Antisémitisme / antisionisme : quelques mises au points

15 NOV. 2019 | PAR PHILIPPE HALÉVY | BLOG : LE BLOG DE PHILIPPE HALÉVY

Un livre offrant un autre regard sur l’assimilation de l’antisionisme à l’antisémitisme.

Un autre regard sur l’assimilation de l’antisionisme à l’antisémitisme

Les « Mises au point » de M. Roland Laffitte aux éditions Scribest 1

La construction d’une représentation selon laquelle un.e musulman.e (et plus largement un.e arabe) et/ou un.e membre de la gauche solidaire de la cause palestinienne sont, à priori, des personnes véhiculant un nouvel antisémitisme (qui s’ajoute à celui de l’extrême droite) est en cours depuis au moins 1974 avec un livre paru sous l’égide de l’Anti-Defamation League (p. 156) « en réponse à l’accueil international que reçoit la lutte palestinienne et à l’ombre que cette dernière projette sur l’image de l’État d’Israël », rappelle Roland Laffitte dès le prologue de son livre (p. 11).

Mais c’est en réaction à une nouvelle offensive en France des tenants.tes de cette construction, les signataires.trices du « Manifeste contre un nouvel antisémitisme » initié par M. Philippe Val, que Roland Laffitte a rédigé ses « Mises au point ».

Ce texte est complémentaire de celui de M. Dominique Vidal [[Antisionisme = antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron » – Dominique Vidal – Édition Libertalia – Février 2018. La citation ici présentée est extraite de la page 15.]] centré sur « l’histoire du sionisme, […] la diversité de l’antisionisme, […] l’antisémitisme hier et aujourd’hui, […] la politique proche-orientale de la France. ».

Tout d’abord parce qu’il assume la relativité de son regard. Là est peut-être le plus important dans un débat où souvent il est question de regards qui, s’affirmant Vérité, sont sources d’affrontements plutôt que de pensées complexes et reconnaissantes de l’altérité.

Ainsi, Roland Laffitte avance dès son prologue : « Pour ce qui est de la forme, ces Mises au point ne se présentent pas comme une somme, ce qui nécessiterait d’étudier les questions soulevées de façon systématique et exhaustive. Les différents points qui se succèdent assument l’allure de fragments de portée variable, juxtaposés et classés, choisis moins comme résultat d’une ambition théorique que celui de considérations liées à une expérience. Ils ont donc plutôt valeur de contribution à un argumentaire. » (p. 12).

Cette posture permet de mieux comprendre une référence récurrente du livre, M. Maxime Rodinson, à laquelle même les personnes concernées par le sujet ne sont pas habituées. Roland Laffitte explique ainsi page 24 l’importance de cet homme dans son parcours intellectuel.

Dans cette perspective, de favoriser la construction d’une pensée plutôt que l’affrontement de regards, la notion de judéophobie, préférée à celle d’antisémitisme, développée dans la première partie, est très utile. Dans le sillage de Maxime Rodinson, Roland Laffitte avance ainsi que le terme « antisémitisme » a une dimension éternelle peu propice à construire un regard complexe plus proches des réalités historiques et actuelles qui déclinent, selon les espaces et les temps, différentes judéophobies.

« Pour en finir avec la discussion sémantique sur le terme antisémitisme, il est très difficile de ramer à contre-courant, d’aller totalement contre l’usage. Mais, sans bannir complètement le mot, il est souhaitable de le réserver au phénomène historiquement circonscrit de la vague de haine anti-juive qui a culminé dans la Shoah. C’est bien plus utile pour combattre, comme tous les racismes, le racisme antijuif, et en particulier ses formes qui trouvent leurs justifications dans les antijudaïsmes, aussi bien chrétien qu’islamique ou athée, et toutes les judéophobies. » écrit Roland Laffitte page 61.

Relativité du regard, précisions terminologiques, autant de postures judicieuses quand l’enjeu n’est pas de terrasser l’altérité mais de s’éduquer à la reconnaître. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, comme le conclu Roland Laffitte p. 231 : « Il est grand temps qu’à commencer par l’École et les médias qui sont de la responsabilité des pouvoirs publics, notre société s’habitue au fait qu’elle compte dans ses membres des millions de concitoyens ayant comme une des facettes de leur personnalité, [la] religion ou [la] culture islamique. Il est temps qu’elle les accepte comme tels, et que, loin des sirènes du mépris et de la haine qui font d’eux la personnification d’une altérité menaçante, elle les considère comme une vraie richesse. »

Partant de là, il peut paraître étonnant pour une personne qui s’attendrait alors à un livre « objectif », au sens hégémonique du terme, de constater que Roland Laffitte s’oppose clairement à l’analyse de la situation proposée par les signataires.trices du Manifeste : n’y aurait-il donc aucune pertinence dans leur analyse ?

Non. Il n’y en a pas, affirme à juste titre Roland Laffitte.

Tout simplement parce qu’il ne s’agit pas d’une analyse mais d’une vision. Il est effectivement impossible d’asseoir une analyse sur des données qui ne sont pas fiables. C’est ce que démontre Roland Laffitte.

