Raz Segal : « Accuser Israël de génocide m’a coûté un emploi – un autre exemple d’une université qui laisse tomber les Juifs »

Photo: Un campement de protestation pro-palestinien à l’Université d’État de Californie à Los Angeles, photographié en juin. Photo par Getty Images

Le système universitaire américain s’est montré incapable de s’adapter à une compréhension plus nuancée des relations entre les Juifs et Israël.

Le génocide est l’aboutissement d’un processus qui met le monde à l’envers, qui présente des personnes sans défense comme des ennemis dangereux, des États violents comme des sociétés innocentes menacées par la haine aveugle et le fanatisme, et des mensonges comme la vérité. Le génocide – la destruction d’un peuple et de son monde – est finalement falsifié et justifié comme étant héroïque et juste.

Nous assistons aujourd’hui à un terrible spectacle : de grands administrateurs d’universités américaines qui, lorsqu’il s’agit d’Israël et de la Palestine, se livrent à une telle falsification et à de telles justifications.

Au cours des derniers mois, des étudiants de centaines d’universités américaines ont installé des campements pour dire la vérité sur les actions d’Israël à Gaza, qu’ils qualifient de génocide. Ils ont exigé que leurs universités révèlent leurs liens financiers avec Israël et se désengagent des entreprises qui facilitent l’agression israélienne et en tirent profit. En retour, de nombreux dirigeants universitaires ont laissé entendre que les manifestants menaçaient activement la sécurité des Juifs sur le campus – malgré la participation de nombreux Juifs aux manifestations –, ont fait appel à la police pour démanteler violemment les campements et ont engagé diverses procédures disciplinaires à l’encontre des étudiants concernés.

Dans mon propre cas – en tant qu’universitaire israélo-américain et Juif spécialisé dans l’histoire juive et les études sur l’holocauste et les génocides – les administrateurs de l’Université du Minnesota (UMN) ont été tellement alarmés par mes arguments, étayés par des preuves, qu’Israël commet un génocide contre les Palestiniens de Gaza qu’ils ont retiré leur offre d’emploi à la direction du Centre d’études sur l’holocauste et les génocides de l’Université du Minnesota (CHGS). Le traitement qui m’a été réservé est emblématique d’un problème beaucoup plus large au sein des universités américaines : dans l’ensemble, leurs administrateurs n’ont absolument pas compris la distinction entre l’antisémitisme et l’antisionisme – et ont donc fini par reproduire eux-mêmes une position antisémite.

Mon embauche a d’abord été remise en question après que le professeur Bruno Chaouat, ancien directeur du CHGS, a démissionné du conseil consultatif du centre après mon embauche, et m’a accusé de « justifier les atrocités du Hamas ».

Je n’ai jamais justifié les atrocités commises par le Hamas. En fait, j’ai clairement déclaré à plusieurs reprises – en octobre et en novembre, pour ne prendre que deux exemples – que l’attaque menée par le Hamas contre Israël le 7 octobre était un cas de meurtre de masse et de crimes de guerre.

Ce que j’ai fait, c’est décrire l’attaque d’Israël contre Gaza comme un génocide, comme l’ont fait de nombreux autres chercheurs dans mon domaine.

Nous avons relevé des dizaines de déclarations d’intention génocidaire de la part des dirigeants israéliens, leur utilisation de termes déshumanisants tels que « animaux humains » pour désigner les Palestiniens, la politique de « siège total » d’Israël, qui a privé les habitants de Gaza de nourriture, d’eau potable, de carburant et de fournitures médicales et a créé les conditions d’une famine de masse, l’utilisation des bombes les plus destructrices, fabriquées par les États-Unis, qui soient disponibles dans l’arsenal israélien contre les Palestiniens dans les zones désignées comme « sûres », le grand nombre de civils palestiniens que l’armée israélienne a tués, blessés et déplacés de force, et le ciblage systématique de tout et de tous à Gaza, y compris les travailleurs de la santé, les poètes, les enseignants, les travailleurs humanitaires, les journalistes, les enfants, les hôpitaux, les écoles, les universités, les mosquées, les églises, les bibliothèques, les archives, les boulangeries et les champs cultivés.

Néanmoins, les propos de M. Chaouat ont déclenché une campagne menée contre moi par le Jewish Community Relations Council of Minnesota and the Dakotas (Conseil des relations avec la communauté juive du Minnesota et des Dakotas, JCRC), dans laquelle les critiques ont affirmé que ma description de l’attaque israélienne contre Gaza comme un génocide me disqualifiait pour occuper le poste de directeur du CHGS. L’université a d’abord réagi en expliquant que j’avais été recommandé « avec enthousiasme » pour le poste à l’issue d’un processus de recherche régulier. Mais devant l’intensification de la campagne du JCRC, l’université a rapidement changé de cap. Quelques jours plus tard, le 10 juin, le président intérimaire de l’université, Jeff Ettinger, m’a envoyé un courriel dans lequel il retirait l’offre d’emploi.

Cette décision sans précédent ne m’a pas seulement porté préjudice. Elle a légitimé une ingérence politique grossière dans le processus d’embauche d’une université publique.

La grave atteinte à la liberté académique que représentait ma situation a été soulignée dans une lettre de la section de l’UMN de l’Association américaine des professeurs d’université, ainsi que dans des déclarations signées par plus de 1 200 personnes de la communauté de l’UMN et des villes jumelles et par plus de 1 000 universitaires du monde entier, dont de nombreux Juifs et Israéliens enseignant dans des universités israéliennes.

