Le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, veut porter plainte contre SUD Éducation 93, qui a évoqué un «racisme d’État», et juge «épouvantables» des mots comme «blanchité» et «racisé». Ils sont pourtant nécessaires au débat sur le racisme, répond la militante féministe et antiraciste Mélusine.
On avait accusé la sociologie de fournir des «excuses» aux criminels, ce sont aujourd’hui ses concepts qui sont pris pour cibles. Un effort minimal aurait pourtant suffi au ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer, pour découvrir qu’en fait de «mots épouvantables», «blanchité» et «racisé» sont des termes scientifiques utilisés en France et ailleurs depuis plusieurs décennies. Ces concepts, consolidés au fil des ans, s’inscrivent dans des cadres théoriques partagés et font l’objet d’ouvrages et d’articles académiques nombreux. S’il est compréhensible que leur entrée dans l’espace du débat public provoque la surprise, leur condamnation lapidaire a de quoi inquiéter.
La seconde moitié du XXe siècle a vu la disqualification scientifique et politique de la croyance en l’existence de races humaines, aux différences physiologiques naturelles. Mais cette disqualification n’a en rien sonné la disparition du racisme, à la fois comme idéologie – identifiant et hiérarchisant des groupes humains selon des critères culturels, ethniques, linguistiques, géographiques – et comme système social produisant des discriminations et des inégalités entre ces groupes. S’il n’y a plus de races humaines, il y a toujours du racisme ; comme l’écrit la sociologue Colette Guillaumin : «C’est très exactement la réalité de la « race ». Cela n’existe pas. Cela pourtant produit des morts.» C’est pour décrire et comprendre cette réalité – non pas biologique mais sociale – que la sociologie a élaboré des mots qui, évitant le piège de l’essentialisation, sont propres à la rendre dicible.
Une dynamique d’altérité et d’hostilité
Le mot «racisé» permet de nommer ce groupe social fondé non pas sur une couleur de peau ou une supposée appartenance ethnique, mais sur le partage de l’expérience sociale qu’est le racisme. Est racisé.e celle ou celui susceptible d’être assigné.e à une catégorie raciale, c’est-à-dire perçu.e comme appartenant à un groupe altérisé, distinct du groupe majoritaire ; comme un groupe homogène partageant des pratiques, des manières d’être, de vivre et de penser. Ce mot remplace opportunément d’autres termes, qui pèchent par une euphémisation ridicule («diversité»), prennent au sérieux le critère génétique («minorité visible») ou naturalisent des groupes pourtant artificiels («minorité ethnique»). Le qualificatif ne désigne donc pas une qualité de l’être, mais une propriété sociale. Non pas une identité, mais une position dans la société, résultant d’un processus collectif : la racisation.
Dans L’idéologie raciste (1972), Guillaumin décrit ce processus comme une double dynamique d’altérité et d’hostilité qui, émanant d’un groupe dominant (le «groupe racisant», considéré comme un allant-de-soi, une norme neutre), enferme et opprime des groupes racisés, particularisés et dominés. Cette volonté d’appréhender le racisme non pas seulement à travers ses victimes, mais en s’intéressant aussi au groupe majoritaire, fonde la notion de blanchité (dont le pendant sexiste serait le patriarcat). Elle s’inspire du concept de whiteness, d’abord développé dans le monde anglo-saxon, qui propose de mettre au jour l’existence d’un groupe blanc dont l’hégémonie sociale, politique et culturelle est telle qu’elle en devient invisible.
Une approche systémique du racisme
La blanchité désigne ainsi à la fois le système raciste spécifique dans lequel nous vivons et la position sociale qu’y occupent les membres du groupe dominant : elle n’est pas un caractère intrinsèque des individus, mais une qualité qui peut s’acquérir. Dans How the Irish Became White, l’historien Noel Ignatiev étudie ainsi la manière dont les immigré.e.s irlandais.e.s aux États-Unis, d’abord victimes de racisme, ont été progressivement incorporé.e.s au groupe dominant. Être blanc.he est donc moins une question d’épiderme que de position sociale et économique dans un contexte socio-historique donné. De la même manière, «racisé» ne désigne pas une identité communautaire, mais une marque associée à une position sociale, économique, politique et symbolique subalterne.
Ces mots proposent une approche du racisme qui tranche radicalement avec l’acception habituelle. Ils ne désignent plus seulement l’hostilité de quelques-un.e.s, les violences ou discriminations ponctuelles dont les racisé.e.s peuvent être victimes, mais un système structurant où le stigmate racial détermine la position sociale relative des personnes. La notion de «racisme institutionnel» expose les mécanismes de discriminations directes et indirectes auxquelles font face les racisé.e.s à l’école, sur le marché du travail ou auprès de l’administration et des services publics. L’idée de «racisme d’État», quant à elle, interroge l’impact du système raciste sur la structure même de l’État (statut des territoires d’Outre-mer, modalités d’acquisition de la nationalité) et les choix de politiques publiques (en particulier celles relatives aux migrations, à la population rom ou aux questions sécuritaires).
Les mots et les concepts ne sauraient être condamnés
Il est normal et fructueux que ces concepts fassent débat. Doit-on par exemple parler de racisme d’État en France, quand d’autres pays s’appuient, eux, sur des lois et des structures explicitement racistes ? Mais ces débats ne sauraient être disqualifiés d’avance, par ignorance ou malhonnêteté. Condamner l’usage de mots permettant de rendre compréhensible le fonctionnement du racisme – les qualifier eux-mêmes de racistes ! – c’est détruire les outils intellectuels et politiques nécessaires à la lutte contre le racisme. En refusant des décennies de travaux scientifiques et en prétendant contrôler le vocabulaire de militants syndicaux, le ministre de l’Éducation outrepasse sa compétence et sa fonction.
Les mots et les concepts ne sauraient être condamnés au prétexte qu’ils permettraient de décrire une réalité politiquement inacceptable. Ils ne sauraient faire l’objet de plaintes devant un tribunal parce qu’ils mettraient en cause le fonctionnement d’un État ou d’une société, sous peine de jeter à bas toute prétention au débat démocratique et scientifique.
Mélusine militante féministe et antiraciste @melusine_2
Tribune publiée le 23 novembre 2017 sur le site du journal Libération