Amira Hass : « L’oeuvre de ma vie est un échec »

La journaliste du quotidien israélien Haaretz, à laquelle a été décerné le prix 2009 du « Courage en Journalisme » pour « l’œuvre de sa vie », a tenu a faire savoir qu’elle ressentait celle-ci comme un échec retentissant, l’opinion publique israélienne étant restée influencée par la propagande officielle israélienne. Ci-dessous sa déclaration.

Intervention d’Amira Hass à la réception de son Prix du Courage en Journalisme 2009

« Permettez-moi de commencer par une correction. Correction ô combien impolie, allez-vous penser à juste titre, mais de toute façon, nous, les Israéliens, nous sommes pardonnés pour bien pire qu’une impolitesse.

Ce qui est si généreusement appelé aujourd’hui par la Fondation internationale des femmes dans les médias (IWMF) l’œuvre de ma vie doit être requalifiée. Parce que c’est un Echec. Rien de plus qu’un échec. L’échec d’une vie.

Pensez-y, c’est juste cette partie de ma vie qui pose question : après tout, c’est environ un tiers de ma vie, pas plus, que j’ai consacré au journalisme.

Aussi, si cette période de ma « vie » vous donne l’impression que je vais bientôt prendre ma retraite – alors cette impression il faut la dissiper. Je n’envisage pas d’arrêter très vite ce que je fais.

Qu’est-ce que je fais ? On me définit en général comme journaliste pour les questions palestiniennes. Mais en réalité, mes articles portent sur la société et la politique israéliennes, sur la Domination et ses ivresses. Mes sources ne sont pas des documents secrets ou des comptes rendus divulgués de réunions de personnalités de Pouvoir et au Pouvoir. Mes sources sont les chemins ouverts à tous par lesquels les opprimés sont dépossédés de leurs droits à l’égalité en tant qu’êtres humains.

Il reste tant encore à apprendre sur Israël, sur ma société, et sur les décideurs israéliens qui inventent des restrictions comme interdire aux étudiants de Gaza de s’instruire dans une université palestinienne de Cisjordanie, à quelque 70 kilomètres de chez eux. Autre interdiction : interdire aux jeunes (de plus de 18 ans) d’aller voir leurs parents à Gaza, pour s’enquérir de leur santé. S’ils venaient à mourir, des responsables israéliens respectueux des ordres permettraient la visite. S’il s’agit de jeunes de moins de 18 ans, la visite serait autorisée. Mais, d’un autre côté, les parents au second degré ne sont pas autorisés à rendre visite à des frères et sœurs mourant ou en bonne santé à Gaza.

C’est une question philosophique curieuse, pas seulement journalistique. Pensez-y : qu’y a-t-il de si dérangeant pour le système israélien, dans le fait de savoir si des pères ou des mères sont en bonne santé ? Qu’y a-t-il de si dérangeant dans le fait qu’un jeune choisisse et acquiert une meilleure instruction ? Et ce ne sont-là que deux parmi une longue, longue liste d’interdictions israéliennes.

Et quand j’écris sur le territoire palestinien de Cisjordanie, qui est petit à petit détruit et morcelé, ce n’est pas seulement sur des gens qui ont perdu leurs biens familiaux et leurs moyens de substances ; ce n’est pas seulement sur des opportunités de plus en plus rares pour un peuple coupé de tout dans des enclaves surpeuplées. J’écris en réalité sur l’habileté des architectes israéliens. C’est une manière de faire savoir comment l’urbanisme israélien sur le terrain contredit les proclamations officielles, un phénomène qui caractérise les actes de tous les gouvernements israéliens, d’autrefois comme d’aujourd’hui. Bref, il y a tant de choses pour me tenir occupée pendant une autre vie, ou au moins pendant le reste de ma vie.

Mais, comme je l’ai dit, la véritable correction est ailleurs. Ce n’est pas d’une réussite dont nous devrions parler, mais d’un échec.

C’est l’échec de ne pas avoir amené l’opinion publique israélienne et internationale à utiliser et à accepter les termes et les mots justes – ceux qui reflètent la réalité. Et non pas le nouveau langage orwélien qui prospère depuis 1993 et qui a été adroitement imposé et propagé par ceux qui y ont intérêt.

La terminologie du processus de paix, qui a dominé, brouille la perception des véritables processus en cours : un mélange particulier d’occupation militaire, de colonialisme, d’apartheid, d’autonomie palestinienne limitée dans des enclaves, et de démocratie pour les juifs.

Ce n’est pas mon rôle en tant que journaliste de faire accepter par les juifs et mes compatriotes israéliens que ces processus sont immoraux et gravement imprudents. C’est mon rôle, par contre, d’exercer le droit à la liberté de la presse afin de donner les informations et de faire que les gens sachent. Mais, comme je ne l’ai que trop découvert, le droit de savoir ne signifie pas un devoir de savoir.

Des milliers de mes articles et des millions et des millions de mes mots se sont envolés. Ils ne pouvaient rivaliser avec le langage officiel qui a été adopté volontiers par les médias de masse, et qui est utilisé afin de décrire de façon trompeuse la réalité. Un langage officiel qui encourage les gens à ne pas savoir.

En effet, un échec retentissant pour un journaliste. »

Amira Hass
le 11-11-2009

traduite par Tlaxcala le 3 novembre 2009
traduction : JPP

Rappel

L’israélienne, Amira Hass reçoit le « Prix du Courage en Journalisme 2009 »

Quatre femmes journalistes, originaires du Belarus, du Cameroun, d’Iran et d’Israël, ont été récompensées cette semaine à New York, pour leur courage dans l’exercice de leur profession, face aux menaces de mort et d’emprisonnement, aux attaques et aux violentes intimidations exercées à leur encontre.

La Fondation internationale des femmes dans les médias (IWMF) a remis le « Prix du Courage en Journalisme 2009 » […] à l’Israélienne Amira Hass, journaliste du quotidien Haaretz, qui décrypte l’actualité politique israélienne et palestinienne depuis 20 ans, basée à l’intérieur des « territoires palestiniens ». Amira Hass, née en 1956 à Jérusalem.

Elle a étudié l’histoire à Jérusalem et à Tel-Aviv. Après avoir enseigné, elle a commencé à exercer la profession de journaliste en 1989 à la rédaction de Ha’aretz. Elle est une journaliste et auteur très connue pour ses colonnes dans le quotidien Ha’aretz. Elle vit en Judée Samarie après avoir habité à Gaza et elle rapporte les événements du conflit israélo-palestinien depuis ces territoires disputés. Elle a débuté sa carrière à Ha’aretz en 1989, et a commencé à informer depuis les territoires en 1991. En 2003, elle était la seule journaliste israélienne juive à vivre parmi les Palestiniens, à Gaza depuis 1993 et à Ramallah depuis 1997. Deux ouvrages ont été tirés ses expériences successives : l’essai Boire la mer à Gaza et Correspondante à Ramallah, une compilation de ses articles depuis la Judée Samarie, tous deux parus en France aux éditions La Fabrique.

JSS