Chroniques de frontières alpines 1. Réprimer les solidarités : La stratégie de la peur

paru dans lundimatin#149, le 11 juin 2018.

L’été dernier, nous publiions une série d’articles qui retraçait le parcours de deux étudiantes en géographie qui avaient décidé de remonter la route migratoire des Balkans, de Calais au Liban.

Ces Chroniques de frontières alpines s’inscrivent dans la continuité de ce travail. À rebours de la superficialité et du sensationnalisme médiatiques habituels, les auteurs ont entrepris un travail de terrain sur un temps long. Depuis Briançon, à la frontière avc l’Italie, elles racontent l’accueil des migrants et la militarisation de la frontière, les méthodes policières, leurs effets et les solidarités qui toujours, s’y opposent. Vous pouvez retrouver tous leurs articles sur leur blog Derootées.

Depuis 2015, dans le cadre de la « lutte anti-terroriste » menée par l’Etat français, on a assisté à une intensification de la répression policière et juridique vis-à-vis des citoyen·nes solidaires avec les étranger·es, notamment aux zones frontalières. Entre juillet 2015 et janvier 2017, 9 citoyen·nes des Alpes Maritimes ont été inculpé·es, et le 24 avril 2018, trois militant·es suisses et italienne ont été mis·es en détention préventive suite à une manifestation solidaire à la frontière des Hautes-Alpes. Ces récents événements ont ressuscité les débats autour du poussiéreux « délit de solidarité », institué en 1938 (dans un climat dont chacun·e devine qu’il était particulièrement xénophobe…)

Le dossier en ligne du Gistihttps://www.gisti.org/spip.php?article5627 sur le délit de solidarité montre comment les évolutions progressives du droit sont devenues de plus en plus floues de sorte qu’il n’ait plus vocation à réprimer les trafics et réseaux mafieux à la frontière, mais à englober dans le champ des répressions les pratiques d’aide gratuite et solidaires vis-à-vis des étrangers. Cette évolution est le fruit d’une représentation de continuité entre l’immigration clandestine et le terrorisme : ainsi, dès 1996, l’aide au séjour irrégulier est intégrée parmi les infractions à visée potentiellement terroriste. Depuis les années 2000, on assiste à une extension des immunités (notamment pour « motifs humanitaires ») mais aussi, simultanément, à une aggravation des sanctions et de la répression des citoyen·nes solidaires avec les étranger·es sans-papiers.

Tout un arsenal législatif a ainsi vocation à limiter les activités bénévoles de citoyen·nes solidaires : l’« aide à l’entrée et au séjour irréguliers », puni de 10 ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende, mais aussi les « délits d’outrage, d’injure et de diffamation ou de violences à agent publics », utilisés selon le Gisti pour « défendre l’administration et la police contre les critiques dont leurs pratiques font l’objet ». A ces motifs s’ajoutent des pratiques plus sournoises de dissuasion, qui procèdent de la même volonté politique : « Il s’agit de priver l’étranger en situation irrégulière en France de toute forme de soutien : amical, politique ou juridique mais aussi, au-delà, de signifier à la population en général et aux militant·es en particulier qu’on ne peut s’opposer impunément à la politique gouvernementale quelles que soient la détresse humaine et les horreurs qui lui sont inhérentes. »

A la frontière franco-italienne, depuis quelques années, la répression judiciaire des personnes solidaires avec les exilé·es a concerné avant tout la zone de Menton-Vintimille, avec des garde-à-vue à tours de bras, la distribution de plus de soixante-dix interdictions de territoire pour des militant·es français·es et italien·nes, et puis l’ouverture des procès d’habitant·es de la Roya et de Menton. Les personnes incriminées assument leur solidarité avec les sans-papiers, en arguant que ce sont les pratiques illégales par la police de refoulement aux frontières qui (re)mettent en danger les personnes exilées, dont elles violent les droits.

Dans les Hautes-Alpes, la route qui s’est ouverte progressivement au cours de l’année 2017 fait de la région briançonnaise, depuis plus de six mois, un des principaux passages vers la France. Les mêmes événements se sont enchaînés, rapidement, à Menton et dans la Roya : forte augmentation du nombre de personnes traversant la région pour entrer en France, organisation citoyenne pour faire face à une situation humanitaire d’urgence, militarisation de la frontière grâce à des équipements et des renforts policiers, répression des personnes clandestines… Et prise en étau des bénévoles solidaires au coeur de ce dispositif de répression, lequel vise avant tout les personnes étrangères, mais également tous les gens qui leur viennent en aide.

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L’association Tous Migrants estime que depuis le printemps 2017, entre 40 et 50 personnes ont été arrêtées et convoquées à la PAF, principalement pour délit d’ « Aide à la circulation, à l’entrée ou au séjour de personnes en situation irrégulière ». On peut estimer que plus du double ont été interpelé·es par des agents de police ou de gendarmerie dans l’exercice d’un acte de solidarité. On compte également au moins 13 gardes à vue. Pour donner le ton du contexte, Benoît Ducos, un de nos camarades dont le nom a été relayé par les médias pour être venu en aide à une femme nigérianne enceinte, est menacé d’un procès, et en même temps sollicité par de grandes ONG italiennes pour recevoir des prix pour les actions « héroïques » des gens de Briançon…

Mais la situation dans le Briançonnais a connu un véritable tournant à la fin de ce mois d’avril, suite à une manifestation solidaire improvisée depuis l’Italie, qui a abouti à un passage de frontière par un cortège accompagnant 40 exilé·es en lieu sûr à Briançon. Trois des sept militant·es arrêté·es ce jour-là ont été condamné·es à une mise en détention provisoire aux Baumettes en attendant leur audience, le 31 mai. Le motif invoqué est « aide à l’entrée de personnes en situation irrégulière en bande organisée » . La détention provisoire a pris fin dix jours plus tard suite à une forte mobilisation médiatique et associative, et la formation de comités de soutiens, pour la défense d’Eleonora, Bastien et Théo, surnommés depuis « les 3 de Briançon ».