Pour toute personne attentive, le fait que des Israéliens fassent partie de la coalition qui s’est exprimée contre la décision de l’université n’a rien de surprenant. Ils ont connu des mesures de répression similaires en Israël, notamment celle qui a visé la célèbre professeure palestinienne Nadera Shalhoub-Kevorkian de l’Université hébraïque de Jérusalem, une universitaire qui a écrit plusieurs ouvrages sur la violence de l’État israélien. Mme Shalhoub-Kevorkian s’est exprimée publiquement sur son approche antisioniste et sur son opinion selon laquelle Israël commet un génocide à Gaza. Après des mois d’intimidation, de harcèlement et de menaces, notamment de la part des dirigeants de l’Université hébraïque de Jérusalem, elle a finalement été arrêtée et maltraitée par la police israélienne à la mi-avril – un événement qui a choqué de nombreux membres de la communauté universitaire israélienne et internationale et qui a mis à nu l’oppression et la violence inhérentes aux efforts déployés en Israël pour réduire au silence les universitaires qui s’élèvent contre le génocide israélien à Gaza.

Au moins certains universitaires Juifs israéliens ont compris que les universitaires palestiniens sont les premiers à être ciblés de cette manière – mais certainement pas les derniers.

L’attaque des directions universitaires contre les campements s’est déroulée selon un schéma similaire. Les Palestiniens et les autres Arabes, musulmans et chrétiens, ont souvent subi le plus gros des attaques. Mais les autorités universitaires ont aussi tacitement toléré l’arrestation et la sanction disciplinaire d’un grand nombre de Juifs impliqués dans les campements, alors même que ces Juifs organisaient des services de prière du shabbat et des séder de Pâques, participaient à des discussions interconfessionnelles et se solidarisaient, en tant que Juifs antisionistes, avec les personnes qui protestaient contre la violence nationaliste et raciste.

Lorsque j’ai visité le campement de l’Université de Pennsylvanie le 26 avril, les étudiants avec lesquels j’ai discuté ont exprimé leur opposition claire et forte à l’antisémitisme. J’ai discuté avec eux de la manière dont les suprémacistes blancs s’en prennent aux Juifs, mais aussi aux musulmans, aux Arabes, aux personnes LGBTQ+, aux Noirs et à d’autres. Il était clair qu’ils ne comprenaient que trop bien les liens entre les différentes formes de racisme, y compris l’antisémitisme.

C’est précisément cette compréhension qui semble faire défaut à de trop nombreux dirigeants d’université.

En réaction aux manifestations, un certain nombre d’universités ont créé des groupes de travail sur l’antisémitisme qui ont en grande partie fondé leurs travaux sur la distorsion consistant à assimiler l’antisionisme à l’antisémitisme. Ils se sont appuyés sur la « définition de travail de l’antisémitisme » de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA), bien que des centaines de spécialistes de l’histoire juive et de l’antisémitisme l’aient fermement rejetée en raison de l’amalgame qu’elle fait entre antisionisme et antisémitisme.

Les Juifs sionistes se sont joints à cet effort, certains sur les campus qualifiant même les Juifs antisionistes de « non-Juifs ». Il y a là une certaine ironie, car certains Juifs sionistes ont subi une attaque très similaire avant l’Holocauste. Comme je l’ai expliqué dans mon travail sur la vie juive dans la région des Carpates, les rabbins orthodoxes et haredi ont parfois considéré que les Juifs sionistes étaient terribles et qu’ils n’étaient donc pas Juifs. C’était leur réponse politique à la menace des sionistes d’attirer les Juifs loin de leurs communautés.

Cette rigidité politique du monde juif, hier comme aujourd’hui, est le reflet d’une fixation idéologique qui, comme toutes les fixations idéologiques, ignore la vérité et recourt à des mensonges éhontés.

Les étudiants juifs attaqués alors qu’ils protestaient contre la guerre comprennent, tout comme moi, que les hauts responsables des universités américaines ont engagé nos institutions sur une voie inquiétante. Depuis des années, ils utilisent la définition de l’antisémitisme de l’IHRA pour réduire au silence, intimider et persécuter les Palestiniens et leurs partisans. Cette militarisation repose sur l’effacement de la distinction entre un peuple et un État, réduisant l’identité juive au sionisme. L’ancien président Donald Trump et l’actuel président Joe Biden se sont tous deux appuyés sur cet amalgame.

Il s’agit bien entendu d’un point de vue anhistorique : de nombreux Juifs se sont identifiés comme antisionistes depuis l’émergence du sionisme. Et il existe de nombreuses façons de s’identifier en tant que Juif au-delà du cadre sioniste ou antisioniste. Ce que ceux qui insistent sur une unité absolue entre l’identité juive et le sionisme ne comprennent pas, c’est que cela constitue une attaque contre les Juifs antisionistes en raison de la manière dont ils expriment leur identité juive. En d’autres termes, il s’agit, à sa manière, d’une forme d’antisémitisme, d’une attaque contre les Juifs parce qu’ils sont Juifs.

Il s’agit là aussi d’une caractéristique de notre monde à l’envers, d’une militarisation de la lutte contre l’antisémitisme qui inclut une attaque antisémite – en soutien, de surcroît, à l’assaut destructeur d’Israël sur Gaza. La lutte pour arrêter ce génocide est donc aussi une lutte contre l’antisémitisme. Une lutte pour protéger un peuple confronté à un État extrêmement violent. Une lutte pour la signification de la vérité, à la fois en Israël et en Palestine, et dans nos universités aux États-Unis.

Raz Segal

Article originel en anglais sur le site Forward

TRADUCTION MUV POUR L’AURDIP