Avraham Burg est un ancien président travailliste du Parlement israélien, et un ex-président de l’Agence juive et de l’Organisation sioniste mondiale. Juif religieux, il a rompu avec son parti et le sionisme de gauche organisé en Israël dans les premières années qui ont suivi le déclenchement de la seconde intifada en septembre 2000. Il a participé aux travaux du Forum Bruno Kreisky pour le dialogue international qui a publié le rapport intitulé Repenser la politique en Israël/Palestine. La partition et ses alternatives, présenté en 2014 par le groupe de l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates au Parlement européen.
Sylvain Cypel. — Quel est le principal enjeu des élections du 17 mars ?
Avraham Burg. — La partie visible, c’est la politique israélienne usuelle, les questions d’égo, d’ambitions, tout ce dont plus personne ne se souviendra dans quelques semaines, tant ces élections ont été convoquées pour des motifs conjoncturels. Les enjeux masqués, eux, sont très importants. Nous assistons à une modification profonde des continents politiques israéliens. L’exemple le plus frappant se situe à droite, où il y a maintenant trois grands partis. L’un, Yahad-HaAm Itanou (« Ensemble, le peuple avec nous »), regroupe l’opinion ultraorthodoxe religieuse nationaliste ; l’autre, HaBayit HaYehudi (« La Maison juive »), les religieux ultranationalistes de toujours, comme le Bloc de la Foi ; enfin le Likoud, soutenu par les nationalistes modérément pratiquants. Le parti de droite qui s’effondre est Israel Beitenou (« Israel, notre maison »), un parti laïque, celui d’Avigdor Lieberman. Ce n’est pas seulement parce que certains de ses dirigeants sont poursuivis pour corruption. Toute la vieille droite laïque disparaît en Israël. Historiquement, les partis ultraorthodoxes ne faisaient pas de l’avenir des territoires [palestiniens occupés] un sujet majeur de préoccupation. HaAm Itanou est en pointe sur le thème de la préservation des territoires. On assiste à une très forte poussée de l’opinion où convergent les propensions religieuses et ultranationalistes.
Par ailleurs, Avoda, le parti travailliste historique, a modifié son nom. Le mot « travailliste » a disparu ! En soi, c’est un fait intéressant. Mais il y a plus. Son nouveau nom est HaMahaneh HaTzioni, « le Camp sioniste ». Désormais, son nom même exclut donc d’emblée les Arabes 1, ce que les travaillistes n’avaient jamais osé faire. En réalité, le parti travailliste historique a disparu. Ce nouveau parti regroupe des ex-travaillistes et des libéraux issus du Likoud, comme Tzipi Livni 2.
Enfin, à l’issue de ce scrutin, la Liste unie 3 constituera la troisième ou quatrième force de la Knesset. Une force importante : les élus arabes ne vont plus se laisser marginaliser comme auparavant. Ils seront en position d’influer sur la désignation du premier ministre et de détenir d’importantes positions dans des commissions. Enfin, la ligne politique que développe son chef de file, Ayman Odeh 4, est très intéressante. Il ne dit pas : « Nous sommes une liste arabe », il dit : « Nous sommes la seule liste démocratique de ce pays ».
S. C. — Voterez-vous pour cette liste ?
A. B. — Oui. Initialement, j’aurais préféré que le Hadash préserve sa spécificité. J’étais favorable à une liste judéo-arabe élargie. Mais j’ai été minoritaire. J’accepte donc la décision de rejoindre la Liste unie. De toutes celles en présence, elle fournit la meilleure offre politique. En Israël, la population arabe est discriminée de mille manières, politique, économique, sociale…Soutenir ladite « liste arabe » n’est pas un enjeu ethnique, c’est un enjeu social-démocrate clair.
S. C. — La commission électorale a voulu invalider la candidature de Haneen Zoabi, actuelle députée du parti arabe Balad, et celle de l’activiste d’extrême droite Baruch Marzel. Mais la Cour suprême a annulé sa décision. Que pensez-vous de cette affaire ?
A. B. — La commission électorale est un cirque. Personnellement, je suis contre les interdictions de participer aux élections. Je l’étais déjà à l’époque de Meïr Kahana 5. Je préférais avoir ces gens-là au parlement que dans la clandestinité. Mais interdire Haneen Zoabi d’élection n’a pas le même sens qu’interdire Baruch Marzel. Cela revient à placer l’opprimé et l’oppresseur en situation d’égalité. Car Marzel jouit de tous les privilèges alloués au citoyen juif en Israël par rapport au citoyen arabe, y compris celui de proférer les pires propos racistes. Je n’aime pas le « style » politique de Haneen Zoabi, mais il est essentiel que ses idées, partagées par de nombreux Arabes en Israël, soient représentées à la Knesset.
S. C. — La gauche israélienne dénonce une campagne indigne de la droite, dont certaines publicités politiques sont carrément racistes ou associent la gauche au terrorisme. Y a-t-il une tendance accrue à l’extrémisme dans la société israélienne ?
A. B. — D’abord, parler de « gauche » en Israël n’a pas le même sens qu’en France. Chez vous, être de gauche, c’est adhérer à une vision du monde, soutenir des politiques sociales, économiques, humanitaires, etc. En Israël, désormais, être de gauche ou de droite sépare ceux qui sont pour ou contre un accord avec les Palestiniens. C’est tout. Tzipi Livni s’est alliée à l’ex-parti travailliste alors qu’elle est ultralibérale dans le domaine économique. Et au sein du parti travailliste il y a des gens qui soutiennent une « séparation » à outrance avec les Palestiniens.
En revanche, la droite mène effectivement une campagne publique très sale et politiquement plus extrémiste que jamais. Nétanyahou est le politicien le plus indigne de toute l’histoire de ce pays, un homme profondément négatif qui n’a jamais hésité devant la pire démagogie. Cela étant, je soupçonne qu’il est très satisfait que ses affaires de corruption occupent le devant de la scène dans cette campagne. Cela lui permet de fixer son ordre du jour sur les sujets qui comptent sans avoir à en débattre. Il profite du fait que l’opinion israélienne est devenue très indifférente aux débats de fond.
S. C. — Pourquoi Nétanyahou va-t-il devant le Congrès américain aujourd’hui mardi 3 mars, manœuvrant avec l’opposition républicaine pour placer la Maison Blanche devant le fait accompli ?
A. B. — C’est une affaire assez complexe. D’abord, Nétanyahou ne connaît les États-Unis que par le prisme de la droite républicaine. Il ne connaît pas de démocrates et il leur est hostile. Il se vit comme un acteur du camp républicain, comme le sénateur du 51e État des États-Unis. Ensuite, il est prêt à aller loin parce qu’il est profondément isolationniste. Il croit vraiment que « les goys6 sont contre nous », et que s’il apparaît devant l’opinion israélienne comme le petit David face au géant Goliath, cela lui bénéficiera politiquement. Enfin, je n’exclus pas, pour expliquer son attitude, qu’il ait reçu un ordre de Sheldon Adelson7. Adelson est aujourd’hui le véritable premier ministre israélien.
S. C. — Quelles peuvent être les conséquences de cette attitude sur l’avenir de la relation israélo-américaine ?
A. B. — Jusqu’à la fin du mandat de Barack Obama (janvier 2017), les relations resteront tendues entre Israël et les États-Unis, comme c’était déjà le cas au sujet des négociations avec l’Iran avant l’affaire du discours au Congrès. À long terme, le bouleversement pourrait être majeur. Jusqu’ici, Israël était aux États-Unis un enjeu qui dépassait les divisions partisanes. Or en agissant comme il le fait, Nétanyahou assujettit Israël aux républicains. Ce faisant, il libère les démocrates de leur engagement [envers Israël]. Or le parti démocrate devient de plus en plus le parti des minorités aux États-Unis : les Hispaniques, les Asiatiques, les Afro-Américains, qui sont spontanément moins engagés envers Israël. Là, Nétanyahou commet une erreur stratégique majeure.
S. C. — Quelle est votre position sur l’idée d’un État commun aux Israéliens et aux Palestiniens ?
A. B. — Commençons par le commencement : je soutiendrai tout accord entre les deux parties, si elles se mettent d’accord. Mais je crois que la perspective des deux États a vécu. Elle n’est plus réaliste et, plus le temps passera, moins elle le sera. Plus largement, je pense que les frontières fixées dans des conflits à la pointe du fusil ne sont plus opérationnelles, qu’il faut trouver des alternatives aux partitions et développer de nouveaux paradigmes pour trouver une solution où, entre la mer et le Jourdain, tous seront égaux et disposeront de droits égaux. Qu’il y ait un ou deux États, qu’ils soient séparés ou fédérés, la question n’est pas là. Elle est de garantir l’égalité en droits et en dignité. Actuellement, il n’existe qu’un seul État entre la mer et le Jourdain. Mais cet État détient un monopole sur la nature, la géographie, la politique, et l’autre partie n’a rien. Dans ce contexte, aucune solution n’émergera. Honnêtement, peu m’importe le cadre institutionnel qui permettra à tous de vivre dans le partage, si l’on parvient à partager ensemble.
- Les Arabes israéliens, ou Palestiniens d’Israël, forment près de 20% des citoyens israéliens, en fait 17% si on exclut les Palestiniens de Jérusalem-Est.[↩]
- Élue députée du Likoud à la Knesset en 2001, elle a occupé de nombreux postes dans divers gouvernements et a été plusieurs fois ministre sous les gouvernements successifs d’Ehud Olmert et de Benyamin Nétanyahou.[↩]
- La Liste unie regroupe les partis arabes et le Hadash, l’ancien parti communiste israélien.[↩]
- Issu du Hadash.[↩]
- Chef du Kakh, un parti ouvertement raciste qui fut interdit d’élections en Israël en 1994.[↩]
- Terme hébreu et yiddish correspondant au français « gentils » au sens littéral (du latin gentiles, les « Nations »), c’est-à-dire les membres des peuples non juifs.[↩]
- Sheldon Adelson, financier de la droite dure américaine et aussi du Likoud en Israël, propriétaire de casinos à Las Vegas et à Macao, est la troisième fortune américaine. Il a financé la campagne de Mitt Romney contre Barack Obama en 2012. Il est propriétaire en Israël du quotidien gratuit Israël HaYom, le plus diffusé du pays et qui soutient Benyamin Nétanyahou.[↩]