Après Auschwitz, c’est l’idée même du long, linéaire et « inévitable » progrès historique de l’espèce humaine qui ne peut perdurer et doit être relativisée, voire fondamentalement révisée, à l’heure où la survie même de l’homme sur Terre est désormais en question, où « l’Apocalypse cesse d’être une vision prophétique pour devenir une menace tout à fait tangible »
Pourquoi republier un texte sur Auschwitz et sa signification, écrit en grec au siècle dernier ? Mais parce que, relu aujourd’hui, à une époque profondément marquée non seulement par le génocide des Palestiniens et la destruction de Gaza, mais aussi par le retour en force de la menace fasciste – et de la guerre – à l’échelle mondiale, incarnée par le duo Trump-Musk, ce texte prend une signification et une actualité accrues. Car, comme le dit Ernest Mandel dans son très important écrit « Prémisses matérielles, sociales et idéologiques du génocide nazi« , souvent cité dans notre texte : « Pour mieux combattre le néofascisme et le racisme biologique aujourd’hui, il faut comprendre la nature du fascisme d’hier. La connaissance scientifique est aussi une arme de combat et de survie de l’humanité, et non un exercice purement académique. Refuser d’utiliser cette arme, c’est faciliter l’avènement de nouveaux candidats assassins de masse, c’est contribuer à ce qu’ils commettent de nouveaux crimes. Expliquer les causes du fascisme et de l’holocauste, c’est renforcer le potentiel de rejet, d’indignation, d’hostilité, d’opposition totale et irréductible, de résistance et de révolte, contre la remontée toujours possible du fascisme et d’autres doctrines et pratiques de déshumanisation. C’est une œuvre de salubrité politique et morale élémentaire et indispensable ».
Auschwitz, la faillite de l’idée du progrès et la réhabilitation de la dimension utopique du socialisme
Par Yorgos Mitralias
Véritable produit de notre temps et de son « modernisme » capitaliste, Auschwitz et sa machine industrielle-bureaucratique d’extermination massive d’êtres humains, nous interpelle en cette période charnière entre deux siècles pour au moins trois raisons principales : (a) parce qu’il ne renvoie pas à un prétendu retour à des barbaries ancestrales ; (b) parce qu’il constitue une rupture profonde dans la civilisation et dans la manière d’envisager l’idée de progrès ; et (c) parce que ses leçons sont aujourd’hui – et continueront d’être – plus utiles et plus pertinentes qu’elles ne l’étaient il y a 55 ans.
Ainsi, si l’histoire se divise aujourd’hui entre un avant et un après Auschwitz, ceci est dû tant à « l’unicité » des chambres à gaz nazies qu’au fait que rien n’est plus pareil après elles. Si Auschwitz est à la fois « unique » et « moderne », ce n’est pas parce que d’autres manifestations de la barbarie humaine ayant fait encore plus de victimes (par exemple l’extermination massive et le génocide des populations indigènes du « Nouveau Monde » ou de l’Afrique par les conquérants et les colonialistes européens) ne l’ont pas précédé. En réalité, ce qui fait que Auschwitz ne ressemble à rien d’autre, qu’il n’est pas une simple répétition – peut-être encore plus meurtrière – des barbaries passées et, par conséquent, qu’il ne s’explique pas par une prétendue tendance « métaphysique » ou « innée » au retour à une autre époque (par exemple à ce Moyen Âge si vilipendé), c’est le fait qu’il aurait été impossible et impensable en dehors du capitalisme triomphant et de sa société bourgeoise!
DE LA RATIONALITÉ PARTIELLE À L’IRRATIONALITÉ TOTALE
Produit du monde occidental moderne et de son industrie développée, Auschwitz – selon Ernest Mandel – « fut une entreprise industrielle et non artisanale d’extermination. Voilà toute sa différence avec les pogromes traditionnels. Cette entreprise exigeait la production en masse du gaz Zyklon B, de chambres à gaz, de tuyauteries, de fours crématoires, de baraquements, de l’intervention massive des chemins de fer, sur une échelle telle qu’elle était irréalisable au XVIIIe siècle et dans la majeure partie du XIXe siècle, pour ne pas parler d’époques antérieures ». Et Mandel poursuit : « Dans ce sens, l’holocauste est aussi (pas seulement, mais aussi) un produit de l’industrie moderne échappant de plus en plus au contrôle de la raison humaine et humaniste, c’est-à-dire de l’industrie capitaliste moderne propulsée par la concurrence exacerbée devenue incontrôlable ».
Mais, il y en a plus. Cette monstrueuse usine de mort a été rendue possible et a pu fonctionner dans cette période historique déterminée parce que seul l’État bourgeois développé lui a offert une autre de ses préconditions : la nécessaire mentalité bureaucratique, la « rationalité » quotidienne à courte vue de ses centaines de milliers d’exécutants directs et indirects. C’est à dire l’obéissance et la soumission aveugles au tout-puissant et « sacré » État-maitre, qui se traduisent par l’éventail bien connue d’attitudes allant de la autolimitation acritique de chaque individu à ses “devoirs” partiels et fragmentés (« je fais juste mon travail et tout le reste ne me concerne pas ») à la transformation des citoyens actifs en serviteurs involontaires de la doctrine « bon ou mauvais, c’est l’État » et mon pays…
Nous voici donc au cœur du monstre moderne puisque la question cruciale se pose légitimement à nous : si c’est bien notre époque qui a rendu Auschwitz possible, alors qu’est-ce qui nous garantit que nous n’assisterons pas à sa répétition ou même à quelque chose encore pire ? Malheureusement, la réponse est à la fois simple et tragique. Absolument rien ! Après Auschwitz, tout est désormais possible et nier cela catégoriquement ne peut que relever de l’irresponsabilité politique ! Ou, comme nous avertit Brecht : « Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde » !
Non, il ne s’agit plus seulement du monstre fasciste dont parlait Bertolt Brecht. Auschwitz n’est pas seulement l’exemple le plus extrême de la barbarie moderne. Dans son essence, il est avant tout une expression presque typique et exemplaire des tendances destructrices qui ont existé et continuent d’exister (et même, elles se développent toujours plus) au sein de nos sociétés bourgeoises à ce stade du capitalisme tardif. Si Auschwitz est à la fois une coupure et un symbole de l’ère capitaliste-impérialiste moderne, c’est parce qu’aucun autre « événement fondateur » de notre époque n’a mis en évidence aussi puissamment sa caractéristique dominante et sa contradiction suprême : la combinaison du rationalisme partiel le plus parfait avec l’irrationalisme total absolu. Le mariage de la plus grande rationalité des moyens avec la plus extrême irrationalité des fins!
Après tout, qu’est-ce que Auschwitz sinon cette « rationalité partielle mortifère » de l’organisation moderne du travail et de la technologie au service des objectifs les plus absurdes et les plus irrationnels, c’est-à-dire de l’entreprise cruelle et barbare d’extermination totale d’êtres humains uniquement parce qu’ils ont commis – en tant que Juifs et en tant que Tziganes – la « faute » …d’exister ? Il ne s’agit même pas d’un objectif totalement « immoral », comme celui du Goulag stalinien, où des millions de Zek (prisonniers) ont été transformés en une force de travail trop bon marché pour la construction (forcée) de l’économie « socialiste ». Ici, nous sommes passés à un autre niveau de barbarie, qualitativement différent, qui ne peut s’expliquer ni par certains objectifs économiques des bourreaux, ni par leur haine raciste. Les Juifs, en tant qu’êtres humains condamnés exclusivement à l’extermination, ne peuvent évidemment même pas travailler comme esclaves, ni continuer à jouer le rôle de bouc émissaire que leur réserve l’antisémitisme traditionnel!
