Jonathan Daitch nous a donné l’autorisation de reproduire l’avant-propos de son livre remarquable « Voix du théâtre en Palestine »
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Le conflit au sujet du pays de Canaan a fait partie de ma vie, depuis ma naissance, dans une famille d’immigrés juifs de la première génération dans une banlieue de Boston. Comme la plupart des Juifs américains des années 40, j’ai grandi avec l’idée et la conviction que le pays appartenait au peuple juif, que l’auto-proclamation de l’État d’Israël, en 1948, était le point final de siècles d’exil, de souffrance et de combat pour récupérer notre héritage légitime.
En quittant les limites de ma famille, la synagogue et la culture juive, j’ai réalisé que l’histoire de la Palestine était bien plus complexe que la vision sioniste à laquelle on m’avait fait croire et n’avait rien à voir avec la réalité. Plus je me renseignais, plus je rejetais non seulement la version sioniste de cette histoire, mais aussi la culture et la communauté qui la propageaient.
Mon retour à l’acceptation de mes racines et de ma judaïcité, tout en maintenant mon rejet de l’histoire sioniste, a été long et complexe. Je n’aurais pas pu résoudre nombre de mes sentiments contradictoires sans la chance que j’ai eue de rencontrer le théâtre palestinien. En 2007, j’avais été invité par Jean-Claude Ponsin, le fondateur puis le président (jusqu’à sa mort prématurée en 2011) de l’association française des Amis d’Alrowwad, à me rendre en Palestine pour la première fois. Je suis photographe amateur et Jean-Claude m’avait proposé de venir aider à l’installation d’une chambre noire et de donner quelques stages de photographie au Centre Culturel Alrowwad dans le camp de réfugiés d’Aïda à Bethléem.
Jusqu’à cette période de ma vie, je ne pouvais pas concevoir de voyager en Palestine. Mon opposition au projet sioniste signifiait qu’une visite en Israël était hors de question. Et je sentais que visiter la Palestine sans autre motivation que la curiosité aurait été obscène, un acte voyeuriste néocolonial.
Le projet est devenu une réalité après une rencontre avec le directeur du centre Abdelfattah Abusrour (Abed). J’ai rejoint l’association « Les Amis d’Alrowwad » et je me suis impliqué dans l’accompagnement de la troupe théâtrale du Centre Alrowwad lorsqu’elle est venue en France, en juin 2011, pour une tournée de trois semaines avec la pièce “Handala”, écrite et mise en scène par Abed et basée sur le personnage de bande dessinée du même nom du dessinateur palestinien Naji al-Ali. Pendant deux semaines, je suis devenu conducteur du bus et technicien officieux de la tournée, un militant pro- palestinien, pas un fan de théâtre.
Suite à cette première expérience, j’ai repris ce rôle lorsque la troupe de Yes Theatre de Hébron est venue pour deux tournées en France, fin 2012 et fin 2014. C’est pendant la tournée de 2014 que l’idée de ce livre a germé. Lors d’une discussion à Paris, après deux semaines sur la route. Je me souviens du lieu et de la date, c’était le 14 octobre au Centre Culturel Algérien, le directeur et acteur du Yes Theatre, Ihab Zahdeh, répondant à une question, commença par dire son exaspération en n’entendant mentionner que les noms du Centre Culturel Alrowwad, du Freedom Theatre et de son propre théâtre lorsqu’il était question de théâtres en Palestine. Il a expliqué qu’il y avait au moins vingt autres théâtres et troupes théâtrales et il a déploré le manque d’attention donnée à leur existence. Je photographiais alors la conférence et j’ai pensé : “Pourquoi ne pas faire un livre de photos sur ces théâtres et ces troupes ?” Immédiatement, Raed Al-Shyoukhi, comédien du Yes Theatre, a suggéré un projet plus ambitieux : un livre sur le théâtre palestinien. Nous étions tous enthousiastes et le projet a été immédiatement mis sur les rails !
En discutant avec d’autres personnalités du théâtre en Palestine et leurs supporters, ici en France et ailleurs, et alors que le projet se développait, cet enthousiasme s’est propagé. En même temps, il s’est opéré un changement fondamental dans l’orientation de ce livre. Au départ, je voulais qu’il soit un livre de photographies avec des textes en support, dont l’objectif aurait été de mettre en lumière tous les théâtres existant en Palestine. Puis, spécialement au cours de discussions avec ma femme qui travaille dans le champ du développement social et communautaire, il a rapidement évolué en une collection de témoignages de travailleurs du théâtre avec des photographies en support des textes. II est devenu principalement un livre conçu et réalisé avec et par les Palestiniens eux-mêmes et non plus un livre sur les Palestiniens réalisé par moi-même.
En tant que photographe, cela ne me gênait pas d’entreprendre le projet photographique. Mais lorsque le livre a évolué vers quelque chose de plus “étudié”, un guide de tous ces théâtres avec une collection de réflexions sur le théâtre et le jeu d’acteur, j’ai dû me demander : “Qu’est-ce qui me donne le droit ou la légitimité de produire un tel livre ?” Après tout, je ne connaissais rien au théâtre et encore moins au théâtre palestinien. A part mes connaissances sommaires sur l’histoire de la Palestine et l’occupation israélienne, je ne connaissais que peu de choses sur l’histoire ou la culture du peuple palestinien. Je ne parlais ni ne lisais l’arabe (et c’est toujours le cas). Donc, selon les standards habituels de la recherche académique ou intellectuelle, toutes les qualifications me manquaient pour entreprendre un tel projet. Mais il ne s’agit pas d’un travail académique. C’est un moyen de présenter et « d’offrir les tréteaux » aux idées et aux émotions des gens de théâtre palestiniens de la manière la plus directe et honnête possible. Ce sont les témoignages de Palestiniens avec leurs propres mots.
Lorsque le travail a progressé, et particulièrement à travers les entretiens, j’ai commencé à comprendre qu’il y avait des choses me concernant qui me permettaient de faire ce travail. Tout d’abord, mon origine américaine et juive. C’était évident pour tous les Palestiniens que j’ai rencontrés, plutôt que d’ériger un mur entre eux et moi, cela nous a, au contraire, rapprochés. La raison en est que comme la plupart des Palestiniens, je nous voyais comme des membres d’une même famille sémite, des cousins sinon des frères et des sœurs. Nous avons le même sens de l’humour discret, nous rions des mêmes plaisanteries, nous mangeons les mêmes mets. Nous avons également un regard et une culture du « commerce » similaires. Nous faisons commerce, non seulement de produits mais aussi d’idées et d’expériences. L’art de conter des histoires tient une place de choix dans nos deux communautés. Le fait que je partage, avec eux, cette compréhension et aussi leur critique et leur colère vis-à-vis du projet sioniste et des actions gouvernementales qui en découlent, a contribué à instaurer la confiance qui s’est rapidement développée entre nous.
Mon statut d’outsider vis-à-vis du théâtre palestinien et mon manque de connaissances à son sujet signifiaient que je n’avais pas de préjugés ni d’objectifs cachés. Je n’étais pas un critique de théâtre déguisé ! En faisant les entretiens, j’ai aussi expliqué clairement qu’aucun texte ne serait publié sans la relecture et l’accord des auteurs. Cela a permis aux gens de parler plus franchement car beaucoup d’interviewés avaient eu des expériences où leurs paroles avaient été mal interprétées ou mal représentées par des journalistes et des universitaires. Il était compréhensible qu’ils aient appréhendé de dire ce qu’ils pensaient ou croyaient, au risque de le voir déformé. Cette assurance sur qui j’étais et pourquoi je faisais cela, accompagnée de la promesse d’un retour avant publication, a permis aux personnes interrogées d’entrer, en tant que libres partenaires, dans des conversations authentiques et extrêmement riches.
Le fait que j’aie approché les gens du théâtre palestinien en tant qu’artistes et non en tant que militants, a grandement contribué au respect dont j’ai pu jouir. Lorsque je suis entré en contact avec les théâtres en Palestine pour la première fois, à la suite de ma première visite au Centre Culturel Alrowwad, il y a onze ans, j’étais un militant. J’étais (et je suis encore) très opposé à l’occupation israélienne. Je considérais mon implication avec le Centre Alrowwad et plus tard avec le Théâtre Alrowwad, puis le Yes Theatre comme un acte militant, une manière de montrer ma solidarité avec la résistance palestinienne. Au cours des années, spécialement au cours de mes visites et de mes entretiens, j’ai commencé à réaliser que lorsque les gens du théâtre palestinien voyagent hors de Palestine, ils le font en tant qu’artistes, et qu’ils veulent être reconnus, tout d’abord, en tant qu’acteurs et pas en tant que militants. La résistance est toujours présente car l’occupation est toujours présente dans leur vie. C’est une partie du quotidien de tous les Palestiniens : simplement en se levant le matin, ils résistent. Il en résulte que les pièces qu’ils représentent et les discussions qui s’ensuivent, se rapportent toujours à certains aspects de la résistance. Mais cette résistance arrive après ou du moins pas avant l’acte théâtral créatif. Comme me l’ont dit de nombreuses personnes : “Si l’occupation israélienne disparaissait demain, je resterais un acteur”.
Finalement, l’éthique, fondamentale dans ma longue vie d’enseignant, a été de valoriser les idées et les expériences de mes étudiants. J’ai tenté d’apporter la même sensibilité à mon travail avec les troupes de théâtre palestiniennes ainsi qu’à ces entretiens. Je n’ai ni jugé ni évalué les artistes et, de fait, ils sont devenus les sujets de leurs propres expériences et non les objets de ma recherche. Les artistes que j’ai interviewés et moi-même sommes devenus des collaborateurs à la recherche du meilleur moyen de présenter nos idées et nos sentiments. Car si mes mots sont relativement peu nombreux dans ce livre, ils sont, eux aussi, le résultat de ce qui fut une rencontre très personnelle avec un groupe de gens extraordinaires.