Ce que révèle l’«agression antisémite» de Sarcelles

L’emballement disproportionné des premières heures – aujourd’hui retombé – a suscité son lot habituel de commentaires tendancieux sur les «banlieues musulmanes». Mais pas seulement. Un nouveau palier vient d’être franchi dans la construction du discours sur le «nouvel antisémitisme». Une véritable inversion dans la charge de la preuve

[Mea culpa. La première version de cet article contenait une grave inexactitude. J’ai eu le tort de prendre pour argent comptant les propos tenus à l’Assemblée nationale par l’ancien maire de Sarcelles et le non-démenti dans la réponse du Ministre de l’intérieur. Il m’appartiendra à l’avenir d’être plus prudent et rigoureux. J’ai donc modifié la fin de cet article]

Résumons. Le 31 janvier, un enfant juif de huit ans portant kippa dit avoir été agressé dans la rue par deux jeunes adolescents noirs qui l’auraient mis à terre et frappé. Ses parents portent plainte au commissariat de Sarcelles. Deux jours après, c’est l’emballement. Tous les grands médias – presse écrite, radios, télés – évoquent cette affaire sans beaucoup de recul. Les faits allégués – et au premier chef, le mobile antisémite – sont tenus pour établis. On parle alors d’un « enfant roué de coups », d’un véritable « passage à tabac ». Sur son compte Twitter, Emmanuel Macron considère que c’est « toute la République qui est agressée » par ces « actes ignobles ». A l’Assemblée nationale, lors des questions d’actualité, le premier ministre exprime le souhait que « la Justice passe avec sévérité ».

Mais deux jours plus tard, l’affaire se dégonfle sérieusement. Sans que les médias s’en fassent aussi bruyamment l’écho. Aucun témoin n’a assisté à la scène. Aucune caméra de surveillance n’en a capté la moindre image. L’enfant était accompagné de son frère, âgé de 11 ans « qui marchait un peu en retrait », mais qui ne semble pas être en mesure de confirmer le récit des faits avec précision. Aucune lésion corporelle ni aucune ITT n’a pu être constatée, les parents n’ayant pas suivi l’invitation des policiers à se présenter au service des urgences médico-judiciaires. Finalement réentendu le 2 février, l’enfant déclare aux policiers « ne pas avoir été blessé, car les coups n’étaient pas forts ».Aujourd’hui, des « sources proches de l’enquête » – entendez, les enquêteurs – reconnaissent que l’affaire « s’est emballée trop rapidement », sur le mobile antisémite retenu d’emblée par le parquet au motif que la kippa de l’enfant était visible, et aussi, peut-être, sur la matérialité des faits eux-mêmes. Une nouvelle « affaire du RER D » ? On ne peut l’affirmer catégoriquement. Peut-être une bousculade ou un croche-pied. Mais mettant en cause des mineurs, sans la moindre insulte, trop imprécis pour qualifier juridiquement une infraction, et encore moins son caractère antisémite. En tout cas, rien qui justifiait une importance aussi disproportionnée accordée à cette affaire dans les médias et à la tête de l’Etat. Disproportionnée et inédite.

Car aux commentaires habituels et nauséabonds que provoque, trop souvent hélas, ce type d’affaire (on citera, cette fois, Natacha Polony qui, le 1er février, sur Sud Radio, a rebondit sur les faits de Sarcelles pour déplorer que soit passée sous silence la « cuture musulmane » des auteurs d’actes antisémites « en banlieue » ; et l’inévitable Alain Finkielkraut, dimanche 4 février sur Radio Communauté Juive (RCJ), dénonçant dans l’antisémitisme d’aujourd’hui, « un sous-produit de l’immigration » et de la « société multiculturelle »), sont venus s’ajouter d’autres commentaires juridico-psychologiques peu entendus jusqu’à présent, qui pourraient bien marquer le passage d’un nouveau palier dans la construction du discours sur le « nouvel antisémitisme » qui empoisonne le débat français depuis plus de quinze ans.

