Par Mariam Barghouti – Pourquoi Israël participe-t-il au prochain concours Eurovision de la chanson ? Publié le 27 mars 2019 sur le site de Chronique de Palestine.
À moins de deux mois du concours de chansons de l’Eurovision qui se déroule à Tel Aviv, la controverse entourant le pays hôte ne peut que s’exacerber. L’événement est une occasion majeure pour Israël de « blanchir » ses crimes contre la population palestinienne et les militants pro-palestiniens sont déterminés à contester l’événement par une campagne de boycott.
Des personnalités telles que Roger Waters et Wolf Alice ont déjà appelé les médias et les artistes à refuser leur participation, tandis que le mouvement BDS (Boycott Divestment Sanctions) a intensifié sa campagne contre l’événement.
La décision provocatrice de tenir la soirée d’ouverture de l’Eurovision le 14 mai est particulièrement choquante pour les Palestiniens car elle tombe le jour où IsraëlPalestine de 1948] commémore sa déclaration d’indépendance de 1948. Le lendemain, alors que les chanteurs européens s’opposeront les uns les autres à Tel-Aviv, la Palestine célébrera le 71e anniversaire de ce que les Palestiniens appellent [al-Nakba, la catastrophe, en souvenir des victimes de la guerre israélienne de nettoyage ethnique.
Mais au-delà du problème évident qu’Israël exploite encore une fois un événement culturel pour blanchir sa réputation sanglante, le prochain concours Eurovision est également une occasion de réfléchir à ce qu’est réellement Israël.
La question que peu d’Européens semblent se poser est de savoir pourquoi un pays situé au Moyen-Orient (loin des frontières naturelles comme imaginaires de l’Europe) participe depuis 1973 à un concours fondé sur la vision d’unification culturelle de l’Europe. C’est un pays qui, se définissant comme un « État juif » bâti sur la « terre promise » et « la seule démocratie du Moyen-Orient », a toujours prétendu avoir une origine et des racines bien établies au Moyen-Orient.
Pourquoi les artistes israéliens chantent-ils à l’Eurovision ? Pourquoi les équipes de football israéliennes jouent-elles dans les championnats de l’UEFA et rivalisent-elles avec les équipes européennes pour les qualifications pour la Coupe du Monde de la FIFA ? Pourquoi les médecins israéliens sont-ils membres du Forum européen des associations de médecins, actuellement dirigé par un responsable israélien ?
La réponse est simple: car Israël a été fondé en tant que et continue d’être une colonie européenne !
Une colonie européenne en Palestine
Israël est l’une des dernières colonies européennes survivantes, avec des endroits comme la Guyane française, la Nouvelle-Calédonie, les Bermudes et les îles Caïmans. Il a réussi à survivre à la vague de décolonisation du XXe siècle en élaborant avec soin un mythe fondamental d’exceptionnalisme, en partant du principe idéologique sioniste selon lequel les juifs doivent retourner sur la « terre promise » et qu’ils ne peuvent être « en sécurité » que dans un État exclusivement juif.
A partir d’une lecture à travers des lunettes sionistes des écritures judaïques pour affirmer que la Palestine était « à l’origine » juive et serait la « patrie » légitime de tous les juifs, et pour réclamer une continuité territoriale historique à l’État juif pré-chrétien, les pères fondateurs d’Israël (tous des juifs européens) se sont lancés dans une campagne systématique d’européanisation des espaces qu’ils ont colonisés.
Ils ont commencé à construire le nouvel État sur le même principe que celui utilisé par les colonisateurs européens pendant des siècles, à savoir qu’ils se lançaient dans une prétendue mission de civilisation. Et tandis que les empires européens s’effondraient, Israël se développait, consolidant ainsi son mythe fondateur en tant qu’ « île de stabilité » dans une région turbulente.
Les colonialistes sionistes ont facilement adopté les idées que les projets coloniaux européens avaient développées face aux populations autochtones. Peu de temps après la déclaration de Balfour en 1917, le dirigeant sioniste Chaim Weizmann, par exemple, écrivit dans une lettre à Lord Balfour que les Arabes « superficiellement intelligents et vifs d’esprit » et « traîtres » par nature ne pourraient pas établir leur propre État en Palestine « parce que le fellah (paysan) a au moins quatre siècles de retard et que l’effendi (membre de la classe urbaine) (…) est malhonnête, sans éducation, gourmand et aussi peu patriotique qu’il est inefficace ».
Comme les Européens, les colonisateurs israéliens se sont également servi d’une combinaison de nettoyage ethnique et d’asservissement pour « vider » les terres qu’ils colonisaient de la population indigène « inférieure ».
Mais les constructeurs de l’État israélien ont été confrontés à un défi idéologique majeur avec la population juive du Moyen-Orient, qui a été encouragée à migrer en masse vers la Palestine et utilisée comme main-d’œuvre bon marché pour construire les colonies sionistes. Ce que les colonisateurs européens ont trouvé particulièrement « troublant » à propos des juifs mizrahim, c’est leur « caractère arabe ».
