L’organisation, par deux jeunes femmes, d’un camp d’été « décolonial », du 25 au 28 août, en Champagne Ardenne, suscite la polémique, du fait qu’il est interdit aux personnes blanches, qui ne sont pas victimes du « racisme d’État ». Pour la sociologue, anthropologue et professeure à l’Université Paris 8, Nacira Guénif, ces réactions sont la preuve-même que la tenue de ce camp est indispensable. Explications.
Tout le monde s’insurge devant l’annonce de ce camp décolonial, réservé uniquement aux personnes qui subissent le racisme d’État, qui sera organisé l’été prochain par deux jeunes femmes : comment, les Blancs ne sont pas conviés ? C’est « un racisme qui ne dit pas son nom ! » ; un scandaleux « entre-soi ».
Revenons un instant sur la notion de « racisme d’État ». Il y a deux façons d’aborder le racisme. La première est morale, et consiste à considérer qu’il y a des personnes mal élevées, qui établissent une hiérarchie entre les individus, à raison de leur origine, leur religion, leur ethnicité ou leur couleur de peau. Face à cela, il suffirait de dénoncer et de corriger les dérives de personnes isolées ou d’acteurs déviants.
L’autre approche consiste à dire que le racisme n’est pas seulement une question de sujets qui manquent d’éducation, mais qu’il est hérité de structures coloniales et impériales, qui n’ont pas été démantelées au moment de la liquidation de l’empire colonial, notamment français.
Un racisme hérité de l’empire colonial français
Il s’agit à la fois de règles et d’habitudes qui ont fini par s’imposer dans toute une série de routines administratives et institutionnelles. L’exemple le plus frappant ? La loi de 2004, qui interdit le voile dans l’école publique, pour beaucoup considérée comme une mesure à la fois raciste et sexiste. Ou encore les contrôles policiers pratiqués au faciès. Deux productions typiques du racisme d’État.
Certains États sont ou ont été explicitement racistes. C’était le cas de l’Afrique du Sud, ça a longtemps été et continue d’être celui des États-Unis. Dans les deux cas, si ces États ne se fondent plus sur un racisme revendiqué, leur structure hiérarchisée et le système qui les organisent le restent profondément. Cela devient le cas d’Israël en raison de sa structure coloniale.
Par ailleurs, certaines pratiques racistes sont instaurées et profondément ancrées dans l’ensemble des fonctionnements de l’appareil d’État, qui ne sont absolument pas revendiquées, mais qui ont des effets comme la ségrégation spatiale qui suit une ligne de couleur, les discriminations dans l’accès à l’emploi, l’islamophobie…
Il faut construire un antiracisme politique
Par exemple, la Délégation interministérielle de lutte contre le racisme et l’antisémitisme (DILCRA) affirme qu’il n’y a pas d’islamophobie en France en jouant sur les mots, et en appelant cela du racisme « anti-musulman ». Une argutie étrange, qui peut légitimer l’expression d’une forme de haine complètement dédouanée à l’égard des musulmans : puisque l’islamophobie n’existe pas, elle ne peut être qualifiée comme telle et fustigée, puis punie.
Par contre, la même DILCRA ne se prive pas de jeter la suspicion sur ledit camp décolonial ou la semaine de débat organisée à l’université Paris 8 par un collectif étudiants racisés, au prétexte qu’ils seraient initiés par des personnes subissant le racisme qui n’auraient pas le droit d’en parler entre elles pour s’organiser, afin de lutter contre les mécanismes structurels qui le génèrent.
C’est à ce racisme d’État, aujourd’hui identifié par de larges segments de la militance et des intellectuels qui ont accepté de chausser d’autres lunettes analytiques, que ces organisatrices font référence : face à un racisme structurel, il faut construire un antiracisme politique, qui n’est pas simplement moral. L’idée n’est pas de fustiger des individualités auxquelles il faudrait apprendre la bonne manière de se comporter avec les êtres humains, mais de construire des outils politiques pour s’émanciper de ce racisme d’État.
Être « Blanc », ce n’est pas qu’une couleur, c’est un statut politique
On s’est indigné que les personnes « non-racisées » n’aient pas accès à ce type de formation. Or c’est précisément parce que ce sont des pratiques tellement diffuses dans l’ensemble de la société que c’est à la fois très difficile de les qualifier et de les localiser.
Les personnes visées par le racisme d’État sont constituées comme des groupes racisés qui, étant directement confrontés à ce type de racisme, doivent pouvoir s’organiser, se former, prendre la mesure du phénomène, et développer à la fois des outils de compréhension et d’action pour lutter contre le racisme qu’ils subissent.
Les personnes blanches ne sont définitivement pas victimes d’un racisme d’État. Entendons-nous bien sur ce que veut dire « Blanc » : il ne s’agit pas d’une couleur, mais d’un statut politique qui renvoie à une position suprématiste de domination construite pendant des siècles de colonisation et d’esclavage. Qu’elle soit revendiquée ou pas, elle attribue des privilèges à certaines et en privent d’autres de droits fondamentaux attachés à la personne.