L’IDÉE DU PROGRÈS HISTORIQUE ET LA DESTRUCTION PLANÉTAIRE
L’« indicible » et l’« impensable » d’Auschwitz ne se situent donc ni dans l’ampleur du crime odieux des nazis, ni dans les dimensions monstrueuses de leur antisémitisme, mais plutôt dans cette véritable cassure civilisationnelle, sans précédent dans l’histoire, qu’implique le mépris et l’abolition de fait de toutes les règles et tabous séculaires de la solidarité et de la coexistence les plus élémentaires des êtres humains. Étant donné le précédent d’Auschwitz (et d’Hiroshima), l’humanité peut affronter son avenir laissant la porte ouverte à toute éventualité, même celle de son anéantissement total!
Malheureusement, ce qui était autrefois une simple prémonition des plus perspicaces anatomistes de la réalité pitoyable d’aujourd’hui (Walter Benjamin, Léon Trotski, Ernest Bloch, …) devient aujourd’hui plus ou moins un truisme qui tend à être adopté, même si c’est par fragments, par des millions de personnes dans tous les coins de la planète. Le dilemme de Rosa Luxemburg « socialisme ou barbarie » n’est plus d’actualité depuis longtemps, car nous vivons déjà dans la barbarie ! Par contre, un nouveau, encore plus tragique dilemme existentiel prend sa place, et est imposé comme inévitable : socialisme ou destruction de la planète et extinction de l’espèce humaine ! Maintenant, il ne s’agit plus « seulement » de la vague de génocides achevés ou inachevés qui déferle sur notre époque (Rwanda, Tchétchénie, Timor de l’est) et de l’épuration ethnique en ex-Yougoslavie, ni de l’horreur des 45 millions d’enfants du tiers-monde qui meurent tous les quatre ans de malnutrition et de manque de médicaments et d’eau potable, ni même de toute cette humanité martyrisée qui est sacrifiée sur l’autel de la maximisation effrénée du taux de profit. Il ne s’agit plus de tout cela, ni même de l’existence de la civilisation humaine, mais de quelque chose de plus, de qualitativement supérieur, de la destruction totale déjà promise et préparée par la cauchemardesque « irrationalité totale » capitaliste à l’air que nous respirons, à l’atmosphère, aux forêts, aux mers et aux terres que nous habitons, bref, à notre planète elle-même et aux hommes qui s’obstinent à y vivre!
Nouveaux problèmes, nouveaux dilemmes, nouveaux cauchemars universels qui bouleversent de fait les anciennes certitudes et les croyances traditionnelles. La première et la meilleure d’entre elles est la croyance aveugle dans l’inéluctabilité du progrès à laquelle l’espèce humaine serait « condamnée ». Alors que le vingtième siècle s’éteint, laissant derrière lui d’innombrables ruines matérielles et surtout spirituelles, il est aujourd’hui parfaitement justifié de constater, avec Daniel Bensaid, que « deux guerres mondiales, la barbarie des camps et du goulag, la croissance exponentielle des forces destructives ont depuis malmené ces croyances. L’effondrement des régimes bureaucratiques à l’Est, la prise de conscience que les ressources ne sont pas inépuisables et gratuitement offertes par la nature, le vertige devant les possibilités ouvertes par la biologie en matière de procréation ou de génie génétique, le brouillage des frontières entre la vie et la mort portent de nouveaux coups : les ailes d’ange du Progrès sont criblées de plomb ».
Oui, après tout, c’est l’idée même du long, linéaire et « inévitable » progrès historique de l’espèce humaine qui ne peut perdurer et doit être relativisée, voire fondamentalement révisée, à l’heure où la survie même de l’homme sur Terre est désormais en question, où « l’Apocalypse cesse d’être une vision prophétique pour devenir une menace tout à fait tangible ». Si à Auschwitz, ce sont les Juifs, les Tziganes, les homosexuels et quelques autres catégories d’« Untermenschen » (c’est-à-dire les « sous-hommes » auxquels les nazis refusaient tout statut humain) qui ont été offerts comme « matière première » à la machine dévoreuse d’êtres humains qui fonctionnait grâce à la coopération et à la convergence du racisme biologique, de la science-technologie moderne et de l’industrie capitaliste, maintenant c’est l’humanité tout entière qui est offerte comme cobaye pour l’expérimentation de l’énorme pouvoir destructeur que ce capitalisme tardif brutal a accumulé.