Golda Meir, première femme Premier ministre d’Israël, a elle-même déclaré : « Tout véritable juif doit parler le yiddish, car celui qui ne le sait pas n’est pas un juif ».
Autrement dit, la seule véritable identité juive était celle que l’élite ashkénazie avait ramenée d’Europe. la judéité du mizrahim (ou séfarade) étant « impure ». A cause de cela, ces derniers ont été jugés sensibles à « l’influence arabe » et leur loyauté a été mise en doute. Des mesures devaient être prises rapidement pour contrôler cette communauté juive « suspecte » qui deviendra bientôt la moitié de la population israélienne.
Lors du débat de la Knesset en 1951 sur l’éducation, le premier Premier ministre israélien David Ben Gourion, était très explicite : « Un juif yéménite est avant tout un juif, et nous voulons le transformer, autant que possible et aussi rapidement que possible, d’un Yéménite à un juif « .
A une autre occasion, il a également déclaré: « Nous ne voulons pas que les Israéliens deviennent des arabes. Il nous incombe de lutter contre l’esprit du Levant, qui corrompt les individus et les sociétés ».
C’est pourquoi l’élite israélienne ashkénazie a lancé un ambitieux projet de « civiliser » – c’est-à-dire d’ « européaniser » – leurs frères orientaux par le biais de la rééducation, du lavage de cerveau idéologique et des enlèvements massifs d’enfants.
Le résultat de cette « campagne de civilisation » est la poursuite de la discrimination systématique contre les juifs mizrahim – qui traverse toujours le fond de la société israélienne et – par extension, contre toute personne non-juive et non blanche.
La hiérarchie raciale d’Israël est très proche de celle établie en Europe, aux États-Unis et au Canada : l’élite blanche et la classe moyenne au sommet et les autres au bas…
Culpabilité européenne et antisémitisme
Les mouvements de décolonisation qui ont éclaté en Asie, en Afrique et au Moyen-Orient ont contraint l’Europe à démanteler progressivement ses implantations coloniales. Mais Israël a été épargné par ce processus. Avec le temps, une partie de l’élite intellectuelle européenne a commencé à parler de « post-colonialisme » alors qu’une grande colonie européenne restait dans son voisinage immédiat.
En fait, à ce jour, les gouvernements européens refusent de considérer Israël comme l’un de leurs projets coloniaux, totalement hors du temps.
Ironiquement, la culpabilité éprouvée à propos de l’Holocauste [massacre des communautés juives d’Europe par l’Allemagne nazie] a poussé les gouvernements européens à soutenir le projet sioniste consistant à envoyer des colons juifs coloniser la Palestine, alors même que l’idée selon laquelle les juifs – à cause de leur judaïté – devraient quitter l’Europe pour une autre région du monde est intrinsèquement antisémite.
Un soutien inconditionnel à la poursuite de la colonisation de la Palestine par Israël et à la victimisation de sa population autochtone a souvent été justifié (notamment par des pays comme l’Allemagne et l’Autriche) comme un moyen de réparer les crimes passés.
Mais l’antisémitisme n’est pas un fait du passé en Occident… Il est terriblement bien vivant et s’inscrit dans l’échec de l’Occident à résoudre les problèmes de racisme, de suprématie blanche et de colonialisme au sein de sa société et de sa culture.
En ce sens, les gouvernements européens qui soutiennent Israël dans son exploitation ininterrompue des pratiques de domination coloniale européenne du XXe siècle à l’encontre de la population palestinienne autochtone, témoignent du fait qu’ils n’ont jamais vraiment tiré un trait sur leur propre passé colonial, et qu’en réalité ils n’ont pas complètement rompu avec les idées qui ont permis le colonialisme et l’antisémitisme.
C’est pourquoi les élites européennes ne voient pas d’inconvénient à ce que des artistes européens se produisent en Israël, que des consommateurs européens jouissent de biens fabriqués dans des colonies israéliennes illégales, que des gouvernements européens achètent une technologie de surveillance israélienne pendant que des Palestiniens sont opprimés, expulsés de leurs terres et de leurs foyers, mutilés et massacrés sur une base quotidienne.
Tout changement radical dans leur attitude ne peut se faire que parallèlement à une reconnaissance complète – et une expiation – des crimes coloniaux, à une indemnisation des populations touchées, à une décolonisation, à une dé-racialisation des structures de pouvoir et à une condamnation de la suprématie blanche. Ce n’est qu’alors que les Européens (et par extension les Américains) reconnaîtront Israël comme leur création coloniale et admettront la honte historique que représentent son fondement et sa croissance.
Ce n’est qu’alors que l’Occident pourra véritablement tenir Israël pour responsable de ses crimes.
* Mariam Barghouti est une écrivaine palestino-américaine basée à Ramallah. Ses commentaires politiques sont publiés dans l’International Business Times, le New York Times, TRT-World, entre autres publications. Son compte twitter. : @MariamBarghouti
Publié le 21/3/2019 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine