Face à la discrimination et à la ségrégation de certaines population, il faut soutenir le collectif antiraciste «Rosa Parks», qui organise deux journées d’action vendredi et samedi.
Tribune. Trente-cinq ans après les «Marches pour l’égalité», treize ans après la mort de Zyed et Bouna dans le transformateur de Clichy et la révolte des banlieues, un appel est lancé par un collectif qui prend le nom de Rosa Parks, célèbre héroïne des droits civiques : « Le 30 novembre, c’est sans nous ! Le 1 er décembre, c’est 100 % nous ! » ([Voir le texte complet de l’appel [sur le site du Collectif RosaParks])
Autrement dit, après avoir marqué, par la grève ou l’abstention, le vide que creuserait leur absence de la vie sociale, ceux qui se définissent comme « héritiers de l’immigration coloniale » et « victimes de discours et d’actes racistes dont le caractère structurel fait système » reparaîtront pour « occuper la place », réclamant « égalité et dignité pour tous et toutes ». Je forme des vœux pour que cette initiative originale soit un succès, et voici pourquoi.
Le langage dont elle se sert, celui de « l’antiracisme politique », ne fera sûrement pas l’unanimité. Mais il touche juste, faisant entendre bien haut la voix de ceux qui subissent au quotidien les violences du racisme dans notre « pays des droits de l’homme ». Il peut être entériné par quiconque, citoyen ou résident, voudra les rejoindre ou les soutenir par solidarité et par souci de l’avenir commun.
Nul ne met en doute que le racisme soit un phénomène complexe. Ses multiples formes, convergentes ou divergentes, sévissent inégalement suivant les régions du monde et les époques : mépris de caste, xénophobie, antisémitisme, négrophobie, racisme anti-arabe et anti-maghrébin, islamophobie, racisme antiroms, anti-indien, anti-asiatique ou antilatino et, de plus en plus, violemment antimigrants… A quoi s’ajoutent les intersections avec d’autres discriminations, notamment de classe et de sexe. C’est pourquoi il faut prendre garde aux simplifications. Je ne suis pas enthousiaste de l’opposition entre des «racisés», amalgamés en un seul groupe, et un «privilège blanc», bien aléatoire d’un lieu ou d’un pays à l’autre, dont l’invocation risque aussi de favoriser les politiques «identitaires» aujourd’hui galopantes en Europe comme aux États-Unis. Mais ces précautions ne doivent pas nous empêcher de nommer le processus de racisation omniprésent : ségrégation de certaines populations, discrimination envers les individus en raison de leur couleur ou de leurs origines, et finalement déshumanisation de groupes entiers à travers la négation de leur histoire et le dénigrement de leurs cultures.
Surtout, la multiplicité des formes du racisme est soumise aujourd’hui à une triple surdétermination qui le concentre et l’intensifie jusqu’à l’intolérable : par l’assignation dans des territoires (les «quartiers») où sont démantelés les services publics et ne cesse de grandir l’insécurité sociale du chômage et de la pauvreté ; par la façon dont l’État néolibéral met en œuvre la « loi de population » du capitalisme mondialisé, faisant jouer les unes contre les autres toutes les formes de la précarité, nomades et sédentaires ; par l’imposition des stéréotypes ethnoculturels dans notre société postcoloniale, entretenant des stigmatisations qui ressemblent aux anciennes à s’y méprendre. Car, il faut bien le dire, la République française n’a jamais tiré de la décolonisation les leçons qui s’imposaient, ni dans sa politique étrangère, ni dans sa perception de ceux et celles qui la composent elle-même.
Faut-il donc parler de racisme d’État ? Je suis persuadé que c’est nécessaire, au-delà des équivalents partiels comme «racisme systémique» et «racisme institutionnel», qui ne pointent pas vraiment la responsabilité stratégique. Oui, le racisme d’État peut exister et prospérer, diffusant dans toute la population, même quand il n’est pas officialisé (encore qu’il y ait des dérives de ce côté en France, comme le montrent les lois d’exception envers les manifestations d’appartenance à l’islam). Il suffit, et c’est décisif, que l’État tolère ou justifie les violences qu’exercent ses corps constitués (notamment la police) contre des populations identifiées par leur «faciès» ou par leur «dangerosité spécifique», et qu’il s’abstienne systématiquement, au nom du libéralisme voire de «l’égalité des citoyens», de mettre en œuvre les politiques qui s’attaqueraient à ce qu’un Premier ministre osa nommer naguère «un apartheid territorial, social, ethnique», ainsi que l’exigeraient pourtant ses principes.
Ce point est crucial. Il montre que la lutte antiraciste, obligée de se mobiliser en permanence contre l’État ou ses représentants, doit aussi se mener au sein de l’État, dans le sens large qui organise et institue tous les rapports sociaux. C’est pourquoi il faut qu’une initiative comme celle des Rosa Parks reçoive le soutien d’associations, de militants, d’élus, et converge avec leurs propres efforts hérités de la tradition démocratique, de l’internationalisme et des luttes anticolonialistes, même si l’invention du langage commun et le partage des responsabilités ne sont pas faciles. Peut-être cela nous permettra-t-il de corriger le terrible «lapsus» qu’a représenté la décision récente de retirer de la Constitution, non pas (comme on l’a dit ou cru) «la notion de race», mais la prescription de l’égalité «sans distinction de race».
Politique, l’initiative du Collectif l’est en effet, et de plusieurs façons : par la radicalité de sa critique du système de racisation qui atteint des populations entières dans notre pays ; par la créativité dont elle fait preuve et l’impulsion qu’elle peut donner à de multiples résistances ; par la main qu’elle tend, au nom de l’égalité, à tous ceux que frappe la précarisation et que menacent les dérives autoritaires du pouvoir. Sans oublier, ce qui n’est pas le moindre à mes yeux, le déplacement vers le concret qu’elle pourrait opérer au sein d’un débat public qui tournait en rond dans le duel des souverainistes et des européistes…
Souhaitons donc le succès de cette initiative. Essayons d’y contribuer. Elle est opportune, elle est pacifique, elle est responsable. Faute de quoi, comme l’a écrit James Baldwin en mots dont la tristesse et la colère résonnent jusque chez nous : «La prochaine fois, le feu.»
Tribune parue dans Libération le 25 novembre 2018.
Etienne Balibar Philosophe