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C’est la première fois en France que des personnes sont mises en prison pour cause de délit de solidarité. Malgré leur actualité politique brûlante, ces évenements ne doivent pas manquer d’être remis en contexte : c’est uniquement en étudiant comment la pression sur les personnes solidaires s’est organisée progessivement à la frontière alpine que l’on peut comprendre que cette incarcération n’a rien d’une occasion exceptionnelle, d’une punition d’une action politique spécifique que serait cette manifestation. Ce n’est ni une manifestation exceptionnelle de sévérité, ni un dérapage, mais l’aboutissement d’une montée en tension dans la zone frontalière par la répression policière. C’est l’apogée de tout un dispositif politique qui consiste à réprimer les solidarités en jouant sur l’intimidation, et le découragement par la peur des citoyen-nes solidaires.

Les témoignages recueillis ci-dessous permettent de reconstituer tout un éventail de scènes très diverses de pression policière. Elles ne sont pas le fruit d’un calcul intentionnel qui émanerait d’une seule tête pensante. Mais on peut voir que ces différentes pratiques corrélées ont vocation à produire un effet général qui est celui du découragement par la peur d’agir. C’est bien parce que tous les éléments évoqués ci-dessous ne sont pas déconnectés les uns des autres, mais forment un ensemble répressif qu’on peut dire que le Briançonnais a été le théâtre dans lequel s’est développée, depuis un an, une stratégie de la peur.

La méthode atmosphérique : création d’un climat de tension

La mise en contexte nécessite de poser le décor quotidien dans la zone frontalière (entre Briançon et la frontière franco-italienne et particulièrement dans la vallée de la Clarée) depuis l’été 2017 : une présence policière lourde et un contrôle incessant, avec des moments plus calmes et d’autres périodes beaucoup plus tendues (été-automne 2017, avril 2018). Depuis que les Hautes-Alpes sont devenues un point d’entrée pour les personnes étrangères vers la France, à la gendarmerie locale, la douane, la Police de l’Air et des Frontières, le PSIG, la Police et Gendarmerie de Haute-Montagne initialement présents, se sont ajoutés les renforts venus de la région entière, dont des groupe d’intervention spécialisée comme la Brigade Anti-Criminelle, les CRS, des renforts de la vallée de la Roya, et même les sentinelles de l’armée et les chasseurs alpins.

Les habitant·es et touristes témoignent des barrages quotidiens sur la route qui cet automne imposaient parfois quatre contrôles par jour aux personnes désirant descendre dans la vallée. Barrages, brigades mobiles, postes de surveillance, les renforts policiers de toute la région ne se sont pas contentés de sillonner les cols ou les routes durant cette période, mais aussi d’installer leur présence au cœur des bourgs de Névache, Val-des-Prés, de Briançon, de sorte à ce qu’aucun jour, et aucune nuit, ne se passe sans avoir le sentiment d’être surveillé·e par la police. Deux habitants de Névache décrivent la présence dans le centre du village de voitures de police avec leurs phares à 4h du matin, au pied de tous les d’immeubles. « On se fait du cinéma », conclut l’un d’entre eux, conséquence logique du fait que le petit village semble s’être transformé durant cette période en décor de cinéma.

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Au même moment, les hélicoptères sillonnent régulièrement le ciel. « Le pire c’est l’hélico, c’est vraiment un sentiment d’oppression. Quand ils font des rondes, on sait que ce n’est pas pour le sauvetage, mais pour la surveillance », dénonce une habitante de Névache.

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Plus bas à Briançon, un Refuge a ouvert cet été pour permettre aux personnes migrantes de s’abriter après leur difficile traversée de la montagne. Bien que les sans papiers puissent être arrêté·es partout dans la ville, le Refuge a bénéficié d’une sorte d’immunité humanitaire. Malgré tout, pendant l’été et l’automne 2017, les rondes régulières des véhicules de gendarmerie devant le Refuge semblent menacer sa sécurité : « Ils roulent à une vitesse d’escargot, 20km/h, on se sent observés : t’es toujours suspect… J’ai pensé à d’autres pays où les gens sont sous surveillance et je me suis dit ’on connaît ça ici’. On devient nous mêmes suspects », confie une bénévole. Ces rondes s’ajoutent aux gendarmes en civil postés sur le parking devant le Refuge, et à la présence certifiée des renseignements généraux sur la même place. Cela renforce la croyance chez les bénévoles qu’ils et elles sont tou·te·s repéré·es, fiché·es, leurs voitures enregistrées.

Alors que je recueille le témoignage de l’une de ces bénévoles, assises au soleil sur cette place, elle coupe son récit pour dire : « Et tu peux m’expliquer pourquoi il y a une voiture de police qui est plantée à côté de nous depuis 8 minutes ? ». Au moment où je tourne la tête, la voiture de gendarmes démarre. Cette pression est discrète, mais elle développe chez tous les volontaires des réflexes anxieux, d’auto-surveillance de leurs faits et gestes. Cela fait dire à une vieille dame bénévole « Ah, c’est encore la Gestapo ».

Côté italien, les montées régulières à la frontière de la police et des gendarmes ne concernent jamais les migrant·es mais bien les militant·es. Dès le premier jour de l’ouverture d’un refuge squatté à Clavière, une montée massive de la police (polizia, carabinieri, police politique, voitures civiles) vers le lieu a ancré cette action solidaire dans un contexte de confrontation. Des voitures postées en observation devant le lieu que nous occupons, des tentatives régulières par des hommes en civil ou en uniforme discret (la police politique) d’entrer dans le lieu, suffisent à poser le climat. Interpellations sans justification, juste parce qu’on a un véhicule français, prise d’identité. Pour les personnes qui arrivent depuis la vallée par le bus, que nous accueillons dans le lieu en tentant de les mettre en sécurité, cette surveillance menaçante fait s’écrouler tout ce que nous mettons en place en termes d’accueil. Alors que la police a tenté de rentrer dans le lieu, et que nous n’avons pas eu le temps de barricader, j’ai dû crier à des exilés que nous accueillions depuis la veille de se cacher vite, pour ne pas qu’ils les trouvent : comment prétendre essayer de créer un climat de sécurité, dans ces conditions ?

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Ainsi la réponse immédiate du Ministère de l’Intérieur à la manifestation du 22 avril 2018 a-t-elle été, comme à l’accoutumée, la massification des rondes et patrouilles. Le soir même du cortège solidaire, Gérard Collomb ordonne un renforcement immédiat et intensif des contrôles à la frontière et dans la ville, avec des arrivées massives de toute la région. La montée brutale des dizaines de cars de CRS et de quinzaines de voitures de gendarmerie mobile depuis la vallée, fonçant sur Briançon en faisant hurler les sirènes dans un spectacle grotesque d’intervention spécialisée a fait monter la présence policière de Briançon à au moins 200 agents de contrôle. La petite ville est restée surmilitarisée, de manière quasiment absurde, pendant plus d’une semaine.

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Les touristes qui ont fréquenté la région à la fin de l’été 2017 manifestent de manière unanime un choc vis-à-vis de cette présence policière démentielle et apparemment injustifiée. « Pendant l’automne, la vallée ressemblait plus à une scène de guerre qu’à une région touristique », s’accordent de nombreux·ses habitant·es. « On a senti un moment d’occupation. Quand ils sont partis, on a enfin pu respirer. » Aujourd’hui, fin avril 2018, le printemps est revenu, dans un contexte politique national encore plus tendu que l’an dernier, et le siège de la zone peut recommencer.

La tactique du « cow-boy » : courses-poursuites et mise en scène d’arrestations

La méthode la plus utilisée pendant des mois comme contrainte sur les activités bénévoles, a été celle de l’intimidation. Celle-ci repose sur un certain sens du spectaculaire, au sens propre du terme : comme si la vallée était un théâtre, où après avoir planté un décor de guerre, des acteurs jouent aux opérations militaires de grande envergure.

Les course-poursuites participent à produire cet effet impressionnant. Une femme du Refuge raconte qu’en septembre, alors que la police surveillait constamment la gare de Briançon, empêchant le départ des migrant-es vers le reste de la France, des bénévoles avaient organisé un petit convoi pour descendre une dizaine de personnes vers la gare suivante, à l’Argentière, afin qu’elles puissent prendre leur train vers Paris. « On attendait dans l’herbe à côté de la gare, tranquillement, quand la police est arrivée : il a fallu se précipiter, en rampant, dans les voitures. On s’est précipités vers la gare suivante, Saint-Crepin, à toute vitesse. Là on attend, on surveille la gare. Pendant ce temps les jeunes sont dans la voiture et attendent que le train arrive. Quand il arrive on leur dit de courir. Ils montent dans le train, et direct après, horreur, on voit arriver la police ! Ils ont tous été arrêtés à Gap. »

Une autre femme, habitante de la Clarée, raconte :

J’allais au boulot à quatre heure du matin, (…) il y en avait plein de [jeunes] qui marchaient sur le bord de la route, ils couraient au milieu des voitures, dévalaient la pente. Alors je les ai emmenés. (…) Les gendarmes à Val-des-Prés en avaient déjà arrêté une vingtaine. Moi je les ai vus, et j’ai eu peur : j’ai accéléré. Ils m’ont poursuivie. Au village suivant, je me suis arrêtée « Sortez, courez ! », je leur ai dit. Les gendarmes nous ont tous poursuivis, un seul gars a réussi à s’évader, se cacher dans un jardin. J’étais prise au piège dans mon propre village. J’ai eu une sacrée frayeur !

La dimension dissuasive de ces course-poursuites est plus évidente encore quand elles concernent des gens qui ne transportent pas de migrant·es, mais qui se contentent de leur parler. Moi-même, alors que je me contentais d’observer, j’ai été prise en chasse par une voiture de police… qui n’avait rien d’autre à me reprocher que de rouler les phares éteints.