POUR LE SOCIALISME VISIONNAIRE DE LA NOUVELLE QUALITÉ DE VIE
Critique et révision de l’idée de « l’inéluctabilité du progrès », c’est aussi critique et révision d’un certain marxisme ! Un marxisme qui, même s’il cherche à remplacer la loi du profit par la satisfaction des besoins de l’humanité, « n’entend nullement bouleverser les fondements de la société identifiés à l’industrie, à la technique, à la science et au progrès ».
Jamais plus qu’aujourd’hui, ce marxisme déterministe, prosaïque et économiciste des « étapes » de l’évolution historique n’a été aussi irréaliste, inutile et surtout inefficace. Et jamais il n’est entré en collision aussi frontale avec le marxisme révolutionnaire émancipateur, visionnaire et humaniste qui ne se contente pas de « dépasser » la civilisation occidentale, mais cherche à renverser – ou plutôt à mettre à l’envers – le cours que cette civilisation occidentale a suivi pendant des siècles.
Il n’a donc rien à voir avec le marxisme vulgaire ankylosé qui dédaigne de voir le cours de l’histoire du point de vue des « perdants » qui sont condamnés ex-cathedra à n’être que… des « poussières de l’histoire » (comme c’était le cas autrefois, par exemple[u1] avec les Indiens « incivilisés » ou avec les petits peuples « historiquement arriérés », et bien plus récemment avec les ex-Yougoslaves ethniquement nettoyés), et qui refuse obstinément de l’approcher à travers la possibilité d’une (imminente) catastrophe totale. Et bien sûr, rien à voir avec le marxisme bureaucratique de tant d’« épigones » qui croit toujours aveuglément à l’automatisme prétendument progressiste du développement des forces productives et à l’encore plus redoutée « domestication » de la nature (forcément hostile) par l’homme et la technologie « miraculeuse ».
Non, ce n’est pas un hasard si ce marxisme stalinien et social-démocrate « oublie » en permanence de proposer une vision stratégique, de réhabiliter l’utopie révolutionnaire, de proposer « une civilisation radicalement différente, une nouvelle qualité de vie, une nouvelle hiérarchie des valeurs, un autre rapport à la nature, des rapports d’égalité entre les sexes, les nations et les « races », des rapports sociaux de solidarité et de fraternité entre les peuples et les continents », un nouveau rapport radicalement différent (discriminations positives) entre le monde riche et le monde sous-développé. Et bien sûr, ce n’est pas un hasard – comme le souligne Bensaid – s’il adopte aveuglément « l’idée de progrès (qui) n’est que la forme plate, dévalorisée et embourgeoisée de cette capacité d’aller de l’avant, conduisant imperceptiblement à l’abandon de l’action politique au profit des automatismes techniques et marchands ».
Les dés sont jetés. La révolution ne peut plus être simplement – comme autrefois – « la locomotive de l’histoire », parce que rien ne justifie et n’impose sa nécessité historico-existentielle, autant que, plus que tout autre, elle seule doit tirer – comme le disait Walter Benjamin – le « frein d’urgence » qui arrête la course folle du train vers la destruction ! Désormais, le dilemme n’est plus le socialisme ou la régression de l’humanité. C’est le socialisme en tant que nouvelle civilisation ou la destruction de l’humanité ! Et qu’on ne vienne pas nous dire qu’il s’agit là d’une tâche extrêmement ambitieuse pour la révolution socialiste. N’oublions pas, en effet, que « on renonce d’abord à l’impossible, ensuite à tout le reste »