 50 (deux de mes filles mariées et divorcées étant revenues à la maison). On se tasse sous un toit à moitié de ciment, à moitié de tôle. »
Elle cite un poème de Darwish : « ne crois pas que quand l’oiseau chante, c’est parce qu’il est heureux. Il chante parce qu’il a une douleur à l’intérieur de lui. » Elle a un cahier où elle écrit ses propres poèmes. Elle nous en lira un.
« En 2014, j’ai vécu à mon tour la Nakba. Par ma fenêtre, je voyais les gens qui s’échappaient. La foule était tellement serrée qu’on ne voyait plus le sol. Tous se précipitaient vers une école de l’UNRWA. Ceci n’était qu’un symbole de la Nakba. Imaginez la vraie Nakba avec l’arrivée de milliers de personnes sur Gaza. »
« Ça ne nous empêche pas de rire et d’être vivants. Si on ressassait toujours le souvenir, on mourrait. »
« La vie des Bédouins appartient aux gens. Ils tissent toujours les grandes tentes comme ils le faisaient à Beersheva. » Elle nous fait une démonstration du filage de la laine des moutons.
Elle s’est mariée à 19 ans et a vécu pendant 22 ans avec sa belle-famille dans le camps de Khan Younis. C’est sa belle-mère qui lui a transmis une grande partie de la tradition. Étant aujourd’hui enseignante de langue arabe dans une école publique, elle caractérise sa situation : « nous ne sommes pas vraiment comme des réfugiés mais ne sommes pas non plus comme des citoyens gazaouis d’origine (Il est à noter qu’il ne peut y avoir qu’une seule personne pr famille sur un poste de fonctionnaire).
Maryam nous raconte la longue et douloureuse maladie de son mari, une maladie orpheline (1 cas sur un million). Toute la famille se sentait malade avec lui. Sa maladie a duré 20 ans, il en est mort.
De passage à Jérusalem, elle rencontre un chauffeur de taxi bédouin de Lakieh qui lui dit : « rien n’a été ni construit, ni planté sur ta terre mais tu ne pourras pas y pénétrer car elle est entourée de barbelés. Si tu veux, je t »amène sur la mienne et tu pourras voir ta terre de loin. » Elle n’y est pas allé.
Elle avait quatre ans et demi lors de la guerre de 1967. Elle se souvient de la fuite depuis le camp de réfugiés. Ils sont montés vers la colline (que les Israéliens appellent Gouch Katif) parce que le sommet est planté d’arbres sous lesquels ils se sont cachés. Elle se souvient de sa mère faisant le pain et des insectes tentant de s’en emparer. Elle se souvient d’un obus qui a explosé très près d’elle. Elle se souvient des balles s’enfonçant dans le sable de tous côtés et à l’époque elle ne savait pas que ces balles tuaient.
Pour elle, le meilleur moment de sa vie, c’est quand son mari travaillait en Israël. Il ramenait beaucoup d’argent. Il donnait sa paye en billets puis lançait des poignées de pièces dans le tiroir. La semaine suivante, il s’étonnait que les billets n’aient pas été entamés. Elle répondait : « nous avons acheté presque tout le marché et il nous reste encore des pièces. » Le pire moment a été la longue maladie de son mari et tout l’argent a été dépensé dans le traitement.
Maryam se souvient de l’émotion de Gaza lors de la mort d’Abou Amar (Yasser Arafat). Tout Gaza était dans la rue. Le sentiment était fort que le gouvernement avait maintenant les mains libres pour mettre en coupe réglée la population : « C’est pour quelqu’un qui n’est pas là que nous faisons la prière des morts et c’est nous que le gouvernement la fait. »
Quand le mari est tombé malade, elle avait fini l’université. Elle a dit au gouvernement : « je n’ai pas besoin de charité, je ne suis ni malade, ni handicapée. Donnez cette aide à ceux qui en ont besoin. Je suis éduquée, je suis encore jeune, je demande à travailler. »
Elle s’est rendue au ministère de l’éducation avec un message pour Abou Amar ainsi rédigé : « si mon cœur ne peut plus croire à rien sur cette terre, je me tue. Je demande au père qui nous aime de mettre un peu de lumière dans ma vie. » Le directeur était un beau-frère d’Arafat. Il est allé le voir, il n’était pas à la maison mais il est passé tard dans la nuit chez eux. Dès qu’il a frappé à la porte, son beau-frère lui a ouvert. Arafat s’étonne : « tu n’es pas en train de dormir ? » « Je ne peux pas dormir, une femme m’a raconté son histoire ». Il donne le message. Le directeur a juré à Maryam que, lorsque Yasser Arafat a lu, il a pleuré. Lui qui d’habitude intervenait avec des formules mesurées a donné des ordres. Elle a reçu une première aide de 2000 dollars mais surtout elle a obtenu un poste de professeur.
On lui demande où elle veut vivre plus tard : « pas ici, pas dans une boite à sardines où je ne peux même pas déplier mes jambes quand je me couche pour dormir. Je veux retourner dans le pays de mon père. Et je souhaite que chacun de mes petits-enfants retourne sur la terre de leur propre père.
Discussion avec O et un autre ami palestinien.
Très liée au milieu francophone tout en étant enseignante d’anglais, O est une boule d’énergie animatrice d’un centre actif pour enfants. Elle est née en Algérie dans une famille très politisée. Elle a choisi de s’installer à Gaza après avoir vécu dans plusieurs pays.
Nous échangeons sur nos connaissances communes.
Dans le salon, un grand poster rappelle la mémoire de son père décédé il y a quelques années qui fut colonel dans l’armée palestinienne. S’il n’y a aucun doute que lui-même fut un homme d’une grande probité, une discussion enflammée s’engage sur la corruption au sein du Fatah.
Au travers des arguments échangés, apparaît la précocité du problème : la corruption a fait des ravages, bien avant l’établissement de l’Autorité Palestinienne (1994). Deux images contradictoires d’Arafat se dessinent : il n’était pas corrompu mais a laissé se développer la corruption dans son entourage. Il a joué un rôle clé dans l’émergence de la question palestinienne et la reconnaissance internationale de son pays mais il a pris des décisions qui ont coûté très cher aux Palestiniens. L’ami palestinien estime que l’implication de l’OLP dans la guerre civile libanaise était un choix erroné de même que le soutien à Saddam Hussein lors de l’invasion du Koweït qui a abouti à l’expulsion de centaines de milliers de Palestiniens de ce pays.
NDLR
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