L’intimidation se joue aussi dans la mise en scène de l’arrestation. Le ton de la voix, la manière d’interpeler, font partie du « jeu ». On me raconte, à chaque contrôle du véhicule, les phares de voiture et lampes en pleine figure pour éblouir, les arrestations à grands cris, contrôles d’identité, fouille du véhicule – même quand il n’y a rien à signaler.

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Un militant raconte son arrestation récente : les armes braquées sur lui, une ouverture à coups de pieds de la portière de la voiture, les personnes agrippées brutalement, menottées avant d’être conduites à la gendarmerie. Un autre homme arrêté au col de l’Échelle alors qu’il transportait une femme enceinte et sa famille a fait l’objet d’une arrestation brutale : ses voisins racontent que les gendarmes lui ont esquinté les bras, et qu’il a eu très mal par la suite.

Enfin, pour certaines personnes arrêtées, la violence verbale grossière est utilisée pour forcer la peur. Une militante me raconte :

J’ai une copine qui a été arrêtée à la PAF alors qu’elle emmenait des mineurs se signaler, à la demande de la gendarmerie. La personne qui l’interrogeait lui a tenu des propos odieux, sexistes, racistes, machistes, et des gestes obscènes. Pendant un mois, elle a arrêté ses activités bénévoles. Elle ne veut pas témoigner, elle est très intimidée.

Jusqu’à récemment les interventions musclées sur le terrain, ne comportaient pas de suites judiciaires, comme si leur rôle était de se suffire à elles-mêmes pour impressionner les citoyen·nes solidaires.

La méthode Stasi : menaces individuelles

Ce faisceau de méthodes diverses dont l’assemblage produit une stratégie de la peur fonctionne aussi sous la forme de la menace. Cette stratégie est développée lors d’événements militants collectifs : « A chaque fois qu’on a fait des manifs à la PAF, ils nous ont photographiés, ainsi que les bagnoles… ». La menace a ici un caractère préventif, comme pour entraver les solidarités en créant de la peur chez individus avant même qu’il n’y ait de réelle convocation.

L’été dernier, un habitant de la Clarée connu pour avoir accueilli beaucoup de jeunes migrants a bénéficié d’une visite à son domicile de la gendarmerie doublée d’une perquisition : « Ils sont venus, ils ont évacué les gars, ils ont retourné les matelas… » Au printemps, deux gendarmes s’étaient déjà baladés chez tous les commerçants avec deux photos dont la sienne, en demandant : « Est-ce que vous connaissez cet homme ? ». Des rondes autour des domiciles de certain·es militant·es de Briançon ont également été signalées suite à la montée en force de la police après le 23 avril 2018.

Une autre militante, que nous appellerons ici Séraphine Loulipo, raconte qu’après accompagné au Refuge un jeune homme cet été, elle s’est rendu compte qu’elle était observée sur le parking du refuge par un homme en civil, assis sur le muret : « De toutes façons j’ai toutes les images, j’ai tout filmé…. » lance-t-il. « Votre voiture est fichée, nous on ne va pas vous lâcher, ça ne va pas se passer comme ça. »

Trois jours plus tard, Mme Loulipo se heurte à un barrage de police sur la route de la Clarée. « Ah, Séraphine Loulipo », dit immédiatement le gendarme qui la contrôle, à la seule vue de son véhicule. « Ca va bien, le trafic des migrants ? ». Puis d’ajouter : « Mettez vous sur le côté, on va bien lui trouver quelque chose à cette voiture. » Alors qu’elle cherche le gilet jaune obligatoire dans tous les véhicules, il prépare d’avance sa contravention et se gausse : « Je l’apporterai directement chez vous ». Mme Loulipo est ainsi rentrée chez elle persuadée que la police connaissait ainsi, en plus de son nom et de son véhicule, l’adresse où elle vit avec ses enfants.

En mars, un bénévole a bénéficié d’une de ces séances d’intimidations.

Ils sont venus me voir à mon boulot, sur mes horaires de travail. Ils étaient 3, en uniforme. Ils m’ont engueulé. « On t’a vu ! (…) Tu vas te faire choper, on peut te faire fermer ton commerce, on va saisir ton véhicule.

De même, en Italie, la dernière fois que la police politique a pris mon identité, ils nous ont assuré qu’ils connaissaient les visages de chacun·e d’entre nous, savaient parfaitement qui entrait et qui quittait le lieu, à toutes les heures, et nous ont promis que prochainement une arrestation massive tomberait sur tou·te·s les occupant·es.

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La traque des militant·es, la volonté de les identifier ou bien pour les menacer oralement (stratégie préventive) ou bien pour constituer des dossiers (stratégie punitive), selon les ordres du moment, s’est manifestée de manière plus qu’évidente lundi 23 avril quand 7 cars de gendarmes ont cerné le Refuge solidaire et que 7 agents sont rentrés à l’intérieur du Refuge, requérant un entretien avec des exilé·es… pour recueillir des informations sur les manifestant·es de la veille ! Un seul exilé a témoigné, mais cette action a pour effet de traduire de manière efficace la volonté du Ministère d’arrêter non pas uniquement les sans-papiers, mais bien celles et ceux qui contestent la politique migratoire de l’État, pour les empêcher d’agir.

