Noura Erakat, avocate américaine d’origine palestinienne, répond aux questions de « L’Orient-Le Jour », suite à la présentation du deal du siècle.
Propos recueillis par Soulayma MARDAM BEY | OLJ | 11/02/2020.
Noura Erakat est une avocate américaine d’origine palestinienne et professeure adjointe à la Rutgers University aux États-Unis. Dans son dernier ouvrage Justice for Some : Law and the question of Palestine (Stanford University Press, 2019) elle porte un nouveau regard sur le droit international et la question palestinienne, suggérant une vision qui puisse garantir la justice, la dignité et la liberté pour tous en Israël et en Palestine.
Elle répond aux questions de L’Orient-Le Jour, suite à la présentation du plan américain pour le Proche-Orient.
Le plan de « paix » américain pour le Proche-Orient a suscité un tollé, bien que son contenu ne change pratiquement rien sur le terrain pour les Palestiniens. Pourquoi pensez-vous qu’il ait indigné autant de monde et dans quelle mesure s’agit-il d’un renversement de la position traditionnelle américaine sur la Palestine ?
Il y a deux raisons à cette indignation.
La première peut être imputée à la manière dont le processus de paix et le discours libéral (NDLR : l’avocate fait ici référence au discours progressiste dominant dans l’establishment américain, notamment démocrate) autour de la paix ont dissimulé les faits sur le terrain.
La carte présentée par l’administration Trump est terrible pour les Palestiniens, mais elle reflète les conditions qu’ils endurent déjà. Il y a déjà une annexion de facto de la vallée du Jourdain et du reste de la zone C. Pour un public libéral, et notamment pour les administrations américaines précédentes qui ont rendu cette réalité possible, je pense que cela est lié à la croyance que tous ces faits sur le terrain ne sont que temporaires, le temps que des négociations finales soient conclues. Or il était irresponsable de croire qu’autoriser Israël à poursuivre ses opérations coloniales serait toujours temporaire. C’est ce que toutes les administrations, depuis 1967 jusqu’à nos jours, ont rendu possible en disant une chose et son contraire : d’un côté, elles disaient que les colonies sont illégales et contre-productives pour la paix ; de l’autre côté, elles fournissaient à Israël une aide financière, militaire et diplomatique sans équivoque. Et nous, en tant que Palestiniens, universitaires et militants critiques, nous avons dit que ces deux choses s’excluent mutuellement.
L’administration Trump s’empare de la politique américaine et dit qu’il faut arrêter de jouer cette comédie. Avec Trump, les masques tombent.
La seconde raison, liée à la première, relève de la simple indignation libérale. Il est très facile de se mettre en colère contre Donald Trump. Mais si Hillary Clinton avait fait la même chose, s’il y avait eu plus de concessions, si elle avait impliqué un peu plus les Palestiniens de telle sorte que le plan n’apparaisse pas aussi raciste et exclusif, peut-être que les libéraux auraient pu y souscrire.
Le flanc libéral du lobby pro-israélien basé aux États-Unis était totalement d’accord avec le fait que l’administration Obama augmente l’aide à Israël de 3 à 3,8 milliards de dollars. Le flanc libéral était totalement d’accord pour attaquer le mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS). Les libéraux disent maintenant qu’ils s’opposent au plan américain. Non pas parce qu’ils se soucient des Palestiniens, mais parce que si ce plan siffle la fin de la partie, cela signifie que nous faisons face à une réalité à un seul État. Or, ils n’en veulent pas. Cette réalité existe de toute façon, mais ils sont dans le déni.
Si la solution à deux États est morte, cela signifie-t-il que le leadership palestinien, en particulier l’Autorité palestinienne (AP), doit changer sa stratégie diplomatique et s’éloigner du paradigme d’Oslo ?
Même si nous convenons que la solution à deux États est la bonne, la stratégie de l’AP a été un échec pour plusieurs raisons. Premièrement, elle est, depuis Oslo, engagée dans une politique de consentement par opposition à une politique de résistance. Le leadership palestinien a passé 20 ans, entre 1968 et 1988, en pleine résistance. Depuis les accords d’Oslo, il a régulièrement adopté une politique de consentement avec l’idée d’obtenir un État en apparaissant comme un bon partenaire pour la paix. C’était une approche stratégique, mais fondée sur de mauvaises bases.
Même si l’AP veut deux États, Oslo, en tant qu’accord, ne garantit pas l’État palestinien. C’est un plan d’autonomie basé sur l’accord-cadre pour la paix au Moyen-Orient de 1978. Si vous interrogez là-dessus les dirigeants palestiniens, ils répondent qu’ils ont conclu cet accord de « bonne foi » plutôt que sur des termes juridiques défendables. Mais vous ne pouvez pas entrer dans une discussion de « bonne foi » avec une partie adverse qui nie votre existence.
Le deuxième problème structurel concerne les États-Unis. Il y a cette conviction que seule la superpuissance américaine sera en mesure de délivrer un État palestinien. C’est pourquoi les dirigeants palestiniens se sont montrés si « consentants » et veulent rester dans les bonnes grâces des États-Unis, quoi que fassent ces derniers au nom d’Israël. Leur opposition actuelle aux États-Unis n’est en fait qu’une opposition à l’administration Trump. Ils attendent qu’une autre administration remplace la sienne. La stratégie officielle de l’AP n’est qu’un gâchis.
