Tout semble concourir à rendre la situation confuse et angoissante pour les Juifs et Juives de France. Violences antisémites, comme le viol d’une enfant de 12 ans à Courbevoie il y a quelques jours encore ; instrumentalisations de l’antisémitisme et déni de sa profondeur ; confusions diverses autour de la situation en Israël/Palestine… Il nous faut échanger, discuter, nous disputer peut-être, mais trouver les voies pour sortir collectivement de cette confusion.
Les Juifs de France sont divers, traversés par des oppositions idéologiques. Pourtant, pour ce 2nd tour des législatives, nous devrions partager l’évidence du rejet de l’extrême droite, notre ennemi mortel. Il ne s’agit pas de nier que les différents courants politiques sont traversés par l’antisémitisme culturel, profondément inscrit dans notre société. Les références à des tropes antisémites de telle ou telle personnalité soulèvent une légitime indignation. Et trop souvent c’est le déni qui est opposé à nos critiques. Mais il faut savoir mesure garder et avoir l’esprit fixé sur les conséquences réelles des différents projets politiques.
Pour sortir de la confusion, nous devons tracer une différence radicale entre ce qui relève de biais culturels diffus et ce qui s’inscrit à l’extrême droite dans une vision du monde et un projet antisémites.
Les révélations d’antisémitisme de la part de candidats du RN s’accumulent. Il ne s’agit pas d’erreurs de castings, de brebis galeuses, comme le prétend Jordan Bardella. L’antisémitisme structure en profondeur la vision du monde de l’extrême droite. “Nous restons sur un combat entre nationaux et mondialistes”, déclarait encore Marine Le Pen le 16 juin. Elle décrit l’ennemi : « élites apatrides”, “cosmopolites », « puissances de l’argent », « capitalisme transnational », « nomadisme ». Ce vocabulaire réactive le vieux fond d’antisémitisme et d’antitsiganisme qui a aboutit au génocide nazi. C’est par pure tactique politicienne que le RN essaie de mettre son antisémitisme foncier en arrière plan, celui-ci étant vu par les stratèges du RN comme le dernier obstacle à la « dédiabolisation » de leur parti fondé par des collaborationnistes et des Waffen-SS, et longtemps dirigé par Jean-Marie Le Pen dont les propos antisémites furent légion. Cet héritage n’est jamais réellement désavoué.
Toutes les enquêtes le confirment : les préjugés antisémites sont les plus répandus à l’extrême droite, comme l’a encore établi le dernier rapport de la CNCDH. Rien de surprenant à cela : le racisme ne se divise pas. « Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous. » disait Frantz Fanon, grande figure de la lutte contre le racisme et le colonialisme. La réciproque est d’actualité : quand nous entendons dire du mal des musulmans, dressons l’oreille : on parle de nous. Une idéologie qui met la pureté, la nationalité, l’origine en son cœur ne se limite jamais à dévaloriser telle ou telle partie de la population : le racisme est un système qui classe l’ensemble des personnes dans des catégories raciales hiérarchisées. Et l’antisémitisme moderne s’est construit dans l’hostilité aux Juifs comme orientaux. Un des moments fondateurs du racisme moderne est la « limpieza de sangre », la loi de « pureté de sang » instituée dans la péninsule ibérique en 1492 ; elle jetait l’opprobre aussi bien sur les Juifs que sur les musulmans. Le racisme moderne, l’antisémitisme européen et l’islamophobie ont ainsi les mêmes racines et les mêmes ressorts.
Interdire le port du voile et de la kippa dans tout l’espace public ; interdire toute nourriture halal et casher en France (fabrication et importation) ; interdire les menus de substitution sans porc dans les cantines scolaires : trois projets aussi antisémites qu’islamophobes promus par le RN. « Je demande à nos compatriotes juifs, ce petit effort, ce petit sacrifice”, se justifie Marine Le Pen. La pseudo “théorie du grand remplacement” repose sur le fantasme de la submersion de la population blanche et chrétienne par des personnes venues d’Afrique. Elle réactive aussi la théorie du Grand complot juif, qui serait à la manœuvre pour affaiblir les populations européennes par l’hybridation et la substitution, afin de faciliter la domination juive mondiale. Hier c’était la figure de Rothschild qui servait de métonymie pour désigner le complot juif, aujourd’hui c’est Georges Soros, omniprésent dans les discours d’extrême droite sur l’immigration ou sur la “LGBTisation” du monde.
Le gage que semble donner le RN aux Juifs de France est la défense d’Israël. Mais cette défense repose en réalité sur l’hostilité aux Arabes et aux musulmans et sur l’idéologie de la séparation. L’extrême droite prône le “chacun chez soi”. Et le “chez soi” des Juifs c’est l’Etat d’Israël. Ce soutien à Israël se fonde donc sur l’idée que les Juifs restent un corps étranger à la nation, que leur vocation est de rejoindre Israël. Il n’est pas surprenant que l’extrême droite raciste et antisémite, partout dans le monde, se porte en soutien à l’État d’Israël : elle préfère les Juifs là-bas que “chez eux”. Pour nous, Juifs et Juives de France, qui n’avons pas l’intention de quitter le territoire, qui sommes chez nous ici, il y a donc une urgence vitale à disjoindre complètement la lutte contre l’antisémitisme du soutien à l’État israélien. Cet enrôlement de la lutte contre l’antisémitisme par la défense de l’État d’Israël, alors que celui-ci est engagé dans une guerre génocidaire contre les Palestiniens, est une impasse morale et un piège existentiel. Nous devons réaffirmer la légitimité de judéités essentiellement et définitivement diasporiques, notre droit à vivre en sécurité et dans l’égalité où nous sommes, loin des logiques de séparation qui sont celles de l’extrême droite.
Il faut enfin garder à l’esprit qu’au-delà du RN, vitrine officielle de l’extrême droite qui cherche à se donner une apparence de respectabilité, il existe en son sein, autour et à côté toute une série de groupes violents et ouvertement antisémites. La victoire électorale de l’extrême droite libérerait une violence raciste multiforme. L’ensemble des minorités raciales en seraient les victimes. Les Juifs ne seraient pas épargnés.