En matière statistiques, pages 170/178, dans son point « Sur l’utilisation partisane des statistiques ». En cela il fait écho à l’analyse des statistiques officielles sur l’antisémitisme de Dominique Vidal : « […] le ministre de l’Intérieur annonce une augmentation de 74% en 2018 des violences antijuives. Christophe Castaner oublie toutefois de signaler que les années précédentes ont connu de fortes diminutions. Si bien que, si le nombre, malheureusement trop important, d’actions recensées est de 541 en 2018, il atteignait 851 en 2014… » [[Op. cit. Pages 10 et 11]].

Mais aussi en matière historiques, pages 141/146 pour ne parler que de la violente essentialisation des musulmans.nes, du Coran, de son prophète, les identifiants à des nazis, fascistes et autre « massacreur de Juifs ».

L’existence d’actes « antisémites », y compris de la part d’arabes, musulmans.nes et/ou de membres de la gauche solidaire du peuple palestinien, comme la manipulation de certaines de ces personnes par des antisémites, est une réalité. Cela doit être dénoncé, combattu et transformé.

Mais pour passer de faits à une analyse globale, à la dénonciation d’un système, il y a une rigueur méthodologique et intellectuelle à respecter. Ce que ne respectent pas les personnes ayant écrit le Manifeste.

Dans le cadre d’une démarche intellectuelle permettant un positionnement raisonné assurant les bases d’un engagement, il devient donc évident de s’y opposer. Tant est si bien que, comme le rappelle Roland Laffitte (p.10), il a existé un malaise au sein même des signataires.trices du Manifeste.

La rigueur de ce livre se retrouve donc dans ses points. Nombreux, ils sont une mise à portée de dimensions très peu vulgarisées de l’histoire de la situation. Nous y croisons des noms comme Gustave d’Eichtal qui permet d’ouvrir aux non-intiés.ées la position de Saint-Simoniens quant à l’installation des Juifs en Palestine (p70). Ou des clarifications sur la dhimma souvent avancée par les tenants.tes de la cause palestinienne pour expliquer que les juifs.ves étaient bien traités.ées dans l’espace musulman antérieur à l’apparition du sionisme (p. 133). En passant par des problématiques strictement arabes en s’attachant par exemple aux « égarements dans le mouvement national arabe » (p.115) et ses relations avec le nazisme.

En trame de fond, tout au long du livre, il est une résonance qui marque à la première lecture avant d’apparaître comme une évidence : le parallèle entre la colonisation de la Palestine et celle de l’Algérie. Ce qui permet d’appréhender concrètement la problématique de « l’inertie de la psyché coloniale » (p215) en France, explicatrice de visions comme celle du Manifeste à l’origine de ce livre.

Citons longuement l’auteur pages 140/141 :

« Les choses [entre Musulmans et Juifs] se dégradent ensuite en résultat d’une politique systématique de différenciation des Musulmans et des Juifs qui aboutit au décret Crémieux, naturalisant les Juifs en 1970 tandis que le Code de l’indigénat officialise en 1881 l’infériorité civile et politique, des Musulmans constitués en catégorie ethnique à part. On note chez Georges Bensoussan :

« L’antisémitisme maghrébin est antérieur à la colonisation française comme au décret Crémieux. Et si ces Juifs étaient de « culture arabe », l’ethnicisation du nationalisme arabe à partir des années 1920 les a exclus de la « nation arabe ». »

L’historien, qui n’a de cesse de chercher des justifications à son arabophonie affichée et à légitimer Israël, n’hésite pas, là encore, de réécrire l’histoire. Ainsi ce serait le nationalisme arabe dans les années 1920 et non l’administration française dès 1830 qui aurait « ethnicisé » les Juifs, et non le décret Crémieux et le Code de l’Indigénat qui les aurait exclus de la « nation arabe » désormais réduite aux Musulmans !

Notez que, malgré la politique du diviser pour régner et ses effets délétères, il y a, parmi les Juifs d’Algérie, des voix hautes pour exiger, au XXe siècle, l’égalité des droits pour les Musulmans et pour que ces derniers soient traités non pas comme « sujets » mais comme « citoyens », et qu’il y a réciproquement, de la part des chefs des mouvements d’indépendance successifs, des appels répétés à l’entente entre Juifs et Musulmans, même après la catastrophe de la création d’Israël. Peu de Juifs sont d’ailleurs, à cette époque-là, touchés par le Sionisme. C’est avec l’Indépendance qu’une partie d’entre eux s’exilent vers Israël, peu d’ailleurs en comparaison de ceux qui arrivent en France et qui, de là, commenceront à se diriger vers Israël après la Guerre des six jours. »

Tous ces points sont nourris non seulement d’érudition mais de présence sur le terrain puisque Roland Laffitte a passé du temps au Proche-Orient, entre autres en tant que journaliste.

A l’heure où les députés.ées devraient être amenés.ées à voter pour ou contre une résolution favorisant l’assimilation de toutes dénonciations de la politique de l’État d’Israël à de l’antisémitisme, Il y a un intérêt particulier à diffuser ce livre qui apporte beaucoup à la déconstruction de tous les racismes.

Philippe Halevy


NDLR : L’UJFP organise une soirée-débat le 22 janvier 2020 avec Roland Lafitte autour de son livre


Note-s
  1. « Antisionisme Judéophobie Islamophobie Quelques mises au point » – Roland Laffitte – Edition Scribest – Juin 2019[]