Il y a une part croissante de la société palestinienne qui appelle à une solution à un seul État avec des droits égaux pour tous. Mais la dénonciation de la colonisation par la communauté internationale est liée au fait qu’elle remet en question la possibilité d’avoir deux États. Quel regard portez-vous sur cette question ?
Il y a eu tellement de travail pour établir l’illégalité des colonies et de l’occupation, et pour aboutir ensuite à un consensus sur la question. Comment peut-on à la fois déclarer les colonies en Cisjordanie illégales et défendre l’idée d’un État ? Je ne pense pas que les deux s’excluent mutuellement. On peut, de manière simultanée, utiliser ce consensus pour mettre en lumière le programme colonial d’Israël et se battre pour un meilleur avenir pour tous qui remette en question le récit sioniste. Mais cela requiert une vision, de l’énergie et une manière de procéder.
Pensez-vous que la société civile, et plus particulièrement le mouvement BDS, puisse, sur le plus long terme, avoir un impact et forcer Israël à respecter les droits humains ?
Le mouvement BDS ne libérera pas la Palestine. C’est une tactique nécessaire, mais elle est insuffisante. Ce n’est pas un mouvement de libération nationale, mais un mouvement de solidarité, qui fait office d’action corrective, du fait d’abord de l’échec du leadership palestinien à adopter une politique de résistance pour isoler Israël et insister sur ses méfaits. Ensuite, parce qu’il fallait remplir un vide lié à l’absence d’une approche fondée sur les droits.
Après le processus de paix, il y a eu une bifurcation entre le programme politique et le programme juridique. Le leadership palestinien a poursuivi un programme politique aux dépens du cadre lié au droit international, qu’il aurait pu utiliser comme un outil de résistance. Ce qu’a fait le mouvement BDS, c’est réinsérer le langage du droit.
Mais le mouvement BDS n’est même pas une plate-forme politique. Il n’y a ni élections ni leadership contesté et, de manière délibérée, pas de vision politique. Cela a créé un espace pour de nouveaux acteurs politiques, mais aucun n’a vraiment franchi le pas, parce qu’il y a cette méfiance collective liée au fait que nous n’avons aucun corps politique qui parle pour les Palestiniens avec autorité et légitimité.
Il y a beaucoup de nouveaux jeunes leaders qui font ce travail, mais il y a encore un gouffre important dans la direction politique. Les ressources qui pourraient être utilisées pour soutenir ces mouvements de jeunesse sont destinées à la direction officielle qui continue de dominer l’espace politique.
Le droit au retour est au cœur de la lutte palestinienne. Dans un article d’opinion pour le « Washington Post » sur la « Grande marche du retour », vous avez écrit : « Cette résistance ne concerne pas le retour aux frontières de 1947 ou à une certaine notion du passé, mais prétend à un avenir meilleur dans lequel les Palestiniens et leurs enfants peuvent vivre dans la liberté et l’égalité (…) » Pourquoi et comment poser la question du droit au retour autrement ?
Le droit au retour est un droit inaliénable des Palestiniens. Mais, parce qu’il a été politisé à différents niveaux, il est devenu l’affirmation d’une position politique plutôt qu’un droit et une voie possible. J’explore cela dans la conclusion de mon livre Justice for Some : Law and the Question of Palestine où j’écris que, plutôt que de penser au droit au retour comme le point culminant de notre lutte pour la liberté, nous devons l’imaginer comme son commencement. Même si nous rentrons, c’est le retour vers un avenir inconnu. Nous ne retournons pas en Palestine en 1947. Nous retournons en Palestine en 2025, 2030, 2035, etc., ce qui signifie que nous devons créer, d’une manière ou d’une autre, une nouvelle société, basée sur différents concepts. C’est vraiment difficile pour nous, parce que nous sommes dans une situation où notre existence est niée. Il est difficile d’imaginer non seulement un avenir pour nous, mais aussi pour les Juifs israéliens.
Je déteste quand les gens essaient de créer cette fausse équivalence entre deux « nationalités » concurrentes, qui sont soit une nationalité juive sioniste, soit la nationalité palestinienne. Le sionisme est fondé sur le déni, l’effacement et l’expulsion des Palestiniens. Nous, en tant que palestiniens, ne pouvons pas exister si Israël existe, parce que son existence repose sur la question de la majorité démographique, sur l’idée que nous n’existons pas, sur l’idée d’une présence juive temporelle et spatiale ininterrompue. Mais l’inverse n’est pas vrai. Si les Palestiniens reviennent, ils n’expulsent pas les Juifs israéliens, ne contiennent pas leur expansion géographiquement et ne criminalisent pas leur existence. Ce qu’ils nient cependant, c’est que les Juifs sionistes ont le droit de gouverner et d’être propriétaires de la terre à leurs dépens. Pour les Palestiniens, la lutte ne consiste pas à être les maîtres de la terre, mais à avoir le droit d’appartenir et d’être sur cette terre. Ce n’est pas la terre qui nous appartient, c’est nous qui lui appartenons.