Mais certaines scènes de violence physique à l’encontre des militants ont servi à faire monter le ton de la menace répressive. La première a eu lieu en mai 2017 contre un manifestant, renversé par un véhicule de police alors qu’il était venu soutenir avec une trentaine d’autres une travailleuse sociale qui avait été arrêté·e par la PAF. Dans son témoignage à la presse, la victime de cette violence raconte :

Une voiture de police part (…) à son bord 2 ou 3 réfugiés, direction le poste de police en Italie. (…). Spontanément, une dizaine d’entre nous décident de se mettre au milieu de la route et de mettre nos simples corps comme barrière naturelle à l’expulsion. Le chauffard essaye de forcer le passage en faisant vrombir le moteur, et en avançant pare-choc contre tibias. L’une d’entre nous tombe devant la voiture. Le reste des flics présents mettent des coups pour nous dégager de la chaussée. La voiture de police (…) active une grande marche arrière( à contre-sens) puis repasse en marche avant et se met soudainement à accélérer.

Je suis au milieu de la chaussée, je regarde la voiture de police arriver, elle ne décélère pas. (…) La bagnole continue sa course et me percute. (…) Je me retrouve ensuite sur le bitume et la roue arrière du véhicule me passe sur la jambe, au-dessus de la cheville. La voiture continue sa course comme si de rien n’était. Une fois au sol je m’ aperçois que plein de gens hurlent. J’hurle aussi. Sur ma droite un mec en costard, un cadre la PAF, ou de la préfecture me regarde comme un déchet. Il fait demi -tour et retourne sur ses pas pour aller se planquer dans le bâtiment du ministère de l’intérieur. Il est témoin direct de l’action. (…)

Les gendarmes ne prennent aucun témoignage des faits qui viennent de se passer. Certains policiers esquisse[nt] des sourires. Je suis pris en charge par les pompiers avec une atèle au pied droit. Les gendarmes n’ont toujours pris aucun renseignement auprès des témoins présents. J’arrive à l’hôpital.

Le deuxième cas de grave de violence individuelle a précisément eu lieu dimanche 22 avril. Plusieurs heures après l’arrivée du cortège, un militant de Briançon bien connu des autorités, buvait tranquillement une bière au bar de la gare. Les gendarmes ont contrôlé son identité sans raison. Ils se sont jetés à 6 sur lui, pour le mettre au sol, il a été menotté. Alors qu’il se débattait il a reçu des coups de genoux dans le dos, des coups de pied sur la tête. Pour les militant·es briançonnais·es, il s’agit d’une tentative de vengeance par interpellation, ciblée contre un individu connu par les autorités locales et qui relève d’un odieux règlement de compte couvert par la force de l’État.

Alors que tout le monde se trouvait devant le Refuge Solidaire, un groupe est allé à son secours. Ces militant·es ont été gazé·es au poivre ; ils et elles ont réussi à extraire le camarade des coups des gendarmes et à s’abriter au Refuge solidaire, les visages brûlés par les gaz. Le camarade, défiguré, aurait dû se rendre immédiatement à l’hôpital (dont le diagnostic a été très lourd), mais il a préféré rester caché pendant la nuit par peur d’être arrêté.

Plus que dans la brutalité des coups, la violence extrême se situe dans la possibilité pour les agents de l’État d’exercer la force sans contrainte, sans raison, par pur mépris ou amusement. On est toujours, quelque part, dans la menace, sous sa forme la plus crue. Les contrôles de police effectués par la suite au domicile de différentes personnes suite à cet événements, montrent la détermination à arrêter une bonne fois pour toutes les activistes locaux.

Parce qu’elles ont lieu dans un environnement global de répression qui agit sous des formes diverses (intimidation, menace), il serait réducteur d’assimiler ces deux scènes à de simples bavures policières, exceptionnelles et dénuées de contexte. Elles sont la forme la plus choquante et la plus crue d’une violence présente constamment depuis un an dans le Briançonnais, de manière diffuse. En effet, il n’y a pas de rupture entre les violences psychologiques et les violences physiques, ni entre celles à l’encontre des exilé·es et celles qui visent les militant·es, mais bien un ensemble continu caractérisé par des montées en tension, selon le contexte de la frontière et le contexte politique national.

Bavures policières ? Le plan de Macron

Vis-à-vis de ces pratiques quotidiennes d’intimidation, il serait facile pour le gouvernement d’argumenter qu’il s’agit de glissements locaux liés à un terrain particulier, à une « zone de tension » ou « zone de crise », bref, des situations ponctuelles et exceptionnelles qui n’ont rien d’emblématique. Or, à chaque fois que les habitant·es solidaires ont eu l’occasion de discuter avec des agents de police sur le terrain, et notamment en ce qui concerne leurs pratiques illégales de refoulement de demandeur·euses d’asile et de mineurs, ceux-ci ont eu pour simple discours que tous les ordres venaient « d’en haut ». Le renforcement démesuré, à en paraître fou, de la présence policière à Briançon le 22 avril 2018 a bien été ordonné par le Ministère de l’Intérieur.