En revanche, une femme blanche convertie à l’islam est d’emblée racisée, car la religion musulmane est un vecteur de racialisation, une manière d’altériser la personne, de l’exclure du commun, du groupe dominant et légitime. En se convertissant, cette personne perd son privilège de personne blanche pour se voir attribuer des stigmates liés au fait qu’elle est devenue musulmane.
Raconter les expériences du racisme, c’est douloureux et difficile
Contrairement à ce qu’on a pu fustiger dans les médias, je ne vois pas en ce camp un facteur d’exclusion. Nous devons nous poser les questions de l’antériorité des mécanismes d’exclusion.
Ce n’est pas ce camp qui exclut, mais bien tous les mécanismes qui conduisent à ce qu’à un moment donné, ces personnes aient à s’organiser collectivement, parce qu’elles estiment qu’elles ont à apprendre les unes des autres, à comprendre ce qui leur arrive et à s’enrichir à travers des lectures et leur expérience mutuelle pour agir de façon décisive contre les racines du racisme.
Raconter sa confrontation au racisme, c’est quelque-chose de très douloureux et difficile. Ça ne peut pas se faire en face de n’importe qui. Certaines personnes ne comprennent pas le racisme et ont souvent développé, sans volonté particulière, une forme d’angle mort, qui fait qu’elles ne perçoivent pas de quoi il s’agit, voire qu’elles ne veulent pas en entendre parler, y compris dans des milieux éduqués et militants.
Cet « entre-soi » est une étape indispensable
Récemment, d’autres événements ont été dans le viseur de critiques virulentes, à l’instar d’une rencontre « Paroles non blanches », organisée en avril à l’université Paris 8, à laquelle j’ai participé. Le principe : des personnes racisées viennent échanger, devant un public assez nourri. Certains spectateurs blancs étaient particulièrement motivés pour entendre ce que ces personnes avaient à partager en terme d’analyse et d’action collective. Il n’y avait ni mise à l’écart, ni disqualification: toutes les paroles étaient les bienvenues dès lors qu’elles prenaient en considération le propos liminaire et les prises de paroles, avancées par des personnes racisées.
Le camp décolonial constitue une étape encore antérieure à ce processus. En effet, le groupe dominant fait partie du problème : les personnes blanches qui ne subissent pas le racisme et ne luttent pas contre, de fait, s’en accommodent et le légitiment. Il y a donc la volonté de construire un entre-soi protégé, pour monter en puissance et parvenir à s’organiser, comme ça a été le cas des femmes en France dans leur lutte féministe.
C’est un passage par lequel il faut passer, une étape. Cela ne veut pas dire que les personnes qui ne sont pas en butte au racisme ne peuvent pas devenir les alliés de cette lutte-là, au contraire. Mais dans un second temps, seulement, et selon les modalités qui auront été déterminées et définies par les personnes concernées au premier chef. C’est ce que nous apprennent les luttes d’émancipation des colonisés partout dans le monde et celles des esclaves et leur descendants aux États-Unis.
Décoloniser la lutte antiraciste
Beaucoup de ceux qui se sont mobilisés sur l’antiracisme en France ont, pendant longtemps, été ceux qui ne le subissaient pas. Ils parlaient « à la place de ». Si Harlem Desir était positionné en première ligne de SOS racisme, l’association était pourtant essentiellement constituée de militants socialistes blancs, qui, suppose-t-on, avec toute la bienveillance du monde, parlaient de leurs « potes ».
Aujourd’hui, ces « potes » veulent se réapproprier leur puissance d’action et construire une parole autonome, indépendante et souveraine, qui ne soit plus préemptée par ceux qui ne vivent pas la situation. L’objectif est de décoloniser la lutte antiraciste, en se libérant de la tutelle ou et de l’influence des collectifs qui existent déjà et pour beaucoup se sont révélés impuissants à lutter contre le racisme systémique.
La simple attitude de dire « vous n’avez pas le droit de vous réunir entre vous », participe de cette violence d’État raciste, qui entend dicter les termes dans lesquels les personnes qui subissent le racisme doivent lutter contre.
Les victimes deviennent coupables
Soit dit en passant, les initiatives de « l’entre-soi » abondent dans notre société, sans que personne ne les souligne. Qui s’offusque des réunions à l’hôtel Crillon, ouvertes qu’à quelques personnalités, triées sur le volet à partir de critères de fortune ? Personne ne se demande ce qu’il s’y raconte ou s’y fomente. Pourquoi l’entre-soi pose-t-il problème à certains moments et pour certains groupes censés demeurer subalternes et obéir aux injonctions qui leurs sont faites, à commencer par la transparence ?
A contrario, le fait qu’il y ait une volonté d’entre-soi de la part de personnes opprimées par un système de racisme inscrit au plus profond de l’État dérange.
La raison pour laquelle ce camp suscite autant de nervosité, c’est qu’une question politique majeure est désormais soulevée : sommes-nous capables de prendre la mesure des pratiques racistes qui banalisent l’islamophobie, le racisme contre les Roms, les Noirs, les Arabes… Et d’arrêter d’accuser les victimes d’être les coupables ?
Publié le 09-05-2016.
Par Nacira Guénif-Souilamas, Sociologue.
Édité par Julia Mourri.