Israël prévoit de vacciner 70 % de sa population d’ici fin mars. Mais qu’en est-il des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza ? Ceux-là sont froidement abandonnés au risque épidémique.
On connaît l’art israélien du soft power, cette capacité à valoriser l’image du pays pour accroître son influence, et à pousser dans l’ombre ce qu’il a d’inavouable. Le renseignement, le high-tech, le sport et jusqu’au Concours Eurovision de la chanson sont pêle-mêle les vecteurs habituels d’une communication assez habile pour faire oublier une politique coloniale qui a viré au racisme d’État. Avec la campagne de vaccination, le commerce israélien de l’image est florissant. Et une réalité est là, qui force l’admiration des Européens empêtrés dans leurs négociations avec les labos. Israël est le pays au monde qui a le plus vacciné. Fin janvier, 32 % de la population avaient reçu la première dose, et 18 % la seconde. Les autorités prévoient que 70 % des Israéliens seront vaccinés fin mars. De quoi faire des envieux. Il faut dire que Benyamin Netanyahou y a mis le prix, payant le vaccin Pfizer presque deux fois plus cher que l’Union européenne, pour être servi en premier et en abondance. Il n’est d’ailleurs pas sûr que l’UE ait le beau rôle dans cette sordide compétition vaccinale qui n’aurait pas lieu si le vaccin était un bien public mondial.
Lire > La course au vaccin vire au chacun pour soi
Quoi qu’il en soit, à un mois et demi de nouvelles élections législatives, le 23 mars, et à quelques jours de l’ouverture de son procès pour corruption, le Premier ministre a compris le profit politique qu’il pouvait tirer d’une campagne de vaccination réussie.
Pour cela, Israël s’appuie sur la redoutable efficacité d’une administration militarisée, toujours sur le pied de guerre, mais aussi sur une organisation sociale héritée de la première période travailliste, avec quatre caisses d’assurance maladie, les koupat holim, qui se chargent de l’intendance. Un mélange de centralisme autoritaire dans la décision et de décentralisation dans l’exécution. Mais rien de ce pays de neuf millions d’habitants n’est vraiment transposable. Ce qui invalide les discours sur une supposée exemplarité. Là-bas, le « nous sommes en guerre » d’Emmanuel Macron n’aurait choqué personne. Au contraire. Le virus est un terroriste comme un autre, et on sait mettre la liberté en veilleuse. Les Israéliens ont eu droit à trois confinements très stricts, avec fermeture des écoles. Les frontières sont bouclées, il est interdit de se déplacer au-delà d’un kilomètre de son domicile, et les visites sont sévèrement réglementées jusque dans la sphère privée. Les sites anti-vaccin sont bâillonnés, et Israël met au point un passeport vaccinal qui sera obligatoire pour recouvrer une vie normale. On est donc parfois plus près de la Chine que de la France. Seuls les ultra-orthodoxes qui refusent les « gestes barrières » continuent de mettre en péril la politique sanitaire du pays. Telle est la réalité. Une moitié de réalité en tout cas. Car, qu’en est-il des Palestiniens de Cisjordanie – hors Jérusalem – et de Gaza ? Ceux-là sont froidement abandonnés au risque épidémique. Le colon juif installé au cœur du territoire palestinien est vacciné ; pas le Palestinien. Ce qui a valu à Israël, de la part de l’ONU, un rappel à ses obligations de puissance occupante, en vertu de la convention de Genève de 1949.
Le comble du cynisme a été atteint dans la réponse à l’ONU du ministre de la Santé, Yuli Edelstein, qui a ressorti les accords d’Oslo de 1993 pour rejeter toute demande de vaccination des Palestiniens. Il s’en faudrait de peu que les Palestiniens aient droit momentanément à un État, le temps d’exonérer Israël de ses obligations humanitaires ! Seul point positif, la décision du procureur général, Avichaï Mandelblit, qui, contre l’avis du gouvernement, a imposé la vaccination des 4 400 prisonniers palestiniens détenus en Israël. Ne parlons pas des cinq mille doses « généreusement » attribuées aux quatre millions et demi de Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza… En fait, la politique ségrégative menée par Israël dans la crise sanitaire vient dramatiquement confirmer le rapport rendu public le 12 janvier par l’organisation israélienne des droits de l’homme B’Tselem. Pour la première fois, le mot « apartheid » y figure en toutes lettres. Il résonne fortement comme une référence à l’Afrique du Sud d’avant Mandela. Une comparaison qui fait trembler les dirigeants israéliens, qui redoutent le renforcement de la campagne BDS (boycott, désinvestissement, sanctions). Ils n’ont en tout cas rien à craindre de la future ambassadrice des États-Unis à l’ONU, Linda Thomas-Greenfield, qui s’est empressée de faire allégeance à Israël en stigmatisant BDS. Ce qui donne la mesure du « tournant » Biden au Proche-Orient…
La part d’ombre est donc envahissante. L’ombre, ce n’est pas ce qui n’existe pas, mais ce que le soft power veut faire oublier, et que l’on accepte de ne pas voir, un peu par crédulité, et beaucoup par complicité. Sans doute Israël a les apparences d’une démocratie communautaire. Mais l’Afrique du Sud aussi était une démocratie pour les Blancs, Afrikaners ou Anglo-Sud-Africains. Avec la pandémie, le pays est en face d’une contradiction historique. Pour avoir liquidé la solution à deux États, et réduit à l’impuissance l’Autorité palestinienne, Israël se trouve aujourd’hui confronté à la question de l’égalité des droits de tous les citoyens, de la Méditerranée au Jourdain. Une responsabilité que les dirigeants, auteurs en 2018 d’une loi proclamant Israël « État nation du peuple juif », ne veulent pas assumer. C’est pourtant la question à laquelle ils ne cesseront d’être désormais confrontés.