Par ailleurs, d’autres moyens de pression plus discrets mais encore plus efficaces prouvent que la volonté d’interrompre par tous les moyens les activités bénévoles vient aussi de la préfecture, et à travers elle, de l’Etat. Notamment, la préfecture a fait barrage aux demandes de subventions nationales et européennes de la MJC, lieu central à Briançon, qui agit à la fois comme centre social et comme moteur d’activités culturelles pour la ville. Cette MJC a été un des premiers lieu d’accueil des personnes migrantes à Briançon quand la frontière des Hautes-Alpes est devenue un lieu de passage, parce qu’elle disposait déjà de la MAPE-monde, un dispositif d’accès aux droits pour les étrangers : sans subventions, la MAPE-monde ne peut plus continuer ses activités d’aide à la demande d’asile. Le motif invoqué, de manière très claire, par la préfète, pour justifier ce blocage des demandes de subventions, est que « l’État ne peut pas soutenir des associations qui vont à l’encontre de sa politique. »

Les différents éléments de terrain décrits dans cet article sont épars, divers, inégaux ; ils témoignent d’un répertoire très large des moyens de pressions employés dans le Briançonnais pour décourager les citoyen·nes solidaires. Cette diversité joue également le jeu d’un discours qui les présenterait comme des phénomènes ponctuels et séparés. Or, il est nécessaire de les présenter ensemble, non pas comme des faits distincts mais comme un continuum du contrôle policier, un ensemble de moyens au profit d’une même politique de lutte contre l’entrée sur le territoire de personnes étrangères en situation irrégulière, et de répression des gens locaux qui les aident.

L’effet des arrestations sur l’activité des bénévoles . Une stratégie efficace ?

Le différents moyens mobilisés au profit de la répression ont nécessairement un impact. La simple présence policière a un effet dissuasif, comme me le raconte une bénévole dont la propriétaire est une dame âgée, qui aimerait bien accueillir des migrant·es qu’elle voit quotidiennement sous sa fenêtre, mais qui est terrorisée par la police ! « Ne dites pas que je vous l’ai dit », a-t-elle confié à sa locataire.

Il y a de nombreux cas de bénévoles qui, suite à leur arrestation, ne reviennent pas au Refuge pendant plusieurs semaines ou plusieurs mois, ou qui limitent leurs activités. « Moi depuis, je ne fais plus rien [en transport]. J’ai eu tellement peur, le cœur qui battait. J’ai ma fille, je peux faire une garde à vue… (…) J’étais dans un film. C’est pas ma vie, ça, c’est pas ma vie. »

Mais pour la majorité des citoyen·nes solidaires, la conviction profonde de la légitimité de leur engagement est un moteur plus puissant que la peur d’être arrêté·e, même d’être poursuivi·e.

Malgré tout, beaucoup ont, depuis un an, perdu totalement confiance et développé une peur vis-à-vis de la police et des institutions étatiques : cela peut se traduire par une nervosité à la vue de chaque véhicule de police, une boule dans le ventre en permanence, une angoisse pour ses enfants et sa famille… Certain·es témoignent d’une paranoïa quotidienne avec l’impression d’être observé·es en permanence, surtout via leur téléphone. La question de la surveillance hante les conversations quotidiennes, renforcée par la rapidité de circulation des rumeurs : j’ai vu une voiture de police ici, là ils contrôlaient, ils sont restés plantés longtemps en me regardant, ça m’a paru étrange…

J’ai moi-même ressenti cette évolution au fil de mon temps à Briançon : les premières maraudes en montagne, alors que je ne connaissais personne qui avait été arrêté·e, me paraissaient la chose la plus naturelle du monde, un geste évident de mise à l’abri. Ce n’est qu’à force de voir se multiplier les arrestations autour de nous que l’angoisse un peu sourde du contexte Briançonnais m’a gagnée. Quand je suis seule en voiture, les sentiments qui m’envahissent sont de l’ordre du qui-vive, de la mise en garde, car je suis à moitié persuadée que ma voiture est repérée aussi. Je ne discute plus au téléphone sans douter que quelqu’un m’écoute, je ne parle plus aussi librement quand il y a un téléphone, même éteint, dans la pièce… Cela peut affecter notre imaginaire jusque dans notre sommeil, à rêver de course-poursuites et d’arrestation, à imaginer sa vie en prison…

A l’inverse de cette hypersensibilité qui peut friser la paranoïa, certaines personnes solidaires ont développé une sorte de nonchalance lasse, déjà habituée, vis-à-vis des arrestations : « Tu sais, moi je m’en fiche, on est habitué·es », dit une personne suite à son arrestation de la veille. Comme dans d’autres zones de violence policière généralisée (par exemple à Calais), une sorte d’habitude cynique s’est développée chez beaucoup de bénévoles, qui est un mécanisme de protection psychologique normal.

Quelle que soit la réaction de la personne, le fait de continuer ses activités solidaires dans un tel contexte implique toujours de s’habituer à la peur en incorporant des réflexes d’autocensure, d’autosurveillance, et de banalisation de la violence.

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Par ailleurs, la menace d’être arrêté·e agit comme une contrainte lourde sur l’activité solidaire : elle exige beaucoup plus d’organisation. Elle renforce la nécessité de toujours envoyer une voiture éclaireuse, qu’elle vienne du haut ou du bas de la vallée, pour vérifier que la voie est libre ; potentiellement d’y être à deux personnes pour pouvoir prévenir les autres par téléphone tout en conduisant. Elle implique de calculer les marges de temps avant chaque départ, d’observer les roulements des gardes policières pour passer au bon moment, d’impliquer potentiellement d’autres habitant·es solidaires sur le trajet pour ouvrir leur maison comme lieu de repli au cas où.