Une trouvaille, d’abord. Celle du « silence ». C’est Natacha Polony, qui dans son édito de Sud Radio, dénonce le caractère silencieux de l’agression : « comme s’ils prenaient le soin de ne pas tomber sous le coup d’une inculpation pour antisémitisme ». Un argument repris par François Pupponi, ancien maire de Sarcelles et député du Val-d’Oise, devant les caméras de BFM : « aujourd’hui, ils agressent sans insulter, et donc, le caractère antisémite est plus difficile à démontrer ». Il faut beaucoup d’imagination pour prêter un tel calcul à des délinquants, souvent pauvrement instruits, qui seraient ainsi disposés à assumer les foudres de la justice pour des faits de violence déjà lourdement punis par le Code Pénal, mais seraient effrayés par la perspective d’une circonstance aggravante dont il n’est pas certain qu’ils en connaissent les conséquences juridiques et encore moins, sur le plan intellectuel, la connotation infamante. On pourrait en sourire, si la suite du raisonnement ne faisait un peu se dresser les cheveux sur la tête : « et donc, il faut systématiquement s’adapter », poursuit l’ancien maire de Sarcelles. Comment ? En renversant la charge de la preuve. La victime devrait pouvoir elle-même, en déposant plainte, qualifier les faits dont elle estime être victime. A charge pour le suspect d’apporter la preuve contraire que sa motivation n’était pas antisémite. Difficile de faire la preuve négative d’un fait, tous les philosophes vous le diront. Avant de se chamailler dans la cour du lycée, il faudra vérifier qui a une kippa sur la tête. Sur le plateau de BFM, Frédéric Potier, successeur de Gilles Clavreul à la tête de la Délégation Interministérielle de lutte contre le Racisme et l’Antisémitisme (Dilcra) a annoncé que cette lumineuse idée constituait une piste de travail de son administration. Et Edouard Philippe l’a confirmé devant l’Assemblée nationale lors de la séance des questions d’actualité. En d’autres termes, un jour, l’absence d’insultes antisémites pourrait devenir la preuve même d’une infraction antisémite ! « Ils » ne disent rien, mais « ils » n’en pensent pas moins…

Nul doute que ce nouvel outil juridique permettra de résoudre le problème du « nouvel antisémitisme », dont certains ne cessent de répéter, depuis quinze ans, qu’il constitue le nouveau mal du siècle. Et tant pis si la dénonciation de ce nouvel antisémitisme est trop souvent instrumentalisée, avec un art consommé de l’amalgame, pour étouffer et rendre inaudible toute critique de la politique israélienne. Ce que l’on nomme l’antisémitisme de banlieue (pardon pour ce raccourci) est une réalité, mais les chiffres ne traduisent nullement un phénomène de masse, ni pour l’antisémitisme, ni même pour le racisme en général. Me reviennent en mémoire les propos de ce responsable associatif , il y a quelques années, s’inquiétant sur l’antenne d’une radio communautaire de la baisse (oui, vous avez bien lu) des statistiques de l’antisémitisme et appelant tous les membres de la communauté juive à se mobiliser pour aider à recenser de meilleurs taux, car, disait-il, « on sait bien » que la réalité est supérieure aux chiffres enregistrés ; ce témoignage de l’historien Elie Barnavi qui, alors qu’il était ambassadeur d’Israël en France au début des années 2000, notait avec une légère ironie cette étrange unanimité avec laquelle les responsables des communautés juives de l’hexagone lui exprimaient leur émotion à propos de tous ces incidents antisémites dont ils entendaient parler, sans être capables eux-mêmes d’en rapporter un seul dont ils auraient été victime ni même témoin ; cette confidence que j’ai reçu un jour d’un ancien ministre français des affaires étrangères, à qui un président du CRIF avait benoîtement avoué que la lutte contre l’antisémitisme était l’unique moyen de fédérer une communauté juive hétéroclite et atomisée. C’est bien connu, la fin justifie les moyens. Le harcèlement médiatico-judiciaire de certains médias rendus responsables des violences antisémites commises en France pour leur traitement – pourtant honnête – de l’actualité du proche-orient et du conflit israélo-palestinien. Enfin, Samy Ghozlan, président du Bureau National de Vigilance contre l’Antisémitisme (BNVCA) – l’une des principales associations de la communauté juive chargée de recenser les chiffres de l’antisémitisme – qui me soutenait mordicus, lors d’un débat à l’antenne d’Europe 1, que « le palestinisme est un antisémitisme ». Oui, vous avez bien lu. Non pas l’antisionisme, mais le « palestinisme ». Le seul fait de soutenir la cause des Palestiniens devrait ainsi être constitutif d’un délit: Ce nouveau palier franchi à l’occasion de l’affaire de Sarcelles n’a rien d’anodin ni de fortuit.

6 FÉVR. 2018 | PAR GUILLAUME WEILL RAYNAL | BLOG : LE BLOG DE GUILLAUME WEILL RAYNAL