AIME CESAIRE

En ce 17 avril 2008, les peuples opprimés du monde, la Martinique mais aussi tous les hommes et les femmes qui luttent pour un monde basé sur la justice sociale et le respect de la dignité humaine se trouvent orphelins avec le départ d’Aimé Césaire.
Poète des mots, il a représenté pour les peuples colonisés et opprimés une pensée ouverte vers de nouvelles voies. Avec Aimé Césaire se sont rencontrés le rêve, les mots au service de la lutte pour la liberté et la libération. Eveilleur des consciences, Aimé Césaire reste aujourd’hui à côté de toutes celles et ceux qui se voient refuser les droits humains fondamentaux et qui sont soumis à l’arbitraire des lois pensées pour assurer la domination.
Aimé Césaire laisse, à tous ceux qui veulent le saisir, le flambeau de la lutte afin de construire un monde de paix et de fraternité. Il laisse aussi l’héritage d’une humanité qui cherche à en finir avec les discriminations, le racisme et la domination.

La Fondation Frantz Fanon, qui remercie profondément Aimé Césaire pour avoir accepté d’assumer la charge de Président d’honneur, exprime sa profonde douleur en ces tristes moments pour les familiers et amis d’Aimé Césaire.

pour le Bureau de la Fondation Frantz Fanon

Mireille Fanon-Mendès France
Sonia Dayan-Herzbrun
Hugo Ruiz Diaz Balbuena

Cahier d’un retour au pays natal – extraits

Partir.
Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes-
panthères, je serais un homme-juif
un homme-cafre
un homme-hindou-de-Calcutta
un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas

l’homme-famine, l’homme-insulte, l’homme-torture
on pouvait à n’importe quel moment le saisir le rouer
de coups, le tuer – parfaitement le tuer – sans avoir
de compte à rendre à personne sans avoir d’excuses à présenter à personne
un homme-juif
un homme-pogrom
un chiot
un mendigot

mais est-ce qu’on tue le Remords, beau comme la
face de stupeur d’une dame anglaise qui trouverait
dans sa soupière un crâne de Hottentot?

Je retrouverais le secret des grandes communications et des grandes combustions. Je dirais orage. Je
dirais fleuve. Je dirais tornade. Je dirais feuille. Je dirais arbre. Je serais mouillé de toutes les pluies,
humecté de toutes les rosées. Je roulerais comme du sang frénétique sur le courant lent de l’oeil des mots
en chevaux fous en enfants frais en caillots en couvre-feu en vestiges de temple en pierres précieuses assez loin pour décourager les mineurs. Qui ne me comprendrait pas ne comprendrait pas davantage le rugissement du tigre.
Et vous fantômes montez bleus de chimie d’une forêt de bêtes traquées de machines tordues d’un jujubier de chairs pourries d’un panier d’huîtres d’yeux d’un lacis de lanières découpées dans le beau sisal d’une peau d’homme j’aurais des mots assez vastes pour vous contenir
et toi terre tendue terre saoule
terre grand sexe levé vers le soleil
terre grand délire de la mentule de Dieu
terre sauvage montée des resserres de la mer avec
dans la bouche une touffe de cécropies
terre dont je ne puis comparer la face houleuse qu’à
la forêt vierge et folle que je souhaiterais pouvoir en
guise de visage montrer aux yeux indéchiffreurs des hommes

Il me suffirait d’une gorgée de ton lait jiculi pour qu’en toi je découvre toujours à même distance de mirage – mille fois plus natale et dorée d’un soleil que n’entame nul prisme – la terre où tout est libre et fraternel, ma terre.

Partir. Mon coeur bruissait de générosités emphatiques. Partir… j’arriverais lisse et jeune dans ce pays mien et je dirais à ce pays dont le limon entre dans la composition de ma chair : « J’ai longtemps erré et je reviens vers la hideur désertée de vos plaies ».

Je viendrais à ce pays mien et je lui dirais : Embrassez-moi sans crainte… Et si je ne sais que parler, c’est pour vous que je parlerai».
Et je lui dirais encore :
« Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir. »

Et venant je me dirais à moi-même :
« Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en l’attitude stérile du spectateur, car la vie n’est pas un spectacle, car une mer de douleurs n’est pas un proscenium, car un homme qui crie n’est pas un ours qui danse… »
Aimé Césaire (1913 – 17 avril 2008)