Tout cela a deux effets majeurs : d’abord, la mobilisation nécessaire de toujours plus de bénévoles pour prendre des précautions afin d’assurer la sécurité des personnes migrantes et des bénévoles eux-mêmes. Plus il y a besoin de monde, plus les mêmes personnes enchaînent les nuits passées en montagne, alors même que cela les désigne comme cibles plus évidentes pour la police. La fatigue physique s’ajoute donc à la tension psychologique des bénévoles, épuisant les troupes jusqu’à mettre en péril leur organisation. A long terme, la surveillance agit ainsi comme une stratégie indirecte d’auto-épuisement des bénévoles et de leurs activités.

Le deuxième effet qui découle d’une organisation minutieuse des trajets d’aide aux personnes migrantes est la sensation d’organiser un trafic, bien que celui-ci soit entièrement à vocation solidaire. Or, il est intéressant de relever que l’accusation qui vise les trois militant·es mis·es en détention comporte précisément la mention « en bande organisé ». Les discours de la préfète des Hautes-Alpes ainsi que de G. Collomb ne cessent de différencier l’aide occasionnelle et individuelle de l’aide sous forme de « réseaux organisés ». Or, dans les faits, c’est précisément le contrôle policier incessant et la remise en danger, en montagne, des personnes arrêtées, qui oblige les bénévoles à mettre en place un réseau organisé de transport : la préfecture provoque ainsi elle-même l’activité dont elle accuse les habitant·es solidaires.

Pression, contre-pression : des débats sur la résistance à mettre en œuvre

Localement, des résistances sont à l’œuvre contre la répression des solidarités. Les voisins et voisines, même celles et ceux qui ne partagent pas les idées politiques des bénévoles, font preuve d’une complicité passive quand ils et elles les avertissent discrètement d’un barrage de police plus bas dans la vallée. Une sorte de résistance de fond de la population locale, ulcérée de toutes part par l’omniprésence et la démesure des contrôles, permet une solidarité discrète entre les habitant·es de la vallée, au-delà des désaccords idéologiques.

De la part des habitant·es menacé·es par les contrôles, de nombreuses tentatives de dialogue vis-à-vis des institutions policières ont été entreprises. Une tentative d’entretien avec les secours en montagne, pour mettre en place une stratégie commune de sauvetage des personnes en danger, qui s’est soldée par un relatif échec de la discussion ; entretien avec l’officier de police judiciaire pour vérifier leur droit à dénoncer les pratiques illégales constatées par les citoyen·nes de la part des agents de police, qui n’a pas abouti non plus. La fermeture totale des institutions policières, l’opacité et le secret dans lequel elles agissent, empêchent tout dialogue avec les citoyen·nes solidaires.

Au quotidien, les stratégies à adopter pour faire face aux menaces qui pèsent sur les activités d’aide aux personnes étrangères divisent les bénévoles. Le fait de s’organiser pour être le moins visible possible, d’aider les migrant·es à partir le plus vite possible de la vallée pour ne pas que trop de gens y restent, en un mot, de jouer le jeu de cache-cache imposé par la police, ne fait pas consensus au sein des militant·es. Car faire le jeu de la police, c’est aussi assurer le secours en montagne à la place de la gendarmerie de haute-montagne, par peur qu’elle mette en péril des personnes en les refoulant à la frontière et en toute illégalité ; c’est aussi prendre en charge bénévolement et dans le secret l’accueil des demandeur·euses d’asile qui relève normalement du devoir de l’État ; c’est aussi financer soi-même les trajets hebdomadaires des mineurs jusqu’au conseil départemental à Gap, ce qui relève de la responsabilité de l’État. C’est enfin assumer le fait d’envoyer rapidement dans les grandes villes des personnes qui n’ont pas de contacts là-bas et se retrouvent à la rue, invisibles, sans réseau de solidarité sur lequel s’appuyer.

La stratégie de la peur pousse les bénévoles à agir toujours plus dans l’ombre, discrètement, et continuer de faire fonctionner une situation qui relève d’une imposture de la part de l’État. Mais alors que les arrivées sont toujours plus nombreuses et que la répression ne cesse pas, mettre en pleine lumière la responsabilité de l’État, les pratiques illégales et inhumaines de ses agents, est ce que souhaitent la plupart des citoyen·nes solidaires… qui se contraignent pourtant au silence, par peur de la répression et surtout par peur que celle-ci s’exerce sur les personnes étrangères pour lesquelles cette solidarité est mise en œuvre.

Au quotidien, les bénévoles acceptent toutes ces charges, parce qu’ils et elles ont la conviction qu’offrir un accueil digne aux personnes étrangères est ce qu’il y a de plus important. Mais quand les citoyen·nes solidaires manquent de relais, manquent de force, manquent de sommeil ou n’ont plus assez d’argent pour faire tourner les lieux de vie collective, la question du bras-de-fer avec l’État ressurgit : n’est-on pas la dupe d’une manipulation, qui nous oblige à prendre en charge secrètement l’accueil des migrant·es dans la région, tout en nous réprimant et nous menaçant ?

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Ainsi, la stratégie de mobilisation mise en œuvre, notamment par l’association Tous Migrants a été de répondre à la pression policière par une pression médiatique, pour assurer qu’un discours soit produit pour pointer du doigt la responsabilité de l’État, et l’injustice des arrestations. Grâce à ce travail de médiatisation, il a été possible, lors de l’arrestation de Benoît Ducot le 10 mars dernier pour avoir voulu conduire à l’hôpital Marcella, une femme nigérianne en train d’accoucher, de mobiliser immédiatement les médias sur ce sujet et d’organiser une manifestation à la PAF lors de la convocation de Benoît. Elle s’est à nouveau montrée efficace pour obtenir la remise en liberté conditionnelle de Bastien, Théo et Eléonora.

Quelle interprétation donner aux événements récents ?

Si Bastien, Théo et Eléonora ont été remis·es en liberté conditionnelle (avec un fort contrôle qui les oblige à pointer une à deux fois par jour, les premiers en Savoie, la troisième à Marseille, c’est-à-dire hors de leur pays de résidence), les défenseur·euses des solidarités avec les exilé·es ont de bonne raison de s’inquiéter de l’échéance du 31 mai.

Il est évident que leur mise en détention provisoire n’était aucunement une réponse au risque réel que ces trois jeunes personnes représentaient pour la société française. Elle visait plutôt à produire un effet tonitruant et à montrer que l’État agissait dans sa « lutte » contre « l’immigration clandestine », car :

– Les trois personnes incarcérées n’étaient pas actives localement en France. Toutes les trois étrangères, elles étaient ponctuellement présentes le week-end de la manifestation pour un événement qui a eu lieu à Clavière, en Italie.

– Elles n’avaient pas de casier judiciaire pouvant justifier l’idée qu’elles représentent un quelconque danger public

– Toutes trois possédaient des dossiers très solides de garanties de représentations.

Ainsi, leur étonnante mise en détention, dans un contexte de mouvement social et de contestation fortement réprimés par le ministère de l’Intérieur partout sur le territoire français, s’agissait bien d’une décision politique. Cette impression est renforcée par la plaidoirie du procureur lors de la comparution immédiate le 24 avril au tribunal de Gap, qui se centrait essentiellement, non pas sur les personnes de Théo, Eléonora et Bastien, et sur les accusations qui leur étaient portées au titre judiciaire, mais uniquement sur le contexte politique : à tel point que des éléments aussi farfelus que le carnaval de Gap ou des communiqués de l’association Tous Migrants, avec lesquels ils ne pouvaient avoir aucun rapport, leur ont été implicitement reprochés.

Le fait que cette condamnation provisoire ait eu lieu dans un contexte où d’autres militants rattachés au groupe d’extrême droite Génération Identitaire étaient à l’initiative d’une opération de communication au col de l’Échelle n’a rien d’anodin, car ces derniers n’ont été aucunement ni poursuivis, ni condamnés, et n’ont subi aucune pression policière pour incitation à la haine raciale. Il faut garder cela à l’esprit pour se rendre compte de ce que ce procès implique sur le plan idéologique et ce qu’il traduit de la politique actuelle du gouvernement, à travers le Ministère de M. Collomb.

Le fait qu’Eléonora Bastien et Théo soient étranger·es a peut-être donné l’impression que leur détention ferait moins l’objet de retentissement médiatique et aurait uniquement un impact sur les personnes qui agissent localement et quotidiennement à la frontière, et sont visibles des autorités depuis des mois, avec l’idée de faire un exemple. En ce sens, même le passage aux poursuites judiciaires reproduit les stratégies de menaces policières développées plus haut.

De fait, un dossier a été ouvert par le procureur sur au moins 30 personnes présentes à cette manifestation et qui pourraient être également convoquées le 31 mai pour le procès d’Eléonora, Théo et Bastien. Les militant·es qui étaient présent·es ce jour-là subissent donc en ce moment les effets de la peur, doublée d’une incertitude quant à savoir quel noms tomberont.

Même si ce n’est pas nous-même, ce sera notre ami·e, notre camarade, et à travers les quelques personnes qui seront sacrifiées en exemple, c’est évidemment toute notre activité solidaire qui est attaquée. Et la peur, quand la menace ne sera plus celle d’une simple garde-à-vue mais d’une réelle condamnation de 10 ans de prison comme la loi le prévoit théoriquement, finira par être efficace pour que les actions solidaires s’éteignent d’elles-mêmes.

Le régime de la peur généralisée est l’apogée du processus répressif, et il consacre l’entrée dans un régime de terreur. Un Etat qui vise à réprimer toutes les désobéissances civiles par le contrôle ou la menace à l’encontre de ses citoyen-nes prend les traits de la dictature ou du fascisme. Des personnes profondément convaincues continueront à agir solidairement, mais de manière cachée et secrète, comme c’est déjà le cas en Hongrie, en Bulgarie, dans les pays d’Europe où l’extrême droite a gagné la société comme les institutions politiques.

Les motivations idéologiques, au fur et à mesure que s’intensifie la répression, s’orientent au-delà de la simple solidarité avec son frère ou sa sœur discriminé·e : elles prennent un sens de plus en plus politique, de révolte vis-à-vis d’un État fondé sur la violence. C’est le point de bascule où la solidarité envers son prochain devient un acte